Femmes et hommes célibataires
18 avril 1948 – Kota Inten
J’ai travaillé pour mon père comme jardinier maraîcher durant 11 ans. Durant la guerre, nos affaires ont été très affectées. Il y avait trois garçons dans notre famille et mon jeune frère s’était fiancé. Je suis l’aîné et je voyais qu’il n’y avait pas d’avenir en Hollande. À cette époque, j’étais intéressé par plusieurs pays : la France, l’Afrique du Sud, l’Australie et l’Angleterre. Mais aucun ne me satisfaisait pleinement. Je me rappelai qu’à la fin de la guerre, les Canadiens me plaisaient bien. C’est alors que deux garçons de mon voisinage m’invitèrent à leur maison un soir pour me dire qu’ils quittaient la Hollande pour émigrer au Canada. Ils me dirent aussi comment procéder. Ils commencèrent les démarches à la fin de 1946 et en 1947, ils étaient partis. L’endroit où ils allaient, c’était Bradford, en Ontario, surnommé le marais hollandais. Il y avait là des gens qui les avaient parrainés. Ils avaient plus de chance que moi parce que les gens de leur église, l’église chrétienne réformée hollandaise, les avaient parrainés. Dans mon cas, cela prit environ 11 mois. Les églises catholiques n’étaient pas préparées à faire ce genre de choses.
Sur les entrefaits, je rencontrai une très jolie fille et nous devînmes amoureux. Son nom était Theodora Cornelia Maria Van Houdt. Elle avait 20 ans. Je lui parlai de mes projets et elle trouvait que c’était une très bonne idée. Même ses parents étaient du même avis. Notre plan était de nous marier avant de quitter la Hollande, mais juste au moment où nous allions nous marier et partir pour le Canada, un changement soudain se produisit. Sa mère lui dit qu’elle ne la laisserait jamais partir pour le Canada. Je fus expulsé de la maison et son père s’en fut la trouver pour voir où elle s’en allait. Nous avons continué de nous voir en secret et à faire des plans selon lesquels je partais au Canada et m’arrangerais, lorsqu’elle aurait 21 ans, pour la faire venir au Canada. Dans l’intervalle, le dénouement approchait.
Le 9 mars 1948, je reçus un visa. Mon parrain était un fermier canadien. À vrai dire, je n’avais jamais vraiment travaillé sur une ferme auparavant, mais je me sentais assez jeune pour changer d’emploi et je suis toujours dans l’agriculture. Le nom de mon parrain était George Davidson. Son adresse était R.R. No. 1, Blackwater, Ontario. Le 6 avril 1948, j’étais prêt à partir. Ce jour-là, je m’embarquai sur le navire appelé Kota Inten, de la Holland America Line, accosté dans le port de Rotterdam. Je serrai la main de mon père et de ma belle-mère (ma mère avait été tuée le 17 septembre 1944 pendant la guerre). Je donnai un baiser d’adieu à ma fiancée en lui rappelant ma promesse de la faire venir en 1949. Elle aurait alors 21 ans. Nous nous rendîmes alors au quai où était accosté le Kota Inten. Nous étions au début de l’après-midi et beaucoup de gens étaient là pour assister au départ de leurs proches, se donnant des accolades et des baisers. J’attendis que tous mes effets se trouvent à bord. L’étrave de ce navire abriterait mes quartiers durant 12 longs jours. Je remontai jusqu’au pont supérieur pour saluer mes proches, éprouvant un peu de peine en me demandant si je les reverrais jamais. Enfin, les amarres furent levées et une corne siffla trois fois, disant adieu à la Hollande. Avec un soupir et quelques larmes, je pensai que c’était pour toujours.
