« Je connais cette porte. » La pensée était presque écrasante. D'une façon ou d'une autre, j'avais été catapulté mentalement 47 ans dans le passé et mon cerveau répétait sans cesse : « Je connais cette porte. Sa place est ici, presque dans cette position, mais pas tout à fait... » Comment quelqu'un peut-il « connaître » une porte?
J'étais légèrement ébahi, debout à l'étage inférieur du Quai 21, le lieu où se trouve le Musée canadien de l'immigration. Je me promenais dans une exposition temporaire interactive ayant comme objectif de partager la facilité ou la difficulté relatives d'immigrer dans ce pays. Plusieurs portes d'apparence ordinaire étaient installées dans cet espace. Une grande feuille d'érable était partiellement peinte sur la surface de bois lisse de chacune d'entre elles. En essayant de franchir ces portes, les visiteurs pouvaient s'apercevoir que certaines étaient faciles à ouvrir, alors que d'autres leur résistaient. « L'intérieur » de chaque porte avait été décoré ou modifié afin de transporter les visiteurs dans l'expérience d'un immigrant qui aurait pu vouloir l'emprunter. En franchissant l'une de ces portes, je me suis retourné et je me suis senti désorienté. C'est à ce moment que j'ai vécu le discours intérieur qui a commencé cette histoire.
Jusque là, j'avais parcouru l'exposition en essayant avec un certain succès de m'imprégner du thème, mais tout à coup, il ne s’agissait plus d’une porte métaphorique ou d’un autre immigrant. Elle me parlait à moi et je ne m'attendais pas à me sentir si concerné. Mais encore une fois, comment pouvais-je « connaître » cette porte qui, de toute évidence, m'était mémorable?
La porte en question est particulière de biens de façons. Premièrement, elle est manifestement vieille, sa construction semble avoir été faite de façon un peu au hasard et elle est peinte avec une nuance de vert plutôt étrange. Un vert que je ne catégoriserais pas comme « institutionnel », comme le vert des salles de classe des années 1950 et 1960 ou le vert-hôpital, etc. C'était plutôt une couleur de peinture marine, comme si quelqu'un avait remis la coque d'un bateau en état et s'était servi du restant de peinture pour asperger cette porte. Les mots « Customs and Excise » (douanes et accise) étaient peints à la main dans le tiers supérieur de la fenêtre. Les lettres étaient noires avec un contour jaune. La raison pour laquelle la dernière lettre de la douane est plus petite et placée comme un exposant demeure un mystère. Peut-être un oubli de la part du peintre qui a dû être corrigé de la sorte. La partie inférieure de la porte est munie de lattes verticales qui sont insérées dans sa partie principale. Elles donnent l'impression de protéger la porte contre les coups de pieds. Une autre caractéristique distinctive de la porte (qui m’est restée gravée dans l’esprit après toutes ces années) est un groupe de trois moraillons, le genre de chose que l'on utilise pour verrouiller une porte avec un cadenas. Ce qu'il y a de particulier avec ces moraillons c'est qu’il y en a trois, l’un d'entre eux est placé dans ce que je considère être une position normale, parallèle au sol, tandis que les deux autres sont positionnés verticalement. Encore une fois, on ne peut que spéculer, mais je suppose que ces deux moraillons servaient à soutenir des barres verticales qui auraient pu offrir une protection supplémentaire contre les entrées non autorisées. Finalement, la porte arbore le numéro 19. Le chiffre situé dans le haut, au centre, est constitué de deux languettes métalliques en émail (pensez aux numéros autocollants que l'on installe sur les boîtes postales).
