Guerres alimentaires ! Immigration et confiscation d'aliments au Quai 21

par Jan Raska PhD, Historien
(Mise à jour le 5 novembre 2020)

Introduction

« S'il y a bien une chose qui a provoqué des incidents au Quai 21, ce sont les saucisses. » Cette déclaration figurant sur un panneau de l'exposition permanente du Musée (pré-2015) aborde un aspect intéressant encore peu exploré de l'histoire de l'immigration canadienne : la confiscation d'aliments.

La nourriture est souvent une composante persistante des traditions culturelles. Elle est intimement liée au sentiment de confort, à la sécurité, à la fierté, au statut social et au milieu ethno-religieux d'un individu. Lorsque les immigrants et les réfugiés arrivent au Canada, ils apportent souvent des composantes culturelles qui leur sont chères, à eux comme à leurs familles. Parmi ces aspects : l’éducation, les possessions matérielles, la langue, l’identité religieuse, la musique, la danse et l’origine ethnique. Au cours des dernières années, les spécialistes de l'immigration ont remarqué que la nourriture et les traditions culinaires ont joué un rôle majeur dans la construction de l'identité individuelle et familiale – la nourriture devant souvent même le seul lien d'un individu avec son passé.[1] En apportant la nourriture de leur pays d'origine, les nouveaux arrivants contribuaient en fait à transplanter leur patrimoine culturel – « vous êtes ce que vous mangez » devient plutôt « vous mangez ce que vous êtes ». En nous intéressant à ce que les immigrants mangeaient et apportaient, nous pouvons « humaniser » le passé et faire parler l'expérience des immigrants au moment de leur arrivée dans un nouveau pays.[2]

Immigrants et inspection des douanes au Quai 21

Les nouveaux arrivants se sont souvent donné bien du mal pour dissimuler leur nourriture aux yeux des douaniers canadiens par crainte de perdre leurs saucisses, leurs noix, leur pain ou d'autres aliments si précieux. En arrivant au Quai 21 et à d'autres points d'entrée au Canada, plusieurs immigrants craignaient que la nourriture consommée par les Canadiens soit de moindre qualité que celle de leur pays d'origine. Les agents des douanes étaient, quant à eux, chargés de confisquer certains articles, tels que de la viande, pour protéger l'agriculture canadienne contre certaines maladies. Ce « lieu de négociations » a souvent conduit à des échanges intéressants entre les contrôleurs canadiens – chargés de protéger la société et l'économie canadienne, et parmi lesquels on retrouve les agents des douanes – et les nouveaux arrivants des quatre coins du globe. Le site de cette confrontation, le Quai 21, est composé d'une série de bâtiments reliés entre eux par des rampes menant à la gare locale. Le complexe de bâtiments comprenait diverses installations, y compris un centre de détention, un hôpital et la garderie du port de la Croix-Rouge. Le hangar d’immigration océanique a également accueilli des fonctionnaires représentant la Direction de l’immigration, les douanes canadiennes, le ministère de l’Agriculture, le ministère de la Santé et du Bien-être social, ainsi que des représentants de diverses organisations de service bénévole.

Comme nous l'indique le panneau de l'exposition permanente, les saucisses ont été l'objet de vives discussions au Quai 21. Cela soulève la question suivante : que s'est-il réellement passé pendant les années d'activités du hangar de l'immigration ? De quelle manière les immigrants, les interprètes et les fonctionnaires des douanes interagissaient-ils entre eux dans les salles du Quai 21 ? Quelles sortes d'objets ont été confisquées ? Une chose est certaine, les fonctionnaires des douanes s'assuraient de bien vérifier tous les bagages des immigrants à leur arrivée. Une fois les papiers des immigrants contrôlés, on les dirigeait à l'étage inférieur où ils allaient retrouver leurs biens rangés en ordre alphabétique parmi plusieurs boîtes, caisses et valises.

Expériences de confiscation des aliments des immigrants au Quai 21

Les membres de la famille Kornelsen ont débarqué du SS Atlantic et se sont rendus directement auprès des agents canadiens de l'immigration pour passer par le processus d'immigration. Arrivés le 29 juin 1951 avec l'argent en main pour payer leurs billets de train qui, eux, n'étaient toujours pas arrivés, Harry, Heidi et Olie ont dû attendre au Quai 21 jusqu'au 2 juillet en raison de la fête du Dominion (qui sera rebaptisée fête du Canada). Pour déjeuner, ils ont eu droit à du bacon et des œufs durs, et pour dîner, à de la purée de pommes de terre, des petits pois, des carottes et des légumes verts. Les Kornelsen ont même pu goûter à de la saucisse italienne pour la première fois grâce à un immigrant italien qui en avait apportée.[3]