Nous sommes entrés dans le Hoek van Holland tôt dans l’après-midi. Entretemps, j’étais descendu afin de m’organiser pour le voyage qui commençait. J’ai été surpris de constater que tout ce que je trouvais étaient des hamacs. Ils étaient superposés par trois. J’avais la chance d’être dans un coin et donc, je n’avais personne au-dessus ni au-dessous de moi, et j’avais assez d’espace pour mes bagages. C’est à ce moment que l’on annonça que le déjeuner était prêt. Le cuisinier et ses assistants plaisantaient à propos de la nourriture, des pommes de terre, des légumes et, croyez-le ou non, des soles frites. Ils nous dirent de ne pas manquer de remettre les poissons dans la mer parce que c’est là qu’ils devaient être ! Ensuite, nous retournâmes sur le pont. Nous avons envoyé la main aux gens assemblés sur le quai de Hoek van Holland. La plupart d’entre nous descendirent dans la proue. Plus tard ce soir là, certains des officiers vinrent nous voir et nous remirent à chacun une cartouche de cigarettes américaines, rien de moins que des Camel. Cela ne nous disait pas grand chose mais nous, fumeurs, furent vraiment surpris après le départ des officiers. Les grooms descendirent et voulaient nous échanger ces cigarettes contre des cigarettes anglaises de tabac de Virginie. L’échange se faisait cigarette contre cigarette et la majorité des hommes échangèrent les leurs, et moi aussi. Plus tard, nous avons découvert qu’aussitôt débarqués au Canada, ils les revendaient deux fois plus cher !
Je passai cette première soirée à faire connaissance avec les autres. Le ventilateur tomba en panne et, le lendemain matin à notre réveil, il régnait une affreuse odeur. Après le petit-déjeuner, je montai sur le pont. La matinée était claire. Nous pouvions voir la côte sud de l’Angleterre et il flottait une légère brise avec un peu de soleil. Mais vers midi, il faisait assez frais pour qu’il faille s’habiller chaudement. Les familles montèrent sur le pont avec leurs enfants. C’est ainsi que j’en vins à connaître une famille comptant sept enfants; une famille du Brabant, province du sud de la Hollande. Le père était meunier (moulin à farine), mais son moulin avait été complètement détruit pendant la guerre, et les larmes aux yeux, il me raconta cette histoire. Le moment venu de reconstruire son moulin, le gouvernement lui dit qu’il le lui reconstruirait pour 75 000 florins. Le moulin était aussi sa maison et ils furent chanceux de s’en tirer vivants, alors que tout brûlait.
J’aimais bien cet homme. Le meilleur, c’est que lui et sa famille se rendaient dans la région de Blackwater. Nous avons beaucoup parlé à bord du navire. Il était allé au Canada auparavant, durant la dépression, mais lui et ses amis s’étaient rendus en Colombie-Britannique où rien ne leur réussit. Ils étaient donc revenus en Hollande. Son nom était Bouwman, son ami se nommait Ben Vantreek (tous deux sont morts il y a quelques années). Pour moi, la traversée était très ennuyeuse, pas de loisirs, pas de bar, pas même de boissons gazeuses. Ce furent 12 longues journées moroses. La majorité des gens provenaient des provinces du nord, Friesland et Groningue. Le problème, c’est que les Frieslanders ont la mèche courte. Nous eûmes donc la chance d’assister à plusieurs batailles à coups de poing pour une chaise libre ! Le troisième matin vers 4h, j’entendis un bruit curieux. Le navire semblait animé d’un mouvement de roulis. Je descendis de mon hamac et allai jusqu’à l’escalier pour sortir et me heurtai à une vague qui déferlait par la porte. Il fallut deux hommes pour fermer cette porte d’acier. C’était le début d’une tempête de trois jours juste au sud de la côte d’Irlande. Je caracolai de mon mieux jusqu’à la salle du petit-déjeuner. Je choisis la table du centre de la pièce, mais à chaque bouchée que j’avalais, je ressentais une sorte de grondement dans mon estomac. Il y avait deux hommes assis en face de moi. L’un d’eux se leva en disant : « Je ne suis jamais malade », et il retomba sur sa chaise (je crois qu’il avait mangé du gruau). Soudain, la proue du navire se dressa en l’air puis retomba. Le gars qui s’était vanté s’envola de sa chaise. Le bol se renversa sur ses genoux et il fut plus malade qu’un chien ! Mais, juste d’avoir vu cet homme m’empêcha de prendre mon petit déjeuner pendant les trois jours suivants. Je retournai à mon hamac et j’y restai jusqu’au soir. Deux jeunes garçons vinrent me voir et me demandèrent s’ils pouvaient emprunter ma veste de cuir. Je leur demandai en échange de me rapporter une bonne assiette de nourriture et un café. Quinze minutes plus tard, ils étaient de retour avec du pain et un verre de café et ils purent prendre mon manteau pour le reste de la soirée. Je n’eus aucune peine à manger couché, mais j’étais incapable de me lever.
