Accroches pour l’histoire : Utiliser une maquette de bâtiments pour présenter un passé complexe

Par Steven Schwinghamer, Historien
(Mise à jour le 20 juillet 2021)

Notre Musée est situé dans le lieu historique national des installations historiques d’immigration du Quai 21 de Halifax. Une des principales tâches du Musée consiste à présenter et à orienter les visiteurs à travers ce lieu historique au cours de leur visite dans cet espace modernisé converti en musée. Un de nos outils de prédilection pour ce faire est une maquette des bâtiments historiques du Quai 21. En plus de rénover nos expositions, j’ai entrepris les recherches afin de mettre la maquette à jour. Ce blogue présentera quelques-uns des changements que nous avons apportés et examinera un peu de contexte historique qui s’y rapporte. Le processus de mise à jour de la maquette a exigé des recherches à l’aide de sources intéressantes, comme des mémoires et des histoires orales de membres du personnel, des dossiers de correspondance de la part des autorités d’immigration de Halifax, des manuels de procédures et de règlements touchant la détention, des photos ainsi que des dessins et plans architecturaux des bâtiments proprement dits. Mes collègues et moi avons utilisé ces sources afin de suggérer des retouches artistiques, comme des éléments aussi petits et triviaux que des poubelles, afin de permettre une interprétation plus riche à partir de la maquette.

Poubelles et bagages

L’ajout de poubelles à la maquette peut sembler loin dans l’échelle des priorités, car même si ces éléments ajoutent une touche de réalisme, quelle peut bien être leur valeur interprétative? Au Quai 21, le processus de voir leurs biens jetés à la poubelle au moment de passer les douanes est un souvenir durable pour bien des immigrants. Wolfgang Christl se remémore son arrivée d’Allemagne au Quai 21 au début des années 1950 :

« Nous avons été conduits en bas de la passerelle et nous avons dû nous rassembler, et faire face à la douane canadienne. Et les instructions nous indiquaient que nous devions avoir notre valise, ce que nous avons fait et nous avons fait la file devant l’agent des douanes jusqu’à mon inspection. Nonchalamment, j’observais l’agent qui vérifiait mes bagages, quand soudain il a saisi un saucisson, un salami que mon frère Helmut, en Allemagne, avait placé pour moi dans ma valise. Sans réaliser vraiment ce qui se passait, je l’ai vu jeter le saucisson à la poubelle! Je n’en croyais pas mes yeux. C’était un cadeau de mon frère et il venait de le faire disparaître! Tout de suite après, il en a saisi un autre et allait le jeter aussi. J’étais si bouleversé que j’ai poussé l’agent en lui disant : « Vous ne pouvez pas faire ça! » Pour résumer l’affaire, j’ai été escorté dans une pièce dont on a verrouillé la porte. »[1]

L’ajout de poubelles à la maquette crée un lien vers les questions à propos des produits interdits et de la saisie d’articles aux frontières du Canada. Une discussion sur quelles marchandises étaient autorisées (ou perçues comme trop risquées pour être autorisées) ouvre une fenêtre intéressante sur le climat social et culturel du Canada à un moment précis.

Trois différentes représentations de la maquette du Quai 21 présentée au Musée canadien de l’immigration du Quai 21.
Maquette de la zone de contrôle du bagage à main sur la passerelle.
Crédit : Colin Timm / Musée canadien de l’immigration du Quai 21

Outre les articles jetés, on retrouve des biens que les gens ont emportés et conservés. La maquette regorge de valises, de caisses, de sacs à main et d’autres bagages. Eleanor Matheson, une des interprètes patrimoniales du Musée, se sert des bagages de la maquette pour parler de l’arrivée au Quai 21 selon plusieurs angles et pour élaborer sur les expériences personnelles face à l’endroit. Par exemple, les différents trajets que peut emprunter une caisse pour entrer au pays par le Quai illustrent plusieurs zones fonctionnelles des installations historiques par lesquelles les passagers et les immigrants ne transitaient pas.

