Abe Baanstra

Familles

1953 – Groote Beer

Lorsque mes parents ont décidé de venir au Canada en 1953, j'ai été confronté à un énorme dilemme. J'étais devenu militaire de carrière pour l'armée de l'air néerlandaise l'année précédente et avais signé pour un minimum de cinq ans. Mon père me disait que je devais partir pour le Canada avec eux sans quoi ils n'iraient pas. Il s'agissait d'une décision bien lourde à porter pour un jeune garçon de 19 ans. J'avais six mois de faits à l'école des sous-officiers de Wezep et on m'avait déjà promu caporal. Ma carrière avait réellement pris son envol. Je savais que mon père tenait beaucoup à émigrer depuis que sa situation de travail s'était mise à empirer de plus en plus chaque jour. Il travaillait six jours par semaine, de 9 h jusqu'à 2 ou 3 heures le lendemain matin. Il passait toute sa journée de congé à dormir pour rattraper le retard de sommeil accumulé durant la semaine et pour reposer son corps épuisé.

Nous en avons beaucoup discuté et il fut décidé que je devais tenter de quitter le service militaire pour partir avec ma famille au Canada. Ce fut le début d'un vrai cauchemar. Nous avons envoyé maintes et maintes demandes de renvoi à tous les services de l'armée de l'air qui pouvaient bien nous passer par la tête. Mais soit elles étaient refusées, soit on les transférait vers un autre service (ce qui est typique au niveau du gouvernement), lequel exigeait alors plus d'information au sujet de la demande. Cela a duré jusqu'à une semaine avant le départ. J'étais devenu désespéré et il fallait faire quelque chose au plus vite. Mon père eut alors une idée : il connaissait, à La Haye, des gens haut placés au Centre de commandement suprême.

Ce fut un vrai tourbillon, allant d'un bureau à l'autre, suppliant, usant de charme et soulignant l'importance que cela représentait pour la famille que l'aîné soit avec elle dans une telle épreuve. Finalement, on me dit que j'allais être libéré dès l'arrivée des documents requis à Volkel – la base aérienne où je servais. Je dus donc retourner à Volkel et continuer à y angoisser. Puis, un jour tout juste avant notre départ pour le Canada, à la première heure le matin, mes papiers de libération temporaires arrivaient par messagerie-moto. Ma libération finale n'allait être émise que huit mois après notre arrivée au Canada.

J'ai donc quitté Volkel à bord d'un train en direction de Boskoop. À mon arrivée, la maison était vide. Ils étaient tous partis passer du temps avec leurs proches pour leur toute dernière journée en Hollande. Je ne me souviens plus où je les ai retrouvés, mais je crois bien que c'était chez tante Regina. Puis de là, nous nous sommes rendus sur les quais pour monter à bord du Groote Beer, un ancien transporteur de troupes, à Rotterdam. Pendant tout ce temps, je ne pouvais porter que mon uniforme de l'armée, tous mes vêtements de civil étant rendus trop petits : j'avais 17 ans quand j'ai rejoint l'armée et 19 quand nous sommes partis. Être en uniforme s'avéra plutôt avantageux, plusieurs croyant que je me rendais aux États-Unis pour suivre une formation de pilote, y compris certaines jolies filles. Et cela s'avéra aussi très utile durant le trajet, où j'eus carrément mon propre fan-club. Le départ fut très déchirant, avec Tante Regina, Koos, Miep et d'autres qui étaient là pour nous saluer de la main alors que le navire levait ses amarres.

À l'extrémité arrière du pont supérieur du Groote Beer se trouvait un rouf (petit abri) dépourvu de mur arrière. Nous y passions la majeure partie de nos journées et aimions bien voir les vagues s'y briser et passer par-dessus. Le temps à l'aller était épouvantable et bon nombre de passagers eurent le mal de mer. Les membres de notre famille avaient été séparés : les hommes avec les garçons dans un dortoir et les femmes avec les filles dans un autre. Il y avait des rangées et des rangées de couchettes inférieures et supérieures, et avec tous ces gens pris du mal de mer, ce n'était pas exactement un endroit agréable. Les bagages en vrac, que l'on n'avait pas bien rangés sous les couchettes, étaient projetés d'un bout à l'autre du dortoir à chaque vague, les gens étant trop malades pour se lever et les attacher.

C'est donc sur le pont supérieur que nous étions durant la journée, où nous passions notre temps à parler avec les amis que nous nous étions faits à bord. Il n'y avait pas grand-chose d'autre à faire sur le navire, celui-ci subissant sans cesse les mouvements de tangage et de roulis provoqués par cette grosse tempête que nous traversions. Lorsque nous sommes arrivés près de la côte canadienne, le temps s'est enfin calmé. Puis, le navire ralentit soudainement son allure; nous faisions face à un énorme banc de brouillard. Au matin venu, nous étions très impatients d'arriver enfin à Halifax. La scène que j'allais voir allait demeurer à jamais gravée dans ma mémoire. D'un seul coup, le brouillard se leva. Nous étions déjà entrés dans le port de Halifax, qui était comme une immense baie. Il y avait des pelouses verdoyantes, des bâtiments pittoresques, d'autres navires, des remorqueurs, des barges et tout plein de monde… de vrais Canadiens – nous y étions, sur la « terre promise ». Puis, nous avons accosté au Quai 21.

Enfants, nous aimions bien utiliser les boîtes à chaussures pour y recréer des scènes en miniature. Nous découpions un trou carré à l'avant de la boîte afin que l'on puisse en voir l'intérieur et mettions du papier ciré sur le dessus pour laisser passer la lumière. Hé bien, je me sentais alors exactement comme dans l'une de ces boîtes. Il s'agissait d'une expérience inestimable. L'arrivée elle-même me semblait floue comme dans un rêve; dire au revoir à de nouveaux amis, se promettre de s'écrire et de rester en contact (nous n'allions finalement nous écrire qu'une fois ou deux fois, sans plus). Nous sommes descendus à terre et allions devoir nous débrouiller sur cette terre dont la langue nous était inconnue. Après le froid de l'Atlantique, nous sentions enfin la chaleur; Halifax subissait une vague de chaleur et mon lourd uniforme était devenu un vrai sauna ambulant. Nous avons dû séjourner dans une maison de transition en attendant notre train. Je crois que l'endroit était tenu par la congrégation religieuse Sœurs de service. C'est alors que j'ai découvert à quel point les Canadiens pouvaient être généreux. Ces dames vêtues de noir m'ont fourni mes tout premiers vêtements d'été. Elles devaient probablement savoir à quel point je devais avoir chaud, elles-mêmes devant porter d'épaisses tuniques.

Puis, vint l'heure de monter à bord du train. Cela, pensais-je, serait une affaire de longue haleine. Je ne pouvais pas m'imaginer le train circulant pendant toute une semaine à travers le pays sans s'arrêter un bon nombre de fois, nous faisant perdre beaucoup de temps. La Hollande est un tout petit pays. J'avais bien compris que le Canada était un grand pays, mais j'étais loin de me douter à quel point. Une fois dans les Rocheuses, j'ai été complètement dépassé par la splendeur et la taille de cet imposant pays. C'était une énorme locomotive à vapeur qui tirait le train composé de nombreuses voitures de type Pullman. Comme nous débarquions à Vancouver, le conducteur nous avait placés au milieu du train; toute la fumée de la locomotive entrait par les fenêtres ouvertes et noircissait tout ce qui se trouvait à l'intérieur de notre voiture. John s'était donné pour mission de la garder propre. Il nettoyait les murs tandis que les voitures Pullman se bousculaient sans arrêt. Il fit un si bon travail que le conducteur lui fit des éloges. La fumée entrant dans notre voiture était quelque chose de réellement désagréable, mais comme il faisait si chaud, nous n'avions d'autre choix que de laisser les fenêtres ouvertes. Nous avons bien eu une pause de chaleur dans les prairies, ce qui me montra encore une fois toute la grandeur de ce pays.

DE LA NEIGE ! Il avait neigé au beau milieu du mois de mai à Calgary, alors que nous venions de connaître une vague de chaleur à Halifax. Et il allait faire encore plus chaud à notre arrivée à Vancouver et à Victoria. Mais ici, à Calgary, nous nous sommes bousculés pour sortir du train et pour entamer une bataille de boules de neige, laquelle fut très rafraîchissante et plus que la bienvenue suite à la chaleur que nous avions connue et nous avions le temps, comme l'on faisait une petite escale pour enlever et ajouter des voitures, et pour changer notre locomotive pour une plus puissante capable de nous faire passer à travers les Rocheuses.

Mon père, quant à lui, en profita pour faire quelques courses. Il y avait un magasin à proximité qui semblait convenir, mais mon père ignorait qu'il s'agissait d'un magasin de spécialités hongroises. Il contenait pourtant tout ce qu'il cherchait et, plus particulièrement, un long salami noir. Lorsque mon père revint avec le saucisson, nous étions fins prêts à le dévorer. Il avait l'air délicieux et sentait encore meilleur, mais lorsque nous en avons pris une bouchée… AÏE ! Ce fut comme si un pétard nous avait explosé dans la bouche ! Cette belle saucisse était en fait extrêmement épicée et il nous fut impossible de la manger. Quelle déception ! Nous n'avions pas beaucoup d'argent et étions affamés, mais elle était tout simplement trop épicée et impossible à digérer pour nos estomacs hollandais et ne voulions pas souffrir de brûlures d'estomac.

Nous avons donc traversé les Rocheuses pour finalement arriver à Vancouver. Nous y avons passé la journée et sommes ensuite montés à bord du ferry de nuit du Canadien Pacifique qui allait nous conduire à Victoria, où nous sommes arrivés sous un soleil radieux le 14 mai 1953 (Ann affirme, elle, que c'était plutôt le 13 mai). Mme Sally Rogers et Mme French de la Ligue des femmes catholiques étaient là pour nous accueillir et nous emmener avec elles. Première destination : le bureau des douanes du chemin Dallas (ce bâtiment n'existe plus depuis longtemps, mais au moment d'écrire ces mots, un nouveau condominium de plusieurs étages était en construction au même emplacement).

De là, nous nous sommes rendus à l'emplacement de notre première maison, sur le chemin Gorge Est (elle était la propriété de Mme French, laquelle était également propriétaire des taxis Victoria). La maison était meublée de meubles d'occasion provenant de dons de la société St-Vincent de Paul. Les meubles que nous avions rapportés de Hollande ne devaient arriver qu'un mois plus tard, mais arriveraient tout cassés dans le conteneur. Apparemment, on avait dû relâcher la boîte en plein dans les airs lors du déchargement. Les dames reçurent des matelas dont elles nous firent don et sur lesquels nous avons dû dormir directement, sur le sol et sans draps. S'il y a une chose dont je me souviens bien au sujet de cette maison, c'est que la nuit, lorsque l'on dormait dans la chambre de devant, on entendait les voitures passer tout près de la fenêtre et rouler sur une plaque d'égout, faisant chaque fois un vacarme incroyable. Nous avons passé près de six mois dans cette maison et je n'ai jamais pu m'y habituer. Mais bon, nous étions forts reconnaissants d'avoir un toit au-dessus de nos têtes et personne ne s'en est jamais plaint.

Nous voilà donc au Canada : sept enfants, deux adultes et seulement 54 dollars en poche. Mon père et ma mère ont vraiment dû connaître de graves moments d'angoisse. Ces 54 dollars n'allaient pouvoir durer que quelques semaines. Le travail qui attendait mon père pour la société Empress était tombé à l'eau, son niveau d'anglais n'étant pas suffisant. Il dénicha un emploi à temps partiel sur le chantier naval où il devait y nettoyer les réservoirs d'huile de bateaux-citernes – un emploi qui ne lui convenait pas du tout. Ayant plutôt une expérience de serveur, ses mains étaient douces et il n'était pas du tout habitué à ce genre de travail plus physique. Il rentrait chaque soir par bus, les vêtements couverts d'un genre d'huile goudronneuse malodorante. Un jour, ayant une grosse tache de cette substance gluante sur le derrière de son pantalon, il resta presque collé au siège sur lequel il était assis, ce qui le dérangea davantage que les autres passagers du bus. Il se sentait toujours un peu honteux… je le vois encore rentrer à la maison, tout souillé, les mains et le visage couverts d'huile. Ma mère l'aidait à enlever ses vêtements et lui faisait prendre un bain très chaud afin de faire fondre cette matière gluante qui lui collait au corps. Il s'assoyait dans la baignoire et pleurait parfois tellement tous les os de son corps lui faisaient mal. Mais le lendemain, il retournerait au travail pour tout recommencer et passait à travers sa journée, coûte que coûte. Puis enfin, il se trouva un emploi de jour chez Page the Cleaner, où il allait demeurer pendant 14 ans. Il me répétait souvent que la vie n'aurait pu être meilleure pour lui, ayant eu du temps pour entretenir le jardin de fraises et de légumes dont il rêvait en Hollande où cela lui était impossible en raison d'heures de travail excessives. Il pouvait maintenant utiliser tout ce temps additionnel pour faire tout plein de choses, ou simplement pour être là avec mère et nous, ce qu'il ne pouvait pas se permettre en Hollande. La vie était belle au Canada !

Hugh et moi travaillions pour Brown, un fleuriste à Esquimalt (où se trouvent maintenant l'aréna et le stationnement). Je portais mon fidèle uniforme de l'armée pour travailler, mais aurais préféré porter quelque chose de plus léger pour creuser des parterres de fleurs, ces 35 degrés Celsius étant plutôt difficiles à supporter, même torse nu. Heureusement, ce travail n'a duré que six semaines; j'ai eu la chance d'obtenir un emploi sur le ferry du Canadien Pacifique, celui-là même qui nous avait amenés à Victoria. Un rêve devenu réalité au double du salaire ! Pour arriver financièrement, nous avions tous convenu qu'au cours des deux années à venir, 90 % de nos salaires seraient utilisés pour le bien de la famille. Ces revenus supplémentaires allaient donner à notre père la chance de trouver et d'acheter notre maison du 646 rue Dunedin et d'en payer une bonne partie durant ces premières années. Je me suis soudainement senti plutôt riche une fois les deux années écoulées, non seulement littéralement, mais aussi pour avoir contribué à la sécurité financière des heureuses années qui allaient suivre. Pour être honnête, il m'est arrivé d'avoir des regrets pour avoir quitté l'armée de l'air en Hollande (j'aurais pu prendre ma retraite à 45 ans), mais la vie a été plus que bonne pour moi et venir au Canada m'a apporté tant de bonnes choses : mes parents savaient ce qui était le mieux pour moi. Cela fait maintenant 50 ans, pouvez-vous y croire ! Merci maman, tu es la meilleure ! Vous avez tenté votre chance et nous en avons tous tiré parti ! ABE