Le matin suivant, j’essayai de me rendre sur le pont, mais je trouvai les doubles portes d’acier obstruées de l’extérieur. On me cria de m’écarter des portes car on essayait de les découper avec une torche à souder, mais l’eau de mer éteignait toujours la flamme. Il fallut trois heures avant que nous puissions ressortir. Le jour suivant, la tempête terminée, le temps était plus doux et ensoleillé. Environ les trois quart des gens à bord souffraient du mal de mer. Pour comble, un bébé était né au plus fort de la tempête, mais la mère et le bébé se portaient très bien. Nous poursuivîmes notre route plusieurs jours durant jusqu’à une zone où la température devint tropicale. Il faisait si chaud que nous étions incapables de nous asseoir sur le pont chauffé à blanc par le soleil. Cela dura encore quelques jours puis la température redevint normale. La journée du 16, nous sentîmes de l’air frais sur les eaux. Je n’avais jamais vu un dauphin de ma vie et voilà que cinq d’entre eux se propulsaient comme des réacteurs tout autour du navire. C’était une joyeuse bande, mais plus tard cet après-midi-là, le capitaine vint sur la passerelle et nous dit de monter sur le pont pour observer un énorme iceberg. Quelle vision fantastique, brillant au soleil comme une immense colonne de cristal. Tout le monde en était captivé !
Deux jours plus tard, Halifax se profila à l’horizon. On ne pouvait y être assez rapidement pour mon goût. Plus nous approchions de la ville, plus les nuages s’assombrissaient et vint une neige mouillante, puis de la giboulée et de la grêle. Lorsque nous fûmes amarrés au quai, tous montèrent sur le pont. Les Frieslanders entonnèrent leur hymne provincial (ils avaient le leur) et ensuite, l’hymne néerlandais. Après quoi on nous servit le diner à bord et on nous avisa en termes sans équivoque de demeurer à bord et de ne pas quitter le navire. C’était le samedi soir. Pendant ce temps, les débardeurs entreprirent de décharger le navire. Nous dormîmes très peu ce soir-là à cause du tapage des énormes chaînes et des moteurs dont s’accompagnait ce travail. Le matin suivant (dimanche), on nous appela par ordre alphabétique. Nos papiers furent vérifiés. Je saluai un gentleman ayant un lien avec la Holland – America Line, un ami de mon père. Il avait fait le voyage avec nous. Je lui donnai une dernière lettre à remettre à mon père et lui demandai comment il avait aimé la traversée. Il me répondit « affreuse ».
Nos affaires étant réglées à bord, je me rendis dans le hall pour enregistrer mes bagages. En plus de mes propres effets, j’emportais aussi une commande de semences de légumes venant d’un de nos voisins pour le Marais hollandais, en Ontario. Le jeune interprète me dit de tout ouvrir. Je dus expliquer qu’il s’agissait de choux, de choux-fleurs, de carottes, de haricots, etc. En devises néerlandaises, il y en avait pour plus de 100 florins. Une fois les explications données à l’agent des douanes, il demanda au jeune homme de me dire qu’il était illégal d’introduire des semences dans le pays. J’étais abasourdi ! Je lui dis que je ne voulais pas d’ennuis. À la hâte, je posai le tout sur le sol et je dis au garçon de l’apporter chez lui ou de faire ce qu’il voulait avec. Je ne pouvais parler ni comprendre l’anglais. Le garçon reçut l’ordre de ramasser les sacs et de les brûler dans un incinérateur allumé. Dix minutes plus tard, tremblant comme une feuille, je quittais le hangar ! J’étais tellement secoué, je craignais qu’ils me déportent, mais un peu plus tard, le jeune homme me dit qu’il n’y avait là rien de mal. Cet après-midi-là, je pris mon dernier repas à bord avant de monter dans le train qui m’emporterait vers l’ouest, en Ontario. Je me rendis en ville pour y acheter des cigarettes, des fruits et des sucreries pour emporter à bord du train. À mon retour, je trouvai ma place à bord du train et j’attendis jusqu’à 18 h avant de partir pour l’Ontario. Enfin, les dernières commandes furent données et nous partîmes.
