Par Haroon Khalid, Anam Zakaria et Emily Burton, Ph.D., Spécialiste de l’histoire orale
« La réalité est la réalité. Elle est plus difficile que l’imagination... Nous nous adaptons, quoi qu’il arrive. Nous allions bien, nous allons encore bien, et nous irons toujours bien, espérons-le. » Rammah Mohammad.[1]
Introduction
En 2024, le Musée canadien de l’immigration du Quai 21 (MCIQ) a collaboré avec Qissa, une organisation à but non lucratif basée à Toronto qui documente, archive et expose les histoires orales des immigrants au Canada, pour le projet Conduire le Canada : L’immigration, vue du siège avant, grâce à Uber. Le projet a documenté diverses expériences d’immigrants, en utilisant Uber comme point d’entrée unique dans les voyages des gens. Nous nous sommes rencontrés dans la région du Grand Toronto pour recueillir les histoires orales d’immigrants récents au Canada qui conduisent actuellement ou qui conduisaient pour Uber dans le passé.
Dans ce billet, Haroon Khalid et Anam Zakaria, de Qissa, et Emily Burton, du MCIQ, donnent un aperçu de la collaboration, tout en partageant certaines pensées et réflexions.
Historique Et Genèse Du Projet
Haroon Khalid :
En parlant de son expérience en tant que chauffeur Uber, Yalgar Singh, l’un des participants au projet, a raconté avoir vu les premiers grondements d’une récession économique, vécue par une baisse du nombre de passagers, et un plus grand nombre de chauffeurs Uber sur la route : « Aujourd’hui, je crois qu’ils ne délivrent même plus de permis. »[2]
À bien des égards, ce commentaire de Yalgar capture l’essence de ce qui a inspiré Qissa à envisager ce projet. Anam et moi avions des conversations avec les chauffeurs chaque fois que nous prenions un Uber, et beaucoup de ces conversations reflétaient certains des défis socio-économiques plus larges du pays. Nous avons rencontré un professeur qui s’est mis à conduire pour Uber pour contrer l’augmentation du coût de la vie. Nous avons rencontré un jeune immigrant qui avait envoyé sa fille, encore bébé, chez ses parents en Inde, parce qu’ils n’avaient pas pu obtenir de place dans une garderie de la région du Grand Toronto, ce qui met en évidence les difficultés à trouver des services de garde abordables. Nous avons rencontré de nombreux immigrants récents qui avaient du mal à s’intégrer au marché du travail canadien, en raison de l’importance excessive accordée à l’expérience canadienne, un problème systémique auquel de nombreux nouveaux arrivants sont confrontés.
Anam Zakaria :
À bien des égards, l’intérêt que je porte à ce projet est lié à ma propre expérience d’immigrante récente. Après avoir déménagé au Canada en 2019, j’ai rencontré plusieurs barrières systémiques sur le marché du travail. Au début, pendant des mois, je n’ai pas eu de réponse à mes demandes d’emploi. On m’a alors conseillé de retirer le Pakistan de mon CV. Les entretiens ont commencé à se succéder, mais j’ai rapidement rencontré un autre problème. J’étais soit surqualifiée pour certains postes, soit je n’avais pas assez d’« expérience canadienne » pour occuper des postes plus élevés. Finalement, lorsque j’ai décroché mon premier emploi un an plus tard, dans une agence d’installation travaillant avec d’autres nouveaux arrivants et réfugiés, j’ai vu à quel point leur expérience internationale, en particulier pour les immigrants du Sud global, était ignorée et sous-évaluée. Je me souviens d’un cas particulier, celui d’un pédiatre qui avait 15 ans d’expérience professionnelle en Inde et qui luttait pour décrocher un emploi de réceptionniste. J’ai rencontré de nombreux autres cas de ce type au cours de mon séjour dans cette agence.
Ne trouvant pas d’emploi correspondant à leur carrière professionnelle, de nombreux nouveaux arrivants rejoignent l’économie de jobines, tant pour la survie que pour la flexibilité. À Toronto, j’ai constaté que la plupart des chauffeurs Uber et des livreurs de nourriture étaient des immigrants récents, racialisés. Certains d’entre eux étaient ORL, vétérinaires, professeurs et ingénieurs dans leur pays d’origine. Je voulais raconter leur histoire, leur histoire après leur arrivée au Canada.
Nous considérons souvent l’immigration comme un voyage de mobilité ascendante. Pour beaucoup, c’est bel et bien le cas. Pour beaucoup, ça ne l’est pas. Pour beaucoup, c’est un peu des deux. Cette nuance est importante à comprendre et à documenter, afin que nous puissions commencer à explorer les expériences superposées et diverses des nouveaux arrivants. Cela permet d’uniformiser les idées sur les immigrants et leurs histoires, avant et après leur arrivée au Canada.
