Mur de Service
Colonne
23
Rangée
30
Mon voyage au Canada
par Helena Lengacher, avril 2016
Je suis née le 6 septembre 1920 à Waterland-Oudeman, dans la région de Oost-Vlanderan en Belgique. Mes parents s'appelaient Rene Heyneman et Celina De Meyer. Peu après, lorsque j'avais trois ans, mes parents ont de nouveau célébré une naissance : celle de mon frère, Arsene Heyneman, le seul frère que j'aurai eu.
Bien que je ne l'aie pas réalisé en grandissant, je vivais une très bonne vie. Je me rappelle que nous avions des serviteurs qui s'occupaient des tâches quotidiennes de la maison. Lorsque j'avais 11 ans, mon père a vendu la ferme et bâti une maison au cœur même de Waterland-Ouderman. Mon père était maire du village et le propriétaire de la brasserie locale, qui fournissait la bière à tous les restaurants et établissements avoisinants. À l'époque, nous étions l'une des rares familles à posséder une voiture. J'ai d'ailleurs appris à conduire l'un des camions de mon père pour la livraison de la bière.
À 19 ans, mon monde a changé pour toujours. Malgré le fait que la Belgique était neutre au début de la Deuxième Guerre mondiale, les forces allemandes ont envahi mon pays le 10 mai 1940. En seulement 18 jours de combat acharné, l'armée belge a été retranchée dans une petite région au nord-est du pays, et nous nous sommes rendus aux Allemands. Nous étions maintenant un pays sous occupation, que nous allions endurer encore quatre ans.
En sa qualité de maire et d'entrepreneur très influent de la région, mon père était considéré comme élément stratégique pour le haut commandement allemand. Les Allemands n'ont pas perdu de temps : ils ont envahi notre maison et l'entreprise de mon père, et pour garantir que nous serions coopératifs, mon frère, Arsene, a été saisi, avec beaucoup d'autres jeunes hommes du village, et envoyé dans un camp de concentration nazi. À l'instar de nombreuses autres filles de mon âge, qui ont été abusées, emprisonnées ou tuées par les Allemands, on a épargné ma vie parce que je parlais plusieurs langues, ce qui faisait de moi la traductrice locale.
On aurait cru que les bombardements ne cesseraient jamais. À un moment donné, ma mère a fui la maison pour trouver une terre plus élevée, avec le reste des villageois, car nous étions tous convaincus que les Allemands allaient briser les digues et inonder le village. En dépit des atrocités horribles commises, mon père n'a jamais quitté le village, et je suis restée à ses côtés, convaincue que nous allions un jour mourir ensemble.
C'était difficile de déterminer si c'était les Allemands qui nous bombardaient pour nous garder tranquilles, ou si c'était les troupes alliées qui bombardaient les Allemands qui nous avaient envahis, mais dans tous les cas, la simple survie est rapidement devenue la norme. À un moment donné, je courais car je pouvais entendre le sifflement des bombes qui venaient, et l'une d'elles a atterri un peu devant moi, tuant d'autres personnes, et pourtant je m'en suis sortie sans la moindre éraflure. Je me rappelle avoir pensé « pourquoi moi? Pourquoi je vis alors que d'autres meurent? »
Au début du mois de septembre 1944, les combats ont semblé s'accentuer à un degré que nous n'avions jamais vu auparavant. Mon père et moi savions tous les deux que les forces alliées tentaient désespérément de reprendre notre pays, qui semblait avoir été perdu à jamais aux mains des Allemands. Parce que notre maison était devenue le commandement allemand local, nous avons vite compris que nous nous trouvions maintenant sur la ligne de front entre le bien et le mal. En réalisant que les alliés allaient réussir, les Allemands ont fait exactement ce que nous avons craint tant de fois auparavant : ils ont détruit les digues. Je me rappelle que mon père et moi étions couchés sur des étagères, dans un sous-sol bombardé, alors que nous restions hors du chemin de l'armée allemande qui battait la retraite. Tandis que l'eau montait dans le sous-sol, j'ai dit à mon père : « C'est ici que nous allons maintenant mourir, père et fille. »
