« Nous nous reverrons » : l’histoire de Gracie Fields

Bill

Un jour, une lettre simplement adressée à « Quai 21, Halifax, Nouvelle-Écosse » est arrivée sur mon bureau. La première ligne disait : « Je ne sais pas si quelqu’un lira un jour ce qui suit. » Dans sa lettre, Bill Pineo décrit son expérience de jeune soldat, en 1940, attendant son navire au Quai 21 pour l’emmener à se joindre à l’effort de guerre de l’autre côté de l’océan. Pendant que les soldats anxieux faisaient le décompte de ce que pourrait être leur dernière vision du Canada, un autre navire est arrivé et tout à coup, il y avait la musique.

Une image d'archive montrant deux jeunes mariés qui ont les bras enlacés et qui font la pose pour la photo. La mariée tient un magnifique bouquet avec son autre main.
Bill Pineo et son épouse de guerre, Pamela

« … l’air était rempli de la belle voix claire de Gracie Fields qui faisait écho sur toute la longueur du port. Cela devait être la préférée de presque tout le monde, et l’occasion ne pouvait mieux convenir : Wish Me Luck as You Wave Me Goodbye (Souhaite-moi bonne chance alors que tu me fais tes adieux). Un court silence a été suivi par une autre grande chanson pendant que les navires commençaient à se déplacer vers leur position respective : We’ll meet again, don’t know where, don’t know when, but I know we’ll meet again some sunny day. (Nous nous reverrons, je ne sais pas où, je ne sais pas quand, mais nous nous reverrons sous un jour ensoleillé). Le silence sur les bateaux a été brisé par les acclamations, et il est presque certain que ce jour-là restera dans la mémoire de tous ceux qui étaient présents. »

M. Pineo a écrit qu’il n’a jamais su si c’était vraiment Gracie Fields qui chantait ou si quelqu’un à bord de ce navire avait simplement décider de faire jouer un enregistrement en guise d’hommage et d’adieu aux jeunes hommes. L’événement avait clairement fait empreinte sur lui.

Curieuse d’en savoir plus au sujet de Gracie Fields, j’ai effectué une petite recherche. La fille du Yorkshire a été une immense star de la scène, du grand écran et de la radio en Grande-Bretagne et en Amérique du Nord. Madame Fields a atteint les plus hauts sommets en 1938 alors qu’elle alla tourner aux États-Unis, au Canada et en Afrique du Sud. Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, Gracie a diverti les troupes britanniques en France et a recueilli 500 000 dollars pour l’effort de guerre britannique.

Ann

Quelques mois après l’arrivée de la lettre de Bill Pineo, j’ai été approchée par une dame qui était à la recherche d’une photo de journal. Nous avions une très grande collection de photos, mais très peu d’images de journal et je savais que ce que nous avions ne correspondait pas à ce qu’elle voulait. Alors qu’elle repartait, un peu déçue, je lui ai dit : « Peut-être que si vous me dites à quoi ressemble l’image, je peux trouver quelque chose de similaire. » Elle m’a répondu qu’il ne pouvait pas y avoir quelque chose de similaire car c’était une photo d’elle à 11 ans, chantant lors du départ des soldats en compagnie de Gracie Fields. Remplie d’enthousiasme, j’ai crié : « Vous avez chanté avec Gracie Fields ! » et, toute surprise, elle m’a dit : « Vous savez qui est Gracie Fields ?! »

L’événement avait fait grande impression sur elle, comme sur monsieur Pineo. Elle s’est alors présentée comme étant Ann Miller et a expliqué que durant les dernières décennies, elle s’était souvent demandé ce qui était advenu des jeunes hommes pour lesquels elle avait chanté aux côtés de Gracie Fields, alors qu’elle se tenait debout, sur le pont du Duchess of Richmond cet après-midi-là.

Au début de 1939, son père, un vétéran de la réserve navale britannique lors de la Première Guerre mondiale, avait été déplacé à Singapour. Sa femme et ses quatre enfants, âgés de trois mois à dix ans sont restés dans le Sussex, en Angleterre. En avril 1940, il a envoyé un message codé par télégraphe demandant si sa femme et ses enfants pouvaient le rejoindre à Singapour, via Vancouver. À l'époque, l’océan Atlantique était considéré comme le passage le plus sûr afin de voyager vers l’orient. Il a été convenu que les enfants et la mère d’Ann seraient en meilleure sécurité à Singapour pendant toute la durée de la guerre.

Ann a écrit : « C’est donc sous les bruits de Dunkerque, comme une ‘musique’ de fond, que ma brave mère a pris les dispositions nécessaires : stocker les meubles, emballer les biens précieux, obtenir nos droits de passage et c’est avec une valise chacun que nous avons entrepris notre voyage... »

Gracie avait formé une chorale d’enfants pour présenter des concerts sur les navires et nous avons appris les chansons à la mode, les chants de guerre et les succès de Pinocchio, un film qui venait tout juste de prendre l’affiche. C’est vers le 11 ou le 12 juin que notre navire a accosté à Halifax. Ceux qui étaient en direction de Montréal ne pouvaient pas mettre pied à terre. Nous, les enfants, nous amusions à regarder l’embarquement d’un navire de troupe juste à côté.

En fin d’après-midi, il y a eu une annonce sur le haut-parleur demandant à tous les enfants de rejoindre le capitaine sur le pont. Naturellement, nous avons tous couru en haut et là, nous avons trouvé notre ami Gracie et le commandant de bord, qui avait pensé que ce serait bien que nous chantions pour les soldats de l’autre navire.