Emily Burton :
J’ai pris contact avec Qissa pour la première fois en janvier 2024. Anam m’a appelée, avec un intérêt pour une collaboration possible. Comme Anam l’a indiqué à l’époque, elle travaillait sur les histoires orales en Asie du Sud depuis 2010 et s’intéressait à la documentation des histoires orales des immigrants au Canada. Tous deux anthropologues et historiens oraux, Anam et Haroon ont travaillé sur plusieurs projets d’histoire orale avant de s’installer au Canada, et ils ont publié à eux deux huit livres qui utilisent les histoires orales comme méthodologie principale.
J’ai répondu immédiatement. En tant qu’historienne orale du MCIQ, je suis très intéressée par les projets collaboratifs d’histoire orale qui nous aident à recueillir des entretiens et à partager des histoires de différentes manières, et à travailler avec des personnes dont les expériences de migration sont plus proches des personnes interviewées.[3] Je suis arrivée au Canada alors que j’étais encore jeune enfant, avec des parents immigrants d’Angleterre et du Pérou. Nous avons vécu dans quatre provinces différentes au cours de mon enfance, et nous sommes également retournés au Pérou, car mes parents cherchaient des opportunités éducatives et économiques. Ce lien personnel avec les expériences de déplacement et de migration, y compris les défis auxquels les familles font face pour s’adapter à un nouveau pays, m’aide à comprendre les autres voyages migratoires, bien qu’ils soient nombreux à différer du mien et de celui de ma famille. Il y a toujours des degrés variables de similitude et de différence entre moi et les personnes que j’interroge, et les projets de collaboration comme Conduire le Canada aident à mettre en évidence les similitudes. Le projet nous donne également l’occasion de parler des défis et des contradictions du système d’immigration qui cherche à obtenir un niveau d’éducation élevé de la part des migrants, sans pour autant reconnaître leurs titres de compétences, bien souvent.
Le projet Conduire le Canada : l’immigration, vue du siège avant, grâce à Uber a émergé après une série de conversations préliminaires, et la signature d’un accord de collaboration formel, un processus qui a impliqué le personnel de plusieurs services du Musée. Qissa, en consultation avec le MCIQ, est devenu responsable de sensibiliser au projet et de mener des entretiens préliminaires avec les participants potentiels. Certaines des personnes qui ont participé à un entretien préalable ont décidé de ne pas participer à l’entretien enregistré, pour diverses raisons, mais la stigmatisation d’être considérées comme des « chauffeurs Uber » s’est avérée le principal facteur dissuasif. Les entretiens préalables contribuent au processus d’obtention d’un consentement éclairé au partage de l’histoire orale, dans lesquels les participants potentiels se familiarisent avec le projet et le groupe ou l’institution qui en est à l’origine, et partagent des éléments de leurs expériences de vie et de leurs récits de migration pour préparer un entretien.
Les Entretiens
Haroon, Anam, Emily :
Ensemble, les entretiens nous aident à comprendre les expériences personnelles des nouveaux arrivants confrontés aux défis d’emploi et aux barrières systémiques dans un grand centre urbain, ainsi qu’une zone d’accueil cruciale pour les nouveaux arrivants au Canada, tout en cherchant des opportunités et en se construisant une vie au Canada. Les huit participants aux entretiens ont tous migré au Canada entre 2018 et 2024. Cinq sont d’origine indienne, deux, d’origine pakistanaise et une personne est originaire de Syrie. Tous les participants aux entretiens sont titulaires d’un baccalauréat. Cinq ont une maîtrise. Leurs domaines d’étude comprennent l’anthropologie, la langue arabe, les applications informatiques, la technologie de l’information et la pharmacie.[5]
Nous avons réalisé sept entretiens à Toronto, avec Darryl Leblanc comme vidéaste.[7] Chaque entretien a duré environ une heure et demie. Anam et Haroon ont été les intervieweurs de six des histoires orales, et Emily a interrogé Anam et Haroon ensemble, lors du dernier entretien (d’une durée d’environ trois heures), afin de fournir un contexte plus large au projet. Voici un peu plus d’information sur les participants aux entretiens individuels :
Kulbir Singh, un immigrant sikh-marathi et ancien professionnel de Microsoft originaire d’Inde, s’est installé au Canada en 2024, conduisant pour Uber jusqu’à 19 heures par jour pour subvenir aux besoins de sa famille, tout en luttant contre la fatigue et la séparation d’avec sa fille. Mehakjot Singh, un immigrant punjabi titulaire d’un diplôme de troisième cycle en pharmacie, est arrivé en 2019, travaillant des quarts dans une usine avant de décrocher un emploi dans la logistique, tout en continuant à conduire pour Uber pour compléter son revenu. Rammah Mohammad est arrivé au Canada en tant que réfugié de Syrie; il est un musicien primé. Il s’est tourné vers Uber pour trouver une stabilité financière après avoir eu du mal à trouver un emploi stable malgré un diplôme en services communautaires. Yalgar Singh est un professionnel de l’informatique originaire du Punjab qui a déménagé au Canada en 2022, naviguant dans le sous-emploi avant de décrocher un emploi à temps plein dans les transports en commun. Niharika Aggarwal est une professionnelle de l’analyse de données. Elle a eu du mal à trouver du travail après avoir immigré en 2022, mais a finalement pu rejoindre le bureau canadien de son employeur indien. Mohd Javed Khokar, diplômé en pharmacie né à Mumbai, a changé de domaine en raison des retards de visa, conciliant études et travail avant de passer d’Uber à un emploi correspondant à ses compétences après avoir obtenu sa résidence permanente en 2023.