De plus, la présence de ces objets attire notre attention sur la question des liens entre les personnes, les lieux et les objets. C’est un sujet de discussion qui a sa place autour de la maquette des nouvelles expositions, tout comme la présentation de bagages comme artéfacts. Qu’est-ce que les gens apportaient? Que laissaient-ils derrière eux? Comment contrôlait-on ce qui pouvait sortir d’un pays ou entrer dans un autre? Comment les gens se sentaient-ils une fois réunis avec leurs biens?

Trois différentes représentations de la maquette du Quai 21 présentée au Musée canadien de l’immigration du Quai 21.
Maquette de chargement de marchandises à bord d’un wagon.
Crédit : Colin Timm / Musée canadien de l’immigration du Quai 21

Des barreaux aux fenêtres

Lors de notre révision, mes collègues et moi souhaitions utiliser des éléments afin d’attirer l’attention sur les expériences personnelles comme sur les histoires plus générales de l’endroit. Un des aspects importants de ces installations était qu’elles servaient de centre de détention et d’hébergement, où des gens sont demeurés ou ont été enfermés dans le cadre du processus d’immigration.[2] Parfois, une famille d’immigrants pouvait demeurer ici quelques jours seulement, le temps qu’un de leurs enfants se remette sur pied; en d’autre cas, le bâtiment était le point final du voyage et l’immigrant était déporté. Par exemple, Tibor Lukacs est arrivé au Canada après la Révolution hongroise de 1956, à l’âge de 11 ans. Lukacs, comme ses parents et ses deux sœurs, avait fui vers l’Autriche après que le soulèvement hongrois ait été écrasé. La famille y a vécu jusqu’en 1958, au moment de fuir vers Halifax. À leur arrivée, ils ont complété le processus d’immigration au Quai 21 et y sont demeurés en détention pendant cinq mois. Lukacs se rappelle :

« Il y avait ces petites pièces dans les corridors, là derrière, à l’extrémité nord. Il y avait toutes ces portes, mais aucune n’avait de poignée. Que se passait-il? Au milieu de la porte, on voyait un petit panneau de verre, du verre blindé, avec du grillage à l’intérieur. D’accord. À l’extérieur de la porte, il y avait des loquets, de haut en bas de la porte, peut-être quatre ou cinq loquets, parfois six. Nous y avons rencontré un homme, un jeune homme qui s’y trouvait et nous sommes devenus amis avec lui. Il vivait ici et était un espion. Son nom était Carl. Je ne me rappelle pas de son nom de famille. Il était un espion qui a vécu ici et qui a été expulsé. Ils l’ont attrapé sur un navire, alors qu’il essayait d'entrer dans le pays, ils l’ont attrapé à bord d’un navire et conduit ici. Il mangeait avec nous dans la salle à diner commune. »[3]
Trois différentes représentations de la maquette du Quai 21 présentée au Musée canadien de l’immigration du Quai 21.
Maquette d’immigrants en détention dans une des galeries d’aération du Quai 21.
Crédit : Colin Timm / Musée canadien de l’immigration du Quai 21

Comme le démontre l’histoire de Lukacs, la détention faisait partie du contexte des politiques mondiales, mais était aussi une question très personnelle. Les préoccupations géopolitiques comme l’espionnage au cours de la Guerre Froide coexistaient avec le sentiment déstabilisant de se retrouver du mauvais côté d’une porte de sécurité en acier. Mais l’espace de détention sécuritaire faisait partie intégrante de la conception des installations. En plus des portes qui restreignaient l’accès aux quartiers d’hébergement, plusieurs fenêtres du Quai 21 comptaient des grilles et des grillages afin d’empêcher les détenus de s’enfuir.[4] Ce confinement a eu un impact profond sur certaines personnes passées par le Quai 21. Jackie Eisen est arrivée au Canada avec sa famille polonaise déplacée en 1950, alors qu’elle avait 11 ans. Elle a passé trois mois en détention au Quai 21. Mme Eisen se souvient que « les larmes ruisselaient sur nos visages quand nous voyions tous ces gens monter à bord des trains » alors que sa famille devait demeurer en détention, mais elle se rappelle aussi la bonté des Sœurs du Service pendant leur séjour.[5] L’ajout de barreaux aux galeries d’aération est un bon repère visuel pour ce sujet complexe. Ces barreaux peuvent stimuler une discussion intéressante avec les visiteurs au sujet d’expériences de détention, mais aussi des pouvoirs élargis qui gouvernaient l’admission ou le refus, la détention ou la déportation. Un interprète peut aussi présenter les chambres fortes ou les cellules des quartiers d’immigration du Quai 21.[6] En évaluant et en présentant les preuves dont nous disposons au sujet des quartiers d’immigration, de même que des politiques et pratiques au sens le plus large, nous encourageons les visiteurs à donner avec nous un sens aux multiples facettes de notre passé.

De grandes histoires à petite échelle

Bien que nous n’ayons discuté plus haut que de deux types d’ajouts à la maquette, nous y avons greffé bien d’autres éléments en format réduit, notamment :

  • Des infirmières et des médecins
  • Des employés du rail, dont des porteurs noirs
  • Davantage de wagons, de types plus variés
  • Des gardiens d’immigration

L’amélioration et la mise à jour de la maquette à l’aide de ces ajouts nous ont permis d’amorcer avec les visiteurs des conversations plus étoffées sur le site et son histoire. Par exemple, les additions mentionnées plus haut nous ouvrent la porte sur des sujets comme l’eugénisme, la race et la classe sociale ainsi que les effets qui en résultent sur les politiques d’immigration canadienne. Si on la compare à la maquette originale, la nouvelle est plus intéressante, plus amusante et plus fidèle aux histoires variées de l’endroit.

Le Musée souhaite remercier le maquettiste Fred Bustard, qui a travaillé sur la maquette originale en 1999 et l’a rénovée en vue de notre nouvelle exposition.


  1. Wolfgang Christl, interviewé par Emily Burton, 20 février 2014, Collection d’histoire orale du Musée canadien de l’immigration du Quai 21, 14.02.20WC, 00:10:48
  2. Charles Dwyer, interviewé par James Morrison, 24 mars 1998, Collection d’histoire orale du Musée canadien de l’immigration du Quai 21,, 98.03.24CD, 00:13:00
  3. Tibor Lukacs, interviewé par Steven Schwinghamer, 9 décembre 2006, Collection d’histoire orale du Musée canadien de l’immigration du Quai 21, 06.12.09TL, 00:50:43
  4. Barnstead à Fraser, Halifax, 23 novembre 1926, RG 76, Vol. 666, Dossier C1594 Partie 1; Crudge, “CNR Halifax Ocean Terminals Proposed Immigration Facilities Shed No. 21 Gratings for Types ‘A’, ‘B1’ & ‘B2’ Windows”, 25 novembre 1926, Dessin 51103-503, consulté dans le document numérisé de l’Autorité du Port de Halifax No. 8647.
  5. Jackie Eisen, interviewée par Amy Coleman, 16 juillet 2003, Collection d’histoire orale du Musée canadien de l’immigration du Quai 21, 03.07.16JE, 00:24:03
  6. Bill Marks, interviewé par James Morrison, 24 avril 1998, Collection d’histoire orale du Musée canadien de l’immigration du Quai 21, 98.04.24BM, 00:59:50
Author(s)

Steve Schwinghamer

Un homme, vêtu d'une chemise et d'un pantalon kaki et portant un sac à dos, se tient sur un terrain rocheux.

Steve Schwinghamer est historien au Musée canadien de l’immigration et est affilié au Centre d’histoire orale et de récits numériques de l’Université Concordia. Avec Jan Raska, il a co-écrit Quai 21 : Une histoire Il s’intéresse aux politiques et aux lieux de l’immigration canadienne, en particulier au XXe siècle.