Nous n’avions pas besoin de nous faire dire qu’ils s’en allaient vers l’Angleterre pour combattre, et peut-être même mourir pour nous. Nous avons chanté Pack Up Your Troubles (Remballez vos problèmes) We’ll Meet Again (Nous nous reverrons), Wish Me Luck as You Wave Me Good-Bye (Souhaite-moi bonne chance alors que tu me fais tes adieux) et puis, en fin de journée, alors que le navire s’éloignait, Gracie a chanté Red Sails in The Sunset (Les voiles rouges au coucher du soleil)… sa magnifique voix résonnant sur la mer.

J’avais à peine onze ans et j’étais vraiment attristée par tout cela. C’est quelque chose je n’ai jamais oublié et au fil des années, je me suis souvent posée des questions sur le sort de ces jeunes hommes courageux. Je n’ai jamais cessé de penser à eux à chaque fois que j’entendais Red Sails in The Sunset. »

Ann et Gracie se sont revues une autre fois, quand la chanteuse s’est rendue à Melbourne en 1964, mais notre histoire est celle d’une autre réunion.

Une photographie en couleur provenant d'un journal. Elle montre un homme et une femme âgés qui portent des coquelicots et qui se sourient l'un l'autre.
Photo tirée d’un journal, lors de la rencontre de Bill et Ann à Nanaimo, en Colombie-Britannique.

Par hasard, alors qu’elle nous a rendu visite, madame Miller voyageait partout au Canada et était en route vers la ville natale de monsieur Pineo, Nanaimo, en Colombie-Britannique, la semaine suivante. Des dispositions ont été prises pour une rencontre, et les deux ont eu une réunion merveilleuse, faisant même la nouvelle dans le journal local. Depuis lors, nous avons souvent eu des nouvelles de monsieur Pineo et plusieurs visites de son fils. Madame Miller, qui réside maintenant en Australie, a généreusement donné ses souvenirs à notre collection d’histoires et nous avons reçu un compte rendu merveilleusement détaillé de son frère cadet décrivant qu’il avait été là, saluant les soldats et avait assisté à ce concert impromptu.

Quelqu’un a chanté une chanson… et quelqu’un l’a entendue. Quelqu’un a écrit une lettre… et quelqu’un l’a lue. Chaque fois que nous tendons la main, ou l’oreille, il y a une possibilité de connexion.

Derek

Je partage cette histoire depuis plus de dix ans et il y a quelques mois, une autre connexion a été établie. Derek Paton écrit :

« Lors de mes recherches pour une conférence du politicologue et expert de la Tchécoslovaquie de l’Université de Toronto, mon ami le professeur H. Gordon Skilling (1912-2001), j’ai trouvé cet article émouvant sur le web.

Gordon Skilling et sa femme, Sally (née Bright), étaient à bord SS Duchess of Richmond, naviguant entre l’Angleterre et le Canada au début de l’été 1940. Tout comme mes grands-parents, mon oncle et ma mère. Gordon Skilling et moi-même confirmons que c'était le même voyage transatlantique parce que la chanteuse Gracie Fields était à bord. Quelque part à travers toutes mes choses, j’ai la même photo de Gracie Fields et des enfants. Mon oncle, Peter Hesky (né le 16 octobre 1932), est le garçon souriant, le deuxième à droite, et je pense que ma mère, Ina (née le 5 février 1633) est la fille au bas, la deuxième en partant de la gauche (mais peut-être aussi celle sur la droite, au milieu — j’aurais besoin de voir une meilleure impression de la photo). Les Hesky étaient venus de Prague, après une année à Montreux et une autre à Londres et se sont ensuite installés à Toronto.

Derek nous a récemment transmis les photos suivantes de la traversée et a écrit : « Juste à gauche du centre, la petite fille aux cheveux noirs est en effet Ina Hesky, laquelle, dix-huit ans plus tard, deviendra ma mère après avoir épousé un homme de la Marine canadienne royale ».

Appréciez ces photographies et écrivez-nous si vous, ou quelqu’un que vous connaissez, a une connexion avec cette traversée.

Gracie Fields pose avec les enfants à bord du SS Duchess of Richmond, en 1940.

Une femme portant un bonnet de marin tient la barre d'un bateau et affiche un grand sourire.
Don de Derek Paton de trois nouvelles photos montrant Gracie Fields et les enfants sur le Duchess of Richmond, en juin 1940.
Crédit : Derek Paton
Une femme en uniforme de capitaine entourée d'enfants de différents âges. Certains enfants sont assis et certains sont debout.
Don de Derek Paton de trois nouvelles photos montrant Gracie Fields et les enfants sur le Duchess of Richmond, en juin 1940.
Crédit : Derek Paton
Une femme est assise avec des enfants de différents âges. Certains enfants sont assis et certains sont debout.
Don de Derek Paton de trois nouvelles photos montrant Gracie Fields et les enfants sur le Duchess of Richmond, en juin 1940.
Crédit : Derek Paton
Author(s)

Carrie-Ann Smith

Carrie-Ann Smith est la Vice-présidente, responsable de la mobilisation du public du Musée canadien de l’immigration du Quai 21. Elle a joint la Société du Quai 21 durant l’été 1998 et a vu l’organisation se développer à partir d’une idée pour devenir d’abord un centre d’interprétation puis, un musée national. Bien qu’elle ait occupé plusieurs postes au Musée, la collecte et le partage d’histoires ont toujours été ce qu’elle aime le plus. Et c’est toujours vrai !