De nos places, nous admirions le paysage. En traversant partiellement une montagne, nous vîmes une petite ferme près de la voie ferrée. Nous vîmes même un ours solitaire et même un cerf broutant au milieu d’un troupeau de vaches. À la nuit tombée, on alluma le chauffage. Le matin, il y avait toujours du givre et souvent, nous nous éveillions sans chauffage. Cela ne me dérangeait pas mais pour des familles comptant sept et parfois dix enfants, c’était parfois très difficile. J’avais la chance de partager mon compartiment avec un couple plus âgé, dans la mi-quarantaine. Je n’avais aucun désir de dormir entre eux et je devais donc grimper par-dessus eux jusqu’à un compartiment en bois. Je montais là et je commençais à éternuer et à renifler, mais il faisait noir et je ne pouvais rien voir avant le matin suivant. Je fus éveillé par un grand bruit. Je m’aperçus qu’ils apportaient de l’eau pour les locomotives (il y en avait trois). J’essayai d’avoir un peu d’eau pour faire ma toilette. Je portais un pull-over blanc en laine d’agneau, mais quand je me regardai dans le miroir, je m’aperçus que j’avais l’air d’avoir rampé dans une benne à charbon. Tout un côté de moi était enduit de poussière de charbon. J’eus l’impression que ce wagon n’avait jamais été nettoyé depuis dix ans (je logeai une plainte par la suite). Certains avaient couché leurs jeunes enfants dans de petits compartiments (merci au CP ou au CN !). Je tentai de me nettoyer du mieux possible et me dirigeai vers le wagon suivant pour le petit-déjeuner. J’ai rencontré un agent d’immigration et nous fîmes un brin de conversation. Je pris un bon déjeuner de pain brun rôti avec du jambon et du café (0,75 dollar). Plus tard ce jour-là, au déjeuner, j’eus droit à un steak pour 1,50 dollar. Je n’avais jamais connu cela de ma vie !
Le jour suivant, nous vîmes quelque chose qu’on ne pourrait voir de nos jours. Le chemin de fer courait le long d’une autoroute. Au cours de l’après-midi, je vis cinq motocyclettes qui semblaient faire une course avec le train. C’était le genre de motocyclette que nous voyions durant la guerre. Chaque pilote avait un homme en croupe et ils envoyaient la main au train. En atteignant le premier passage à niveau, le train activa un signal leur demandant d’arrêter, mais ils ne le firent pas. La course reprit de plus belle. Cette fois, au passage à niveau suivant, ils s’arrêtèrent et cinq garçons montèrent à bord du train. Ce qui s’était produit, c’est que lors du dernier arrêt du train pour prendre de l’eau, on avait dit aux passagers qu’ils pouvaient quitter le train pendant 45 minutes. Les cinq garçons avaient oublié l’heure et manqué le train. Comment ils étaient parvenus à trouver ces motocyclistes et à s’organiser demeure toujours un mystère pour moi, mais ils sont tous parvenus à destination.
Le mardi matin, à mon réveil, je m’aperçus que certains wagons avaient été détachés et que je me trouvais en queue de train. Je cherchai l’agent d’immigration, bien sûr en train de se restaurer. Je pris un café avec lui et lui demandai ce qui s’était passé. Il me répondit que le train s’était arrêté à Montréal, la moitié du train y demeurant. Je n’en avais rien su. Il me dit qu’avec un peu de chance, nous serions à Toronto le jour suivant vers 8 h, et que c’est là qu’il quitterait le train. C’était juste. Entre 8 h et 9 h, nous entrâmes à Toronto. La gare était pleine de gens. Il faisait vraiment chaud. Et là, plusieurs femmes s’approchèrent du train, ouvrirent les portes et, croyez-le ou non, elles parlaient néerlandais. J’appris plus tard que c’étaient des bénévoles de la Croix Rouge. Elles nous offrirent des sandwichs, du café, du thé, des gâteaux, etc.. Il y avait aussi des représentants des médias, et c’est là qu’intervenaient ces dames. Une dame s’approcha de moi et me demanda si j’accepterais d’être interviewé pour un journal de Toronto. Je lui dis que je ne parlais pas anglais. « Pas de problème », dit-elle, « Je poserai la question en néerlandais et je traduirai en anglais ». J’expliquai que mon but était de devenir jardinier maraîcher, que j’étais célibataire et que ma fiancée se trouvait toujours en Hollande jusqu’à ce que je sois bien établi. Mais entretemps, je travaillerais pour un fermier parce que je n’avais pas pu trouver comme parrain un jardinier maraîcher. J’avais un contrat d’un an pour n’importe quel emploi en agriculture au Canada. Une fois l’interview terminé, je lui demandai où je pourrais me faire couper les cheveux et la barbe. Elle me conduisit chez un barbier et une demi-heure plus tard, j’étais coiffé, rasé et à peu près nettoyé. Ils nous menèrent, moi et une autre famille, vers l’endroit où prendre le train à destination de Lindsay. J’ai oublié le nom de la famille, mais cet homme allait travailler pour une pépinière (serres et fleurs).
À 11 h 30, je pénétrai dans la gare de Blackwater et fus mené à destination par un facteur rural dans une vétuste petite camionnette. Ses livraisons se trouvaient du côté du volant et je poussai le courrier sur la droite. Lorsque j’aperçus toutes les maisons et les granges de ferme, je sus que là serait mon pays s’il m’acceptait et, bien sûr, ils le firent. Quand je parvins finalement à la maison de mes parrains, George Davidson, et son épouse Eileen Davidson, ainsi que leurs deux garçons, Larry et Morley, ceux-ci m’accueillirent. Ce que se dirent alors le facteur et George à mon sujet, je n’en sais rien. Mais j’étais finalement chez moi pour les treize mois et demi suivants. Après le déjeuner, il me montra la ferme et la grange. Il avait deux grandes mules aux longues oreilles, lentes comme le derrière de Toby. C’était une vie des plus simples, et pour nous comprendre, nous échangions des signes, etc.. Il me fallut trois mois avant d’acquérir un peu de conversation. Eileen m’enseignait, habituellement après le dîner. Elle écrivait quelques phrases en néerlandais sur un tableau et me faisait comprendre comment elles se traduisaient en anglais.
Environ cinq semaines plus tard, j’aidai environ 35 fermiers voisins à monter une grange. La ferme était celle de la famille Baker qui avait subi un grave incendie. Apparemment, un court-circuit avait mis le feu et détruit la grange. Je n’ai jamais vu un groupe de gens si prêts à s’entraider. À la fin de la journée, toute la structure de la grange était bâtie. Ils m’invitèrent à diner. La table mesurait 20 pieds de long et était pleine de victuailles comme pour une noce en Hollande. Ce que je trouvais ici était incroyable ! J’écrivis une lettre à mon père lui disant à quel point les Canadiens étaient riches, pas forcément en argent, mais de toute cette nourriture d’une abondance telle que je n’en avais jamais vue de ma vie. Je trouvai que la vie était formidable dans ce pays.
J’avais l’habitude d’écouter la radio, même si je n’y comprenais rien. Les gens étaient très serviables car même si j’étais catholique alors qu’ils appartenaient à l’église unie, ils s’assuraient toujours que je puisse me rendre à l’église le dimanche. Je me rendis à l’église du Sacré-Cœur d’Uxbridge avec un fermier voisin et ses cinq enfants dans la boîte de son camion, environ trois mois après mon arrivée. J’y rencontrai à ma grande surprise M. Bouwman et ses fils avec qui j’avais fait la traversée sur le Kota Inten. Après la messe, ils m’invitèrent chez eux. C’était mon jour de congé à la ferme et je passai une agréable journée. Je dus marcher trois milles jusqu’à Greenbank pour prendre un autobus qui me ramena à la maison. À l’automne, j’allai avec un groupe de jeunes gens visiter l’Exposition nationale du Canada à Toronto. Nous fîmes la rencontre de vétérans de la Deuxième Guerre mondiale, dont certains étaient allés en Hollande, et mon anglais devenant plus élaboré, nous eûmes beaucoup de plaisir à échanger. J’écrivais régulièrement des lettres d’amour à ma fiancée en Hollande. Parfois je lui envoyais de petits cadeaux, une fois, par exemple, par courrier maritime, un châle de soie caché dans un journal. Le courrier par bateau mettait deux à trois semaines à arriver, mais elle reçut bien l’envoi. L’été et l’automne avaient passé, nous eûmes notre première neige.