Moins de trois ans plus tard, le 22 juin 1954, Ilse Koerner, une immigrante allemande, est arrivée à Halifax à bord du SS Conte Biancamano qui était parti de Gênes, en Italie. Elle se souvient que les autorités canadiennes de l'immigration demandaient aux nouveaux arrivants de déposer leurs bagages le long d'un mur dans le hangar de l'immigration. La nourriture qui leur était confisquée était « entassée au milieu de la salle. Sur cette montagne de saucissons, de miches de pain, de meules de fromage et de fruits, des rayons de soleil dansants peignaient une nature morte aux couleurs éclatantes. »[4] Koerner avait apporté deux valises et deux sacs à main pour ce voyage vers une nouvelle vie au Canada. En attendant de subir le contrôle d'un agent d'immigration, Koemer s'était assise sur une chaise dans la salle de l'immigration, regardant les enfants danser autour de la pile de nourriture confisquée au centre de la pièce.[5]

Deux ans plus tard, en décembre 1956, une mère et ses quatre enfants ont entrepris la traversée de l'Atlantique depuis Naples, en Italie, à bord du SS Roma Flotta Lauro. Cherchant à rejoindre son mari qui était arrivé cinq ans plus tôt, Sofia Perri et ses enfants sont arrivés sur les côtes canadiennes le 23 décembre, juste à temps pour Noël. La fille de Sofia, Anna, alors âgée de 10 ans, se souvient que les agents des douanes canadiennes avaient autorisé sa mère à entrer au pays avec de la nourriture supplémentaire, celle-ci faisant valoir qu'elle voyageait avec une famille de cinq membres et que cette nourriture devait lui être permise. Les douanes canadiennes n'avaient pas réussi à trouver le capicollo (charcuterie italienne traditionnelle) qu'elle avait dissimulé dans les effets personnels de la famille. Évoquant l'arrivée de sa famille, Anna Perri rappelle le moment où sa mère a été témoin du déversement de grandes quantités d'huile d'olive sur le sol, les agents des douanes ayant décidé de perforer un matelas qu'ils soupçonnaient de cacher de la nourriture. Bien que certains auront connu l'angoisse de voir leurs aliments – et plus important encore, des liens avec leur pays d'origine – être confisqués ou détruits, d'autres auront plus de chance. Les enfants ont souvent réussi à passer en contrebande des aliments, tels que des salamis, dans leurs poches pour les partager par la suite avec leur famille et les nouveaux amis qu'ils allaient se faire à bord des trains qui, en partance de Halifax, se dirigeait vers l'ouest du pays.[6]

Le 27 mars 1958, Anna Vozza et sa famille arrivent à Halifax à bord du MS Saturnia. Vozza se souvient du Quai 21 comme d'un lieu convivial. La famille est rapidement passée par le processus d'admission des immigrants et est montée à bord d'un train en direction de Toronto. On donna à la famille Vozza un pain en tranches que le frère d'Anna utilisa pour jouer de l'accordéon. N'étant pas habitué à l'apparence, à la texture et au goût du pain canadien, il l'avait apparemment pris pour un instrument de musique.[7]

Arrivée avec ses deux jeunes enfants le 21 novembre 1961, Maria Pagano allait retrouver son mari, Antonio, qui était arrivé au pays trois ans auparavant. Après avoir voyagé pendant onze jours à bord du MS Saturnia, Maria se rappelle le contrôle de ses bagages effectué par l'agent des douanes du Quai 21. Elle avait mis un sac de haricots dans l'une de ses malles pour les apporter au Canada. Elle allait par la suite voir des haricots similaires éparpillés sur le sol de la salle de l'immigration. « En effet, en trouvant ma malle, j’ai réalisé qu'elle avait été endommagée et que mes haricots s’étaient répandus un peu partout. Je me souviens que les gens se demandaient : "D’où viennent donc tous ces haricots ?" ».[8] Une fois leurs bagages vérifiés par les douanes, les Pagano sont passés par le bureau des douanes, puis dirigés à la gare. En passant dans l'entrepôt, Maria se souvient avoir vu une table sur laquelle se trouvaient tout plein d’articles confisqués, tels que du prosciutto, des saucisses, du fromage, du salami et des bouteilles d'alcool.[9] Plusieurs immigrants avaient mis ces articles dans leurs bagages dans l'espoir de pouvoir les partager avec familles et amis déjà établis au Canada. Ces articles portaient souvent avec eux des souvenirs de la maison laissée derrière – de villes et de villages abandonnés, et de liens avec le passé.

Responsabilités des douaniers canadiens du Quai 21

L'une des principales tâches des agents des douanes canadiennes était d'empêcher la propagation de la fièvre aphteuse en examinant les bagages et les objets personnels des immigrants. Quand les nouveaux arrivants étaient originaires d'Europe, les agents du Quai 21 ne se gênaient pas pour chercher dans leurs bagages des aliments tels que de la viande, de la farine, du pain et des haricots. Arthur Vaughan, un agent des douanes du Quai 21, se souvient de ce travail comme d' « une profession très peu attrayante ».[10] Lorsque des agents tels que Vaughan découvraient des aliments non autorisés, ils les remettaient immédiatement aux agents du ministère fédéral de l'Agriculture pour incinération immédiate dans leurs bureaux. Les agents des douanes du Quai 21 avaient pris l'habitude de demander aux nouveaux arrivants s'ils apportaient avec eux des aliments de leur pays – tels que des saucisses, du prosciutto, du salami, du pain, de l'huile d'olive, des noix et des haricots, pour n'en nommer que quelques-uns. De nombreux immigrants espéraient qu'en répondant « non » à cette question, ils allaient pouvoir offrir à leurs familles et à leurs amis des parcelles de goûts de leurs pays d'origine. Mais ils furent nombreux à ne pas avoir cette chance et à voir leur nourriture confisquée[11]

