Familles 1956
De Staline aux corn flakes de Kellogg
De Janos Maté
N'eut été d’Adolph Hitler et de Josef Staline, mon grand frère Gabor et moi n'auraient peut-être jamais eu l'occasion de croquer des corn flakes de Kellogg durant notre enfance. Ce petit plaisir aurait probablement été retardé de quelque 35 ans, après l'effondrement du mur de Berlin et du Bloc soviétique en 1989. Il faut bien le dire, la vie des gens est si souvent dessinée et scénarisée non pas par leur propre conception, mais bien par les conséquences d'événements extérieurs et la convergence de processus historiques dus aux ambitions des soi-disant « hommes de l'histoire ». C'est ce qui est arrivé à notre famille juive d’Europe centrale, la Hongrie et la Tchécoslovaquie du XIXe et du XXe siècle.
La vie de nos parents et de nos grands-parents a été, le plus souvent, une série d'adaptations aux sables mouvants de l'histoire : les ravages des guerres, les bouleversements politiques, les frontières redessinées, les changements de régime et les mouvements opportunistes des politiques gouvernementales envers le statut juridique et les droits civils des minorités ethniques, particulièrement ceux des Juifs.
Le 23 novembre 1956, alors que le régime communiste en Hongrie était toujours en état de désordre total en raison d'un mois de tenace soulèvement armé contre la domination soviétique par la population, notre famille a traversé la frontière séparant la Hongrie et l'Autriche. Nous devenions alors des réfugiés. Ce n'était pas une décision facile pour nos parents. Mon père avait alors 46 ans, et ma mère, 37. Avec deux jeunes garçons, une couple de valises et pratiquement sans aucune ressource financière, ils ont laissé le peu de sécurité qu’ils avaient : appartement, meubles et autres biens matériels, tous leurs amis et autres membres de la famille, l'emploi de papa. Sans aucune assurance quant à l'avenir, ils ont affronté l'inconnu. Jusqu'à 150 000 personnes ont dû prendre la même décision monumentale de fuir la Hongrie durant cette période. L'impulsion spontanée de quitter venait souvent de parents de l’Allemagne de l'Ouest qui téléphonaient pour dire, « qu’est-ce que vous attendez ? », mais la véritable décision de quitter avait pris plusieurs années à être prise. Un incitatif supplémentaire est venu des slogans antisémites qui ont commencé à apparaître sur les murs dans toute la ville et notamment une relation de mon père qui lui avait dit que « bien qu'il était un bon Juif, les autres peuvent bien aller en enfer. »
Quitter la Hongrie était une véritable idée fixe pour nos parents après la Deuxième Guerre mondiale et les tragédies qui se sont abattues sur notre famille pendant l'Holocauste hongrois. Toutefois, lorsque la réelle option de fuir s’est présentée, et malgré son aversion pour les Hongrois qu’elle tenait responsables de la mort de ses parents durant la guerre, ma mère était réticente à quitter. Elle craignait pour sa famille. Mon père était plus déterminé. Ils nous ont consultés, mon frère et moi. Nous nous sommes regardés et avec une exubérance de jeunes garçons et un sentiment d'excitation face à l’aventure, mais sans véritable compréhension de toutes les implications, nous avons accepté avec enthousiasme l'idée d'émigrer.
Notre mère, Judith Lowi, était née en Hongrie, à Kassa en 1919, dans une culture familiale orthodoxe mais moderne, intellectuelle et de classe moyenne supérieure européenne juive et cultivée. À la suite du « Traité de la trahison », à l'issue de la Première Guerre mondiale, la partie nord-est de la Hongrie a été cédée à l'État nouvellement formé de la Tchécoslovaquie. Par conséquent, au moment où elle n’avait que deux ans, sans jamais avoir été déplacée, notre mère ne vivait plus à Kassa, en Hongrie, mais bien dans la ville de Kosice. Elle était par conséquent devenue une citoyenne tchécoslovaque.
Quand ma mère était une jeune enfant, à chaque année le jour de son anniversaire, des milliers de personnes célébraient dans les rues de Kassa. C’est seulement quand elle a été un peu plus âgée qu'elle a appris qu’en réalité, ces parades étaient en l'honneur de Tomas Masaryk, le bien-aimé Président et fondateur de la République tchécoslovaque, dont l’anniversaire était le même jour. À la suite du Pacte de Munich, entre le Premier ministre britannique, Neville Chamberlain et Adolph Hitler et le déchirement de la Tchécoslovaquie, Kassa est revenue à la Hongrie, juste avant le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale.
Notre père est né en 1910, à Budapest, en Hongrie, parmi une famille pauvre parlant le Yiddish. Au tournant du siècle, ses parents avaient migré vers Budapest à partir d'une petite ville de la Galicie, en Pologne. Ils se sont enfuis de la Galicie, laquelle était à l'époque une province de l'Empire austro-hongrois, pour surmonter les graves difficultés économiques qui avaient résulté des restrictions formelles sur les Juifs, ainsi que pour échapper à l'antisémitisme et aux émeutes antijuives qui ont balayé la région dans les années 1890. Bien que né sous le nom d’Andor Meltzer, à Budapest (et comme ses papiers le stipulaient, également connu sous le nom d’Andor Feldman), la citoyenneté hongroise de notre père, ainsi que son nom de famille, demeure ambiguë en raison du refus des autorités hongroises de reconnaître la validité de l'état matrimonial de ses parents. Conformément aux coutumes polonaises, ses parents n'avaient eu qu'un mariage juif et n'avaient donc aucun certificat de mariage civil qui aurait été reconnu par l'État hongrois. Par conséquent, notre père devait porter le nom de famille de son père et de sa mère.
En 1941, le gouvernement de l'amiral Horthy, régent de la Hongrie, dans un geste pour apaiser davantage Adolph Hitler, a adopté son troisième projet de lois antisémite qui visait à retirer progressivement aux Juifs leurs droits civils de base, le droit à la propriété et la participation à la vie quotidienne normale du pays. Comprises dans les lois juives de 1941 se trouvaient des mesures de déportation vers la Galicie de tous les descendants de Juifs polonais qui ne pouvaient prouver leur nationalité hongroise. Notre père était de cette catégorie. Pour éviter l'expulsion, il alla se cacher et, pendant près de neuf mois jusqu'à ce que sa citoyenneté hongroise soit obtenue par le biais de moyens juridiques, il a dormi chaque nuit dans différents chalets, dans les montagnes voisines de Buda. La plupart des 18 000 Juifs qui ont été déportés en Galicie au cours de cette période ont été massacrés par les SS allemands et leurs cohortes hongroises et ukrainiennes.
En 1942, comme 60 000 autres hommes Juifs, notre père a été enrôlé dans les bataillons de travail forcé de l'armée hongroise. De 1942 jusqu'à la fin de la guerre en 1945, il a creusé des tranchées, construit des ponts et des fortifications et émondé du bois à travers toute la campagne hongroise. Plus de 50 % des hommes des bataillons de travail forcé ont péri. Notre mère s'est installée à Budapest, en provenance de Kassa, en 1942. Nos parents se sont mariés le 2 mars 1943 dans la ville de Tecso, près du lieu où la brigade de main-d’œuvre de mon père était temporairement stationnée. Mