Mur d'honneur de Sobey
Colonne
36
Rangée
21
Cette plaque Sobey est en l’honneur de ma mère, Carmela Torjan, qui a immigré au Canada en 1951 via l’Italie. Pour célébrer son cheminement personnel, j’ai choisi d’inscrire sur ce Mur Sobey son nom de jeune fille, Citro, parce que c’est le nom qu’elle portait quand elle est arrivée sur cette nouvelle terre. Même si elle n’a pas voyagé seule, je crois qu’une partie du parcours de tout immigrant est, à l’origine, un voyage solitaire, qui commence avec la volonté intime de vouloir combler un rêve intérieur, de défier l’esprit humain et de chercher une vie meilleure. Peu importe le pays d’origine ou la destination, chaque parcours commence de la même façon: avec la volonté intime de confronter ses peurs et de faire le premier pas. Et même si nombreux sont ceux qui suivent le même chemin, chaque étape en est franchie par chaque individu, poussé par la peur, par le désir et par cette flamme qui est le combustible de l’âme.
Le voyage de Carmela vers le Canada ne s’est pas passé autrement. Avant de quitter l’Italie, elle a travaillé en tant que Orlatrice Modelista (créatrice de souliers) dans une école professionnelle où elle est rapidement devenue la préférée de son professeur, qui non seulement appréciait sa simplicité mais reconnaissait aussi qu’elle avait du talent, le sens du design, et une solide éthique professionnelle. Son professeur lui a rapidement offert un emploi dans la plus grande usine du pays qui était située à Turin, où elle allait pouvoir concevoir et fabriquer des souliers. C’était une offre incroyable pour une jeune femme, mais cette opportunité n'allait pas se concrétiser. Laisser derrière elle cette offre d’emploi est decenu le moindre de ses soucis quand son frère ainé Raffaele a annoncé à sa famille qu’ils allaient tous déménager au Canada.
Raffaele était le frère ainé de Carmela et le chef de famille. Le reste de la famille était constitué de sa mère Elisabetta, de deux autres frères, Antonio et Alessandro, et d’une sœur, Raffaela. Conformément aux traditions et aux coutumes, c’était la responsabilité de Raffaele d’être l’homme de la maison et donc sa décision de faire déménager toute la famille au Canada a été respectée et suivie par tous. Raffaela, la seule à être mariée parmi ses frères et sœurs, est restée en Italie avec son mari où elle habite toujours jusqu’à ce jour. Quand vous lui posez la question, Carmela ne montre qu’une déception modérée d’avoir dû laisser derrière elle une carrière prometteuse de créatrice de souliers mais, loyale envers sa famille, elle s’est préparée à quitter sa terre natale avec force et courage. Les circonstances ont fait que Raffaele n’a pas pu émigrer au Canada parce qu’il a été refusé par l’immigration à cause de sa mauvaise vue. A cette époque-là, seuls ceux qui répondaient aux strictes obligations de santé pouvaient émigrer car le Canada ne s’intéressait qu’aux ouvriers les plus forts. Ce retournement inattendu de situation l’a forcé à partir vers un pays auquel elle ne s’intéressait pas, alors qu’elle laissait derrière elle un avenir prometteur dans l’industrie italienne de la chaussure. Carmela n’a pas peur de dire qu'elle n'acceptait pas cette situation. Elle a eu beau pleurer et supplier son frère de la laisser rester, son nouvel avenir était déjà en marche.
Carmela devait non seulement laisser derrière elle son pays natal mais aussi, pour voyager léger, la plupart de ses biens personnels. Elle est arrivée au Quai 21 à Halifax le 6 décembre 1951 avec deux de ses trois frères, Antonio et Alessandro. Elle était soulagée d’être enfin sur la terre ferme, non seulement parce qu’elle avait passé la majeure partie de ses dix jours de voyage avec le mal de mer mais aussi parce qu’elle avait eu peur que le vieux navire sur lequel elle devait voyager se disloque en mille morceaux avant d’arriver à bon port. En fait, le MS Anna Salen était en si mauvais état qu’il s’agissait d’ailleurs de sa toute dernière traversée avant d’être mis au repos. Il y avait peu de joie dans le cœur de Carmela quand elle a atteint ce nouveau pays. Ses pensées étaient encore en Italie, auprès de son frère aîné et de sa mère qui étaient restés là-bas avec la promesse d’apporter avec eux les effets de Carmela losqu'ils feraient le voyage à leur tour.