Alors même que j'avais abandonné tout espoir de survivre, nous avons entendu des soldats approcher, la porte du cellier s'est ouverte, et une voix, dans ce que je sais maintenant être l'anglais, a lancé : « Il y a quelqu'un là-dedans? » Une minute a passé, puis la voix a répété la question, cette fois en allemand. J'ai murmuré à mon père, « Ne dis rien, ce sont les Allemands, ils sont revenus nous tuer! » Mon père et moi sommes restés immobiles, alors qu'un soldat est descendu dans les marches d'escalier du sous-sol, a fait son chemin dans l'eau, et nous a atteints, là où nous étions couchés sur les étagères. Le soldat nous a dit qu'il était avec l'armée canadienne, et qu'il était là pour nous sauver. J'ai refusé de le croire. J'ai dit à mon père en flamand de ne rien répondre, car il s'agissait d'un espion allemand, et qu'il allait tout simplement nous tuer. Bien entendu, en dépit de mes doutes, le jeune soldat était effectivement canadien et, avec de nombreux autres soldats, il était bel et bien là pour nous libérer.
Notre destin semblait tout d'un coup avoir pris un virage positif. Mon père a accueilli les soldats canadiens dans notre maison. Les Canadiens ont rapidement converti notre grange à poulets en cuisine de fortune afin de nous nourrir et de nourrir les troupes. Pendant plusieurs jours, nous étions encore sur la ligne de front, et les forces alliées ont placé des blindés partout sur notre propriété pour tirer sur les forces allemandes qui battaient la retraite, mais tout était maintenant différent. Nous savions maintenant que nous pourrions peut-être vivre, après tout. Mon frère Arsène a été retrouvé et ramené chez nous, mais il était très malade et émacié, et bien qu'il ne se soit jamais complètement remis, nous étions reconnaissants qu'il était l'un des rares à avoir survécu à l'internement.
Dans toute cette action, le jeune soldat qui nous avait si bravement secourus, mon père et moi, voulait jaser avec moi. Au-delà de brèves conversations un peu gênantes et forcées, je ne lui portais pas beaucoup d'attention. Il n'était pas un des soldats qui restaient dans notre maison. Alors que les jours passaient et que les troupes canadiennes s'éloignaient de plus en plus de notre maison, ce soldat canadien continuait à revenir chaque fois qu'il avait congé, d'abord en Jeep « empruntée », puis parfois sur une motocyclette « empruntée ».
Mon père me disait d'être gentille avec lui. Après tout, c'est lui qui nous a sauvés. Alors, par respect, je divertissais ce soldat canadien, qui s'appelait Fred Lengacher. Au cours des quelques mois suivants, Fred visitait souvent, et les conversations sont devenues plus amicales. À la fin, chacune d'entre elles se terminait avec Fred qui m'assurait « Je reviendrai ». À un moment donné, Fred m'a dit : « Je vais t'épouser. » Et j'ai répondu « Mais oui, bien sûr », très sarcastiquement. Ne vous y méprenez pas. Ce Fred était très divertissant, mais je ne croyais pas un seul instant qu'il était sérieux du tout, et je disais à mon père, chaque fois que Fred repartait vers le front, qu'il allait très certainement se faire tuer. Pendant tout un an, il revenait, et les conversations s'achevaient toujours avec « Je vais t'épouser. »
Un jour, Fred est venu nous visiter, avec des papiers des Forces canadiennes, et il a demandé à mon père s'il voulait bien les signer pour indiquer qu'il consentait à ce que Fred me marie. Mon père, avec un ton un peu rêveur, a dit oui, puis s'est tourné vers moi et m'a demandé : « Alors, est-ce que cela te convient, Helena? », et je me rappelle avoir répondu « Ah, d'accord. ». Comprenez-moi bien. Mon père et moi avons pris cette demande en mariage très à la légère, car la réalité, c'est que Fred, ayant été un participant à la libération de la Belgique, devait maintenant se rendre en Hollande, puis en Allemagne.