Nombreux immigrants étaient regroupés d'une extrémité du hangar de l'immigration à l'autre sur des sols en asphalte, entourés de murs d'un vert et brun boueux, sous des tuyaux suspendus et des treillis métalliques qui parcouraient l'ensemble du plafond. Les nouveaux arrivants s'assoyaient à l'une des huit rangées de sièges en bois et attendaient leur tour pour rencontrer un agent d'immigration. L'agent de l'immigration canadienne Bill Shaw se souvient que « …pendant que les bébés pleuraient et que les personnes âgées étaient assises, silencieuses et résignées, les enfants jonchaient le sol d'écorces d'orange. »[12]

Conclusion

La nourriture nous indique non seulement ce que les immigrants mangeaient et apportaient en voyageant vers leur nouvelle vie au Canada, mais nous montre aussi comment ces gens et ces familles ont transposé leur patrimoine culturel dans un nouveau pays. Cela nous montre que les aliments et leur confiscation jouent un rôle essentiel en tant que lieu de négociations entre les immigrants qui arrivent au Canada (et qui cherchent simplement à apporter la nourriture de leur pays d'origine en souvenir et à la partager avec la famille et les amis) et les agents des douanes canadiennes (qui souhaitent avant tout protéger le pays contre les maladies extérieures).

Photographie en noir et blanc d'une grande salle remplie de bagages et de douaniers.
Photographie de la salle des bagages du quai 21, juillet 1965.
Crédit : Collection du Musée canadien de l’immigration du Quai 21 (R2013.1362.7)
Un douanier parle à un passager et pointe en direction de quelque chose se trouvant hors du cadre de la photo.
L’agent des douanes inspecte les bagages d’un voyageur dans le hall des bagages du quai 21, juillet 1965.
Crédit : Collection du Musée canadien de l’immigration du Quai 21 (R2013.1362.42)
Une douanière inspecte des bagages tandis que le propriétaire observe.
Des agents des douanes canadiennes inspectent les effets personnels d’un immigrant sur la rampe, juillet 1965.
Crédit : Collection du Musée canadien de l’immigration du Quai 21 (DI2013.1362.6)
Deux agents devant un bureau d'immigration. Plusieurs personnes sont assises face à eux, sur des bancs.
Photographie du bureau canadien de l’immigration au Quai 21, juillet 1965.
Crédit : Collection du Musée canadien de l’immigration du Quai 21 (R2013.1362.31)

  1. Thelma Barer-Stein, You Eat What You Are: People, Culture and Food Traditions(vous mangez ce que vous êtes : peuple, culture et traditions culinaires) (Toronto: McClelland & Stewart, 1999), 14-15.
  2. Megan Elias, “Summoning the Food Ghosts: Food History as Public History,” (Invoquer les fantômes de la nourriture : histoire de l'alimentation comme l'histoire publique) Public Historian 34.2 (mai 2012): 13.
  3. Histoire d'immigration du Harry et Heidi Kornelson, Collection du Musée canadien de l’immigration du Quai 21 (ci-après MCI) (S2012.479.1).
  4. Histoire d'immigration de Ilse Koemer, Collection du MCI (S2012.169.1).
  5. Histoire d'immigration de Ilse Koemer.
  6. Histoire d'immigration de Sofia Perri, Collection du MCI (S2012.1718.1).
  7. Histoire d'immigration de Anna Vozza, Collection du MCI (S2012.532.1).
  8. Histoire d'immigration de Maria Rosaria Pagano, Collection du MCI (S2012.246.1).
  9. Histoire d'immigration de Maria Rosaria Pagano.
  10. Histoire d'immigration de Maria Rosaria Pagano; Employé du Quai 21 Arthur J. Vaughn, Collection du MCI (S2012.808.1).
  11. Histoire d'immigration de Maria Rosaria Pagano; Employé du Quai 21 Arthur J. Vaughn.
  12. « Bill Shaw’s gate to the Promised Land », Maclean’s (janvier 1970), 30.
Author(s)

Jan Raska, PhD

Un homme se tient devant des étagères de livres allant du sol au plafond.

Dr. Jan Raska est un historien au Musée canadien de l’immigration du Quai 21. Il est titulaire d’un doctorat en histoire canadienne de l’Université de Waterloo. Il est le conservateur d’anciennes expositions temporaires du Musée, dont Safe Haven : Le Canada et les réfugiés hongrois de 1956 et 1968 : le Canada et les réfugiés du printemps de Prague. Il est l’auteur de Czech Refugees in Cold War Canada: 1945-1989 (Presses de l’Université du Manitoba, 2018) et co-auteur de Quai 21 : Une histoire (Presses de l’Université d’Ottawa, 2020).