Réflexions Et Résultats
Haroon :
En tant qu’immigrants récents et ayant parlé avec tant d’autres personnes, certains aspects des entretiens n’étaient pas du tout surprenants. Nous avions prévu qu’ils parleraient probablement de la sous-évaluation de leur éducation et leur expérience internationales.
Cependant, j’ai été surpris par l’incroyable vulnérabilité dont ils ont aussi fait preuve. Avec des réserves financières limitées, et parfois même de l’argent emprunté, beaucoup de nouveaux arrivants n’ont pas le « luxe » d’obtenir des diplômes supplémentaires, de suivre des cours ou de faire du bénévolat afin d’avoir quelque chose de « canadien » à faire figurer sur leur curriculum vitæ. Le temps est un obstacle pour beaucoup d’entre eux, même pour attendre d’obtenir un emploi correspondant à leur formation. Cette vulnérabilité oblige plusieurs nouveaux venus à entrer dans l’économie de jobines.
Bien qu’Uber ait été un choix dicté par la nécessité pour tous les participants, l’un des points saillants de tous les entretiens est la manière dont plusieurs participants ont utilisé cette situation pour améliorer leurs compétences professionnelles. Par exemple, Mohd Javed Khokar a expliqué comment il a utilisé son expérience chez Uber pour améliorer ses compétences en communication. Kulbir Singh a expliqué comment il a apporté son expérience des services à la clientèle à Uber, en veillant à ce que ses passagers aient la meilleure expérience possible. Mehakjot Singh a profité de cette occasion pour en apprendre davantage sur différentes cultures et histoires, tandis que Yalgar Singh a mis à profit son expérience pour obtenir un aperçu de la culture du travail au Canada. Il était vraiment réconfortant de voir comment plusieurs participants ont tiré le meilleur parti de leur situation.
Anam :
Ces entretiens ont fait ressortir de nombreux thèmes et expériences qui ont renforcé ma compréhension des obstacles systémiques auxquels les nouveaux arrivants sont confrontés. En même temps, d’autres aspects de ces histoires m’ont montré à quel point les expériences des immigrants étaient complexes. L’impact de la COVID-19 sur les demandes de visa, les délais de traitement et la décision des personnes de venir ou non au Canada a montré l’importance de mener des entretiens d’histoire orale à des moments précis. Ces questions ont d’ailleurs été soulevées lors des entretiens avec Yalgar et Niharika Aggarwal. L’histoire de séparation de Mehakjot’s d’avec sa fille témoigne du prix émotionnel de l’immigration. Les histoires de recours à Uber pour avoir plus de contrôle et de flexibilité sur la vie ont perturbé mes propres idées préconçues sur ce que conduire pour Uber signifiait pour les immigrants hautement qualifiés, comme c’était le cas de Rammah Mohammad et de Mohd Javed. L’impact plus important d’événements macroéconomiques tels que la récession économique et la précarité de l’économie de jobines, y compris ses politiques et règles changeantes, a également mis en évidence la vulnérabilité des chauffeurs. En fin de compte, il s’agissait d’une expérience visant à humaniser les personnes qui conduisent pour Uber dans la ville, y compris les immigrants qui conduisent littéralement le Canada.
Alors que les entretiens étaient souvent très lourds et émotionnels, j’ai vraiment apprécié les moments plus légers, à la fois pendant, mais aussi avant et après les entretiens. Un moment particulier a été l’échange entre Niharika et Yalgar, un couple que nous avons interviewé séparément. Ils se sont connus autrefois, tous deux étudiants ambitieux au Punjab, en Inde. Ils se sont rencontrés à nouveau au Canada, alors qu’ils avaient tous deux du mal à trouver un emploi et que Yalgar conduisait encore pour Uber. Malgré qu’ils aient perdu leur communauté, Niharika et Yalgar ont trouvé leur communauté dans l’autre, et ont fini par se marier. Leur histoire est un aperçu saisissant de l’intimité entre le personnel et le politique. C’est un rappel que les histoires de vie ne sont jamais linéaires ou unidimensionnelles.