D'autant plus comique a été le moment où mon père à demandé à Fred, qui était de croyance anglicane, s'il était prêt à se convertir au catholicisme. Et mon père de renchérir qu'il irait chercher le prêtre local. Alors mon père a organisé une rencontre entre le prêtre catholique, mon père, et moi, bien entendu. C'est à cette rencontre que le prêtre a refusé d'accorder la permission à un anglican de se convertir, ou de permettre que je l'épouse, car il n'était pas catholique. Je me rappelle que la conversation est devenue de plus en plus animée entre mon père et le prêtre, jusqu'à ce que mon père attrape finalement le prêtre par le cou et le sorte de notre maison de force.
Alors que le prêtre ébahi a été sorti de la maison, mon père lui a dit : « Si ma fille souhaite épouser cet homme, elle l'épousera, avec ou sans l'Église catholique. » Après tout ce que nous avons enduré pendant la guerre, je vivais désormais avec la honte d'être la fille du maire excommuniée de l'Église catholique. Je suis devenue le mouton noir du village.
Un jour, un message est arrivé de l'Armée canadienne, nous avisant, mes parents et moi, que mon mariage aurait lieu dans la ville de Gand, le 5 septembre 1945. Je me rappelle que le meilleur ami de mon père m'a conduite dans sa voiture de luxe. Ma mère a refusé de venir à l'église car elle n'approuvait pas de mon mariage avec un anglican dans une église anglicane. Mais mon père y était, et fièrement. Je me rappelle être arrivée à l'église, où j'ai vu une foule de soldats canadiens et de résidents qui voulaient voir le mariage entre la fille d'un maire de la région et le secrétaire du Général Montgomery. Oui, vous avez bien compris. Fred s'est assuré de répandre la rumeur qu'il était le second du Général Montgomery, même si Montgomery était Britannique et non Canadien.
Après la cérémonie, nous sommes retournés à Waterland-Oudeman et à un immense banquet que ma mère a fait préparer par les serviteurs. Tous mes cousins sont venus, même ceux de Hollande, mais pas mes tantes, car aucune d'elle n'approuvait mon mariage à un anglican. Tout de suite après la réception, Fred était de retour à la guerre avec ses compagnons soldats, alors qu'ils se pressaient vers le cœur de l'Allemagne. Plusieurs mois passent avant que je ne revoie Fred en personne, bien qu'il m'ait envoyé beaucoup de lettres pendant son absence.
À Pâques en 1946, Fred a dû repartir avec l'armée pour le Canada. Il faudra plusieurs mois de plus avant que le gouvernement canadien n'organise ma propre arrivée dans ce nouveau pays, mais le jour est finalement venu au mois d'août 1946. Lorsque j'ai reçu la lettre, mon père, avec lequel j'ai tant vécu, m'a dit : « Lorsque tu seras partie, je ne te reverrai plus jamais. » Il m'a dit qu'il refusait de prendre le bateau ou l'avion, et, que je le veuille ou non, c'était ça, un point c'est tout. De même, le jour de mon départ le 26 août 1946, ma mère a été saisie de tristesse, pleurant incontrôlablement et s'enfermant dans sa chambre. J'ai appris, plusieurs années plus tard, que ma mère avait fermé les rideaux et n'est pas sortie de sa chambre pendant des jours après mon départ.
Arsene m'a conduite au port d'Anvers, en Belgique, et là je suis montée à bord du Lady Rodney, à destination de l'Angleterre. En temps normal, cette partie du voyage aurait pris à peine quelques heures, mais les voies maritimes étaient encore truffées de mines que les Allemands avaient placées pendant la guerre, alors notre navire n'a atteint Southampton, en Angleterre, que le matin du 29 août. À peine quelques heures plus tard, je me trouvais sur l'Aquitania et, au coucher de soleil, j'étais en route vers le Canada.