Alors donc, voilà une porte verte, une porte verte qui évoque manifestement quelque chose, mais je ne sais toujours pas...OH MON DIEU! Je crois que c'est la porte par laquelle je suis passé, ici, au Quai 21, au mois de janvier 1971. Je devais remplir certains documents après mon arrivée au Canada à titre d'immigrant éventuel. Et, si ma mémoire est bonne, elle se trouvait à cet étage du bâtiment à quelques mètres seulement (eh bien, en 1971, ça aurait été à quelques pieds) de son emplacement dans l’exposition.[1]
Pour expliquer un peu plus… Je suis arrivé au Canada le 3 janvier 1971 par le port de Yarmouth, en Nouvelle-Écosse, avec la permission de faire des études supérieures à l'université Dalhousie, qui se trouve à Halifax. Comme j'avais alors 24 ans et comme j'arrivais dans un nouveau pays, dans une nouvelle école, que j'avais un nouvel emploi sur le campus et que j'avais besoin d'un endroit où habiter dans une nouvelle ville, etc., je ne devrais pas être étonné que certains détails soient flous. Je me souviens que je devais remplir certains documents selon certains délais et que cela ne pouvait être fait qu’au Quai 21. Il est intéressant de constater qu'après tant d'années, la plupart des détails concernant ce que j'ai fait au cours de ces premières semaines à Halifax sont assez flous, mais que le souvenir de cette porte est vraiment vif. Je me souviens également que, lorsque je suis entré au Quai 21 par une porte si grande qu'elle aurait pu convenir à des camions, selon mes souvenirs, le port est la première chose que j’ai vue, car certaines, sinon toutes les portes de chargement du côté de l’immeuble faisant face au port étaient ouvertes. Je me souviens de la sensation du vent, de cette brise qui venait du port en hiver, qui semblait percer presque tous les types de vêtements. Je me souviens m'être demandé pourquoi (ou où et comment) il y avait un bureau dans un immense espace vide et froid. Ce n'est que vers la fin de l'année 2017, lorsque j'ai appris l'histoire du Quai, que j'ai compris que je me tenais dans la zone de cargaison et de bagages du Quai (ou le hangar comme on l'appelait).
Vous vous demandez peut-être pourquoi j’ai intitulé cette histoire « Nouveaux départs ». Comme vous l'avez probablement deviné, cette porte, bien qu'elle ne fasse pas partie de mes toutes premières heures au Canada, symbolise en partie mon processus d'intégration à une culture et à une identité nationale différentes de celles de ma naissance. Elle symbolise aussi le processus par lequel je suis ensuite passé pour devenir citoyen du pays que j'ai choisi. L’autre « nouveau départ » s'est produit une semaine après ma visite au Musée, lorsque j'ai entamé le processus pour devenir bénévole au Quai 21, processus qui, après quelques mois, m’a permis d'offrir des visites guidées de l'exposition du Quai 21 aux visiteurs anglophones.
Alors, entre la porte verte et le Musée, qu'est-ce qui a piqué mon intérêt? La visite que j'ai mentionnée ci-dessus était ma toute première. J'ai honte de l'avouer, considérant que j'ai habité pendant la majeure partie de ma vie près d'Halifax, considérant que je connaissais Ruth Goldbloom qui m'avait encouragé à visiter l'endroit et considérant que j'étais personnellement intéressé par l'immigration. Je ne peux que l’attribuer à ce syndrome, trop humain, qui fait en sorte que nous visitons rarement les endroits intéressants situés à proximité et qui nous pousse plutôt à dépenser du temps et de l'argent pour visiter des attractions situées dans des lieux éloignés. Ce que j’ai réalisé en passant la majeure partie de l’après-midi à me promener dans le Quai 21 avec mon fils, c’est que l'endroit me rendait de plus en plus ému. C'était tout particulièrement vrai en ce qui concerne les histoires présentées de façon visuelle et les histoires enregistrées des autres personnes qui avaient un lien avec ce lieu. Je me suis rendu compte qu'être immigrant, c'est être, à certains égards, toujours différent de ceux qui sont nés dans un lieu. Plus important encore, cela m'a rappelé à quel point ce pays a été accueillant envers moi et envers des millions d'autres personnes et à quel point nous sommes chanceux de faire partie d'une communauté de personnes qui souhaitent toujours s'entraider et encourager les autres à venir les rejoindre dans ce lieu paisible et attentionné. Le Musée souligne également l'énorme dette que nous avons tous envers les peuples autochtones et à quel point nous devons travailler avec eux pour atteindre les objectifs de la Commission sur la vérité et la réconciliation.
Mon expérience d'immigrant au Canada a refait surface grâce à cette porte verte qui faisait partie de l'exposition. Ces expériences seront présentées dans un autre chapitre, lorsque je les tiendrai bien fermement.