J’avais mis un peu d’argent de côté et j’achetai ma première voiture. Croyez-le ou non, c’était une Ford 4 cylindres 1929 ! En septembre, le beau-frère de George Davidson me demanda si j’avais des frères. Je lui répondis que j’en avais deux, mais que l’aîné était marié. Il voulait lui aussi parrainer un immigrant. J’écrivis à mon frère Pete pour lui proposer de venir. Après bien des oh ! et des ah ! il accepta. Il arriva, soit en fin octobre ou début novembre.
1948 tirait à sa fin. Noël approchait et Pete et moi prévoyions le fêter avec des amis que nous nous étions faits dans la région d’Uxbridge. Mais la veille de Noël éclata une forte tempête accompagnée de violentes bourrasques qui créaient des vagues de neige de trois à quatre pieds sur les petits chemins de gravier. Ce fut le Noël le plus solitaire de ma vie. Nous restâmes collés à la maison quatre longs jours durant. Puis, la veille du jour de l’an, les routes ayant été déneigées, nous avons passé la soirée avec nos amis. L’hiver ne fut pas trop pénible cette année-là, sinon pour un dimanche où, nous rendant à l’église, nous arrivâmes à une côte abrupte. Il avait plu le matin. La grand-route était en bon état à l’exception de cette côte. Dans une glissade, ma Ford heurta un banc de neige de quatre pieds le long de la route. Le moteur n’était pas atteint et je tentai de me dégager. Mais les roues n’obéissaient pas normalement à mes coups de volant. Deux roues avaient complètement tordu leurs minces rayons. Il fallait en acheter de nouvelles. George Davidson en trouva pour 5 dollars. Il rigola comme une baleine en me voyant arriver et bien des paroissiens firent de même. Peu à peu, cependant, approchait le moment de faire venir Dora. À la fin de mars, elle avait eu 21 ans et commençait à se préparer. Elle habitait avec mon père et ma belle-mère qui lui remirent l’argent qui m’était destiné après la mort de ma mère durant la bataille d’Arnhem. Après avoir reçu ses papiers, elle prit le train pour Bruxelles en Belgique, puis, Paris en France, et Le Havre où elle s’embarqua sur un paquebot de la Cunard White Star Line. Débarquée à Québec le 7 juin 1949, elle finit son périple à la gare de Blackwater le 9 juin 1949. Je l’accueillis à la gare. Elle était si excitée qu’elle faillit jeter le conducteur à bas de son siège ! Elle fut chaleureusement accueillie par George et Eileen.
Dès ce moment, nous commençâmes nos préparatifs de mariage. Des arrangements furent pris à l’église du Sacré-Coeur d’Uxbridge. Le curé était un irlandais, le père McCibney. Nous reçûmes notre licence de mariage et la cérémonie fut fixée pour le 14 juin 1949. Il n’y avait que cette date de disponible à l’église, car la licence du gouvernement exigeait que nous nous épousions dans les 30 jours. C’était un peu désappointant, car nous possédions en tout et pour tout 300 dollars et une vieille voiture. Ce jour-là, Dave (un vétéran de la Deuxième Guerre mondiale) devait conduire Dora à l’église. Il faisait une chaleur écrasante, entre 85°F et 90°F., mais le ciel était bleu. En arrivant à l’église, je n’y trouvai personne. Apparemment, Pete avait retenu Dora et Dave en ville pour prendre un café, en me laissant macérer. Ils arrivèrent enfin et il n’y avait presque personne dans l’église. À nous deux, nous ne comptions qu’un seul parent, mon frère, et un de nos amis avec sa femme (Anna Denouden, demoiselle d’honneur). La cérémonie terminée, les documents signés, le curé nous donna sa bénédiction. Nous nous rendîmes à la ferme des Baker, des amis. Ils nous offrirent un superbe repas. C’était simple, mais c’étaient des gens merveilleux. Ceux-là même que j’avais un jour aidés à monter leur nouvelle grange et après le repas, nous nous rendîmes chez des amis à Leaksdale pour y passer la nuit. Le matin suivant, nous nous dirigions vers la basilique des Saints-Martyrs à Midland et passâmes quelques jours dans cette ville. Durant une de ces journées, nous eûmes droit à une éclipse totale et je dus laisser mes phares allumés durant plus d’une heure.