Le voyage vers le Canada était rempli d'incertitudes et de nouvelles découvertes. Je me rappelle que les matelots nous ont donné des oranges. Nous étions nombreux à ne jamais en avoir vu auparavant, et nous ne savions pas quoi en faire. J'ai aussi reçu des petits dépliants qui décrivaient la vie au Canada, mais ils étaient tous en anglais, alors je n'y comprenais rien. Malgré le fait que je ne comprenais pas la langue, le voyage a été très agréable. Nous avions tous beaucoup de nourriture, presque trop, et des cabines confortables et chauffées. Pendant le voyage, j'ai réalisé que j'avais tout laissé derrière, toutes les personnes que j'ai connues, toutes les personnes qui m'ont aimée, et je me dirigeais vers un endroit dont je ne connaissais rien.
Le 4 septembre 1946, l'Aquitania est entré dans le port de Halifax, où il fallait démêler les identités, déterminer où il fallait nous acheminer, et comment. Le processus a été organisé avec la minutie et l'organisation d'une ruche. Le lendemain, le jeudi 5 septembre, on m'a escortée, avec plusieurs autres épouses de guerre de plusieurs pays, sur un train en direction ouest à travers le Canada. L'un des premiers arrêts était dans la province de Québec. Sur le train, plusieurs hommes de train s'occupaient de chaque personne pour s'assurer que nous arriverions au bon endroit et que nous rencontrerions les personnes qui nous attendaient. Je voyageais sur le train pendant environ 21 heures lorsqu'un homme de train m'a dit que mon arrêt à Foster, au Québec, approchait. C'était si drôle, lorsque j'ai débarqué du train le 6 septembre. Fred était là, avec ses parents, mes nouveaux beaux-parents, Alfred et Anna, et pour une raison que j'ignore Fred était si nerveux qu'il avait du mal à parler. Mon beau-père a dit à Fred : « C'est quoi ton problème? Ne vas-tu pas embrasser ta femme? » Après cette rencontre initiale un peu maladroite, nous sommes tous retournés en voiture vers la ferme de mes beaux-parents à Sutton, où j'allais habiter avec mon mari. Ils ont organisé une grande fête d'anniversaire en mon honneur.
J'avoue que la vie de ferme était difficile, avec toutes les corvées et obligations comme le jardinage, l'élevage des animaux, le cordage du bois, la cuisine et le nettoyage, pour n'en nommer que quelques-unes. Souvent, je passais la journée à pleurer en travaillant et en me demandant ce qui m'a pris. Avec le temps, cependant, je me suis ajustée à cette nouvelle vie, et le 20 septembre 1947, j'ai accouché de mon magnifique petit garçon, James. Deux ans plus tard, au printemps de 1949, j'étais enceinte de notre deuxième enfant, et Fred, moi et bébé James avons emménagé dans notre nouvelle maison du village de Sutton.
Plusieurs choses me sont arrivées depuis mes humbles débuts au Canada; je suis fière d'avoir eu 7 enfants, 22 petits-enfants et 19 arrière-petits-enfants. La vie a été bonne pour moi dans ce pays d'adoption, et j'ai beaucoup de choses dont je suis reconnaissante. À l'âge de 95 ans, je vis encore seule dans la maison que Fred a bâtie pour nous en 1949.
Mon très cher mari, le père de mes enfants et un sergent dans l'Armée canadienne, qui a aidé à libérer mon pays de naissance du joug d'un des plus grands maux des temps modernes, est décédé à l'âge de 80 ans, le 18 avril 2005. Et bien que Fred me manque, la famille que nous avons élevée ensemble n'est jamais loin. Ensemble, nous vivons, nous aimons, et nous continuons à grandir, parce que j'ai osé venir dans ce nouveau pays, au Canada, dont l'histoire est une épopée des plus brillants exploits .