Emily :
Interviewer Anam et Haroon en tant que collègues historiens oraux et observer les entretiens qu’ils ont menés a été une expérience enrichissante. Le rapport entre eux et les personnes interrogées, y compris le fait de parler parfois en Urdu/Hindi et en Punjabi avant et après les entretiens formels enregistrés, a contribué à créer une atmosphère accueillante pour les participants aux entretiens, et a confirmé les avantages de la collaboration basée sur des expériences partagées.
Les entretiens ont tous été ajoutés à la collection permanente d’histoire orale du MCIQ. La collection aide à documenter les expériences personnelles des gens qui sont venus au Canada en tant que réfugiés, migrants et immigrants, ainsi que des gens qui travaillent dans des domaines liés à l’immigration. Les entretiens, soumis à des restrictions, sont mis à la disposition du MCIQ et de Qissa, et éventuellement d’autres chercheurs externes, pour en tirer des enseignements et éventuellement créer du contenu supplémentaire, notamment des expositions, des programmes publics, des vidéos, des articles, etc.
Conclusion
Nous avons maintenant terminé cette phase de la collaboration au projet, qui s’est concentrée sur les activités de sensibilisation et les enregistrements des entretiens. Merci à tous les participants aux entretiens, qui ont si généreusement partagé leurs histoires avec Qissa et le MCIQ, et, à travers nous, avec le public canadien! Nous remercions également le personnel du MCIQ qui a facilité la collaboration de diverses manières.
Filtrés à travers différentes lentilles institutionnelles et interprétatives, nous pouvons tous avoir des phases ultérieures du projet dans lesquelles nous tirerons sur différents fils des entretiens et, ce faisant, nous prendrons des chemins différents.[9] Nous pourrions également décider de collaborer à nouveau dans le cadre d’un projet commun visant à donner un sens aux entretiens, l’un avec l’autre et éventuellement avec les participants aux entretiens, mais la structure du projet nous permet également de poursuivre ce projet de manière indépendante.
Restez à l’affût!
- Rammah Mohammad, interviewé par Anam Zakaria, le 25 octobre 2024 à North York, en Ontario. MCIQ en collaboration avec Qissa (24.10.25RM) : 01:27:55.↩
- Yalgar Singh, interviewé par Haroon Khalid, le 26 octobre 2024 à North York, en Ontario. MCIQ en collaboration avec Qissa (24.10.26YS) : 01:18:55.↩
- Pour un aperçu des collaborations passées du MCIQ en histoire orale, consultez : https://quai21.ca/blogue/emily-burton-phd/collaboration-recherche-matiere-histoire-orale↩
- Photographies des entretiens : Kulbir Singh; Mehajkot Singh avec Haroon, Anam et Emily; Mohd Javed Khokar.↩
- Qissa, « Conduire le Canada : L’immigration, vue du siège avant, grâce à Uber. Un projet créé par Qissa, en collaboration avec le Musée canadien de l’immigration du Quai 21 ». 2025.↩
- Photographies des entretiens : Yalgar Singh; Yalgar Singh et Niharika Aggarwal avec Haroon et Anam; Niharika Aggarwal.↩
- Mehajkot Singh, interviewé par Anam Zakaria, le 25 octobre 2024 à North York, en Ontario. MCIQ en collaboration avec Qissa (24.10.25MS); Rammah Mohammad (24.10.25RM); Yalgar Singh, (24.10.26YS); Naharika Aggarwal, interviewée par Anam Zakaria, 26 octobre 2024 à North York, en Ontario. MCIQ en collaboration avec Qissa (24.10.26NA); Mohd Javed Khokar, interviewé par Haroon Khalid, 27 octobre 2024 à North York, en Ontario. MCIQ en collaboration avec Qissa (24.10.27MJK); Kulbirsingh Bhullar, interviewé par Anam Zakaria, le 27 octobre 2024 à North York, en Ontario. MCIQ en collaboration avec Qissa (24.10.27KSB); Anam Zakaria et Haroon Khalid, interviewés par Emily Burton, le 28 octobre 2024 à Toronto, en Ontario. MCIQ en collaboration avec Qissa (24.10.28AZHK).↩
- Photographies des entretiens : Rammah Mohammad, Rammah Mohammad avec Darryl LeBlanc, Anam et Emily; Haroon, Anam et Emily.↩
- Le Musée vise, dans chaque projet d’histoire orale, à constituer la collection à la fois pour l’usage actuel et pour les générations futures, de sorte que la collaboration au-delà de la phase d’entretien pourrait, ou non, faire partie d’un projet collaboratif.↩