Quatre jours plus tard, nous traversâmes le comté de King vers le sud en direction de Niagara Falls. Notre visite se poursuivit trois jours durant à cet endroit. On y trouvait d’immenses vergers et des vignobles, c’était une région plus riche que je n’en avais jamais vue de toute ma vie ! Nous atteignîmes enfin les chutes et cette puissante rumeur de la nature et passâmes là quelques jours. Ensuite nous revînmes à la ferme en voiture. Nous y sommes arrivés à 22 h et tout le monde était couché. Nous en fîmes autant car nous étions très fatigués. Le matin suivant, je me levai tôt pour participer aux corvées domestiques et nous prîmes ensuite le petit déjeuner. C’est là que George nous prévint qu’il n’avait pas de place pour loger un couple et que nous devrions trouver un autre logement et un autre emploi. Il me paya ce qu’il me devait et nous discutâmes de ce que nous pourrions faire. Le prêtre irlandais accueillait alors des immigrants par douzaine dans la région d’Uxbridge. Nous lui avons téléphoné et il me dit qu’un fermier possédant un élevage de bœufs au sud d’Uxbridge avait besoin de main d’œuvre. Il avait dit au prêtre d’attendre qu’il ait un endroit où loger des travailleurs. La maison, disait-il, avait besoin de réparations. Pour cette raison, nous dûmes loger une semaine à l’hôtel du village et deux semaines chez des voisins. L’hôtel était très bien, mais ce fut un peu différent chez le voisin. Son nom était Douglas Hall, pilote de bombardier dans un escadron au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Il élevait des moutons et quelques poulets, avait une ribambelle d’enfants et sa femme était une épouse de guerre britannique. Quoi qu’il en soit, il nous donna du travail jusqu’à ce que notre maison soit prête. Quand nous emménageâmes, il n’y avait pratiquement pas de meubles. Et nous n’en avions pas de notre côté. Il me payait 100 dollars par mois, mais Dora devait aussi travailler dans la « grande maison » deux jours par semaine pour 2 dollars par jour. C’était ce qu’on appelle un « gentleman farmer » et la ferme avait pour nom « la Ferme de bœufs écossais à courtes cornes des dunes de sables », tous de pure race. Il possédait d’autres affaires à Toronto ainsi qu’une agence de perception et la rumeur voulait qu’il ait dépouillé un pauvre homme de la région de sa dernière vache en paiement d’une dette de 45 dollars.
En septembre, j’éprouvai quelques malchances. Je fus légèrement atteint de polio et un médecin local étant venu me voir suggéra que je devrais me rendre à l’hôpital. Je lui répondis que je n’avais pas d’argent et que, par ailleurs, Dora ne parlait pas suffisamment anglais pour que je puisse la laisser seule. Il dut comprendre mon point de vue car ce qu’il fit, c’est qu’il rendit visite personnellement à tous mes amis en leur disant de ne pas me visiter pour lui permettre de me garder en isolation. Après le retrait de deux échantillons de ma moelle épinière et sans médication, je commençai à me sentir mieux. Après la quatrième semaine, j’étais de retour au travail. Le médecin m’avait dit d’absorber autant de chaleur estivale que possible et cela fut quasi miraculeux. Mon patron retint mon salaire pour ces semaines d’absence et nous dûmes vivre avec 25 dollars ce mois-là. Le travail avec ces animaux était agréable et j’étais de nouveau en bonne santé. En octobre, Dora m’avisa qu’elle était enceinte. Nous étions très heureux de cela et cela ne nous ennuya même pas de n’avoir presque pas d’argent. Nous étions aussi heureux que des petits enfants avec leur jouet, mais le pire restait à venir.