Dès qu’elle est descendue du bateau, Carmela a été séparée de ses frères, le dernier lien qui la rattachait à son pays. La situation semblait empirer à chaque instant. Se sentant seule, ayant peur et ne sachant pas où aller, Carmela s’est mise à pleurer. Un agent d’immigration l’a remarquée et l’a aidée à se calmer. Soucieux de la situation, il s’est arrangé pour que Carmela soit employée avec deux autres immigrantes au Connors Brothers Hotel à Black’s Harvor, tout près de St Jean au Nouveau-Brunswick. C’est ainsi que les trois jeunes femmes sont montées à bord du train et ont fait le voyage jusqu’au Nouveau-Brunswick, Carmela laissant derrière elle ses deux frères, et ne sachant pas quand, ou même si, elle les reverrait un jour. Ainsi donc, en moins de vingt-quatre heures depuis son arrivée au Canada, Carmela avait à la fois trouvé un emploi, été mise au travail et dit au revoir à son pays natal et à sa famille. Seule, isolée et ne sachant pas parler anglais, cette jeune femme de vingt-et-un an en avait déjà assez du Canada et n’avait qu’une envie : retourner à la maison en Italie. Seule la crainte de désobéir à son frère aîné et la perspective d’une autre redoutable traversée, lui ont calmé l'esprit.
Carmela gagnait 49,00$ par mois en travaillant dix heures par jour et sept jours par semaine comme femme de chambre à l’Hôtel de Black’s Harbor. Son seul lien avec ce qu’elle appelait avant « chez elle » se limitait à quelques lettres de ses frères, au Canada et du reste de la famille, en Italie. Cette période a été difficile et solitaire. Conformément à la loi sur l’immigration, elle devait rester employée au même endroit pour un minimum de douze mois pour ne pas être déportée. Cette dernière option était bien tentante. Carmela est cependant restée dévouée : elle travaillait pour envoyer de l’argent à la fois à ses frères au Canada et à sa mère en Italie et ne gardait pas grand-chose de son maigre salaire pour elle-même.
En 1953, après treize mois, soit un mois de plus que ce qui lui était demandé, Carmela n’a pas perdu de temps et est partie retrouver ses frères, Antonio et Alessandro, à Calgary, une petite ville enneigée d’à peine 200 000 habitants, où elle a habite depuis. Ayant accepté un emploi à l’Armée du Salut, et maintenant qu’elle était à nouveau avec ses frères, la vie à Calgary lui allait bien. C’était là que Carmela allait rencontrer l’homme qui devait devenir son mari, Rudolf Torjan, qui, ironiquement, était arrivé au Canada des années auparavant, en passant lui aussi par le Quai 21. Il venait d’une petite ville de Slovénie à la frontière avec l’Italie, pas très loin de là où Carmela avait grandi. En 1954, Raffaele, son frère aîné et sa mère, Elisabetta, ont finalement pu entrer au Canada. Grâce à tout cela, elle a fini par se sentir bien chez elle au Canada.
C’est ainsi que Carmela a fondé sa propre famille : elle a eu quatre enfants, deux filles et deux garçons, tous canadiens de naissance mais élevés à la manière du « vieux pays » qu’ils avaient laissé loin derrière eux, géographiquement, mais pas spirituellement. C’est comme cela qu’a commencé un nouveau chapitre de ce parcours de toute une vie. Un parcours qui a certes été le même pour bien d’autres mais qui a demandé un courage persistant de la part de cette jeune fille sage qui venait d’Italie.
En regardant en arrière, je trouve cela plutôt poétique que ma mère ait laissé derrière elle une carrière dans la chaussure pour pouvoir mieux enfiler une paire bien à elle que peu aurait pu combler. Quand on lui pose des questions sur son voyage au Canada, Carmela parle à la fois avec fierté et avec un soupçon de mélancolie quand elle décrit ces premiers jours, écoulés aujourd’hui depuis longtemps. Quand elle a fait ses premiers pas au Quai 21 vers cet avenir incertain, c’était à la fois une époque qui se terminait alors qu’elle quittait le pays de ses ancêtres, et le commencement d’une nouvelle époque dans un pays enneigé et un monde bien loin de chez elle.