L’été passa, le temps d’automne s’installa peu à peu et mon frère Pete vint habiter avec nous, mais cela ne dura que jusqu’en janvier. Novembre et décembre furent très doux. À Noël, nous nous rendîmes à la messe de minuit sous une pluie battante. Ce temps persista jusqu’à la première semaine de janvier et alors, vinrent des tempêtes de neige sans interruption. En deux semaines, il y eut d’énormes bancs de neige de quatre à six pieds de haut et Dora fut incapable de se rendre à la « grande maison ». L’un des travailleurs fut alité par une fièvre qui dura plusieurs semaines. Ce mois de janvier fut terrible; cela ne semblait jamais s’arrêter. Le pire advint lorsque je me rendis en ville pour acheter du charbon et que l’on m’annonça que les mineurs étaient en grève. Je paniquai vraiment ce jour-là car je ne savais pas où me procurer du combustible. Je parlai à mon contremaître et tout ce qu’il put me répondre fut : « Désolé mon gars ». Lorsque j’en parlai à mon patron, il me répondit, « Navré, mais il y a un gros arbre dans le fossé près de votre maison et vous pouvez l’utiliser ». Après avoir jeté un coup d’œil à cet arbre, je me rendis compte qu’il était tellement imprégné d’eau qu’il faudrait quatre semaines de temps chaud et sec pour le rendre combustible. Dans notre chambre, le givre s’étendait sur une hauteur de huit pieds sur les murs et nous dormions sous un amoncellement de couvertures et de manteaux. L’eau et les pommes de terre gelaient dans le vivoir. J’allai chercher des fagots de branches mortes dans les buissons et cela nous permit de tenir jusqu’à la fin de février. C’est alors que le contremaître me remit une note du patron m’informant qu’à partir de la fin de février, je n’avais plus d’emploi (merci beaucoup !).
J’eus néanmoins une chance, car mon frère m’annonça qu’il voulait quitter son emploi à la tannerie pour retourner à la ferme où il travaillait précédemment. Il dit un mot pour moi à la tannerie et alors, le propriétaire m’engagea au salaire de 0,60 dollar l’heure. Mais pour trouver un logement, c’était une autre paire de manches. Il n’aimait pas louer à des gens qui avaient des enfants ou dont la femme était enceinte. Le seul endroit que je trouvai était une grande maison où il y avait une seule grande pièce disponible à l’étage. Mais, c’était mieux que rien. Nous empruntâmes quelques chaises, un lit et une table et cela dura quelques semaines jusqu’à ce que je commence mon emploi à la tannerie. Entretemps, j’avais trouvé un petit appartement en ville. Une dame, invalide, nous le louait pour 18 dollars par mois. Ce n’était pas très grand et après deux mois à la tannerie, j’eus la chance de me rendre chez General Motor à Oshawa. Une semaine plus tard, j’étais embauché et je commençais à travailler dans une équipe de maintenance. Le salaire m’apparaissait comme une véritable mine d’or, à 1,09 dollar l’heure ! Durant les cinq premières semaines, je n’étais jamais à la maison le dimanche. Avec l’arrêt des lignes de production, nous étions toujours très occupés les samedis et les dimanches. C‘est là néanmoins, que nous commençâmes à rêver d’acheter une maison. Le 21 juillet 1950, naissait notre première fille et au cours des dix années suivantes, nous eûmes la bénédiction d’avoir neuf enfants de plus. Un fils naquit en 1951, une fille en 1952, une autre fille en 1953, encore une en 1954, un fils en 1956, une fille en 1957, une autre en 1958, un fils en 1959 et enfin, une dernière, une fille, en 1960, une heureuse et grouillante maisonnée !
Au fil des ans, je fus affecté à la ligne d’assemblage des voitures et cela affecta ma santé, à tel point que je dus quitter mon emploi chez GM. En 1957, je trouvai un emploi dans la construction alors que l’on construisait la St. John’s Training School à Uxbridge. La construction terminée, je fus engagé comme concierge et j’y travaillai 20 années durant. Nos enfants grandissant et se mariant (sept d’entre eux avaient trouvé du travail en Colombie-Britannique), nous décidâmes de déménager à Parry Sound où nous avions déjà un chalet. Dans les années 60, nous vendîmes notre maison d’Uxbridge et déménageâmes dans notre chalet pour quatre mois. Pendant ce temps, nous achetâmes une résidence permanente sur le même lac Mill. Étant en semi-retraite, je proposai mes services pour un emploi à la Garde côtière canadienne et ma femme et moi passâmes quatre étés comme gardiens de phare à temps partiel. L’année où j’atteignis mes 65 ans, tous les phares furent automatisés.
Ce qu’il nous est resté, c’est une vie merveilleuse dans ce beau pays que je nomme ma patrie. Une terre où nos enfants peuvent vivre dans la paix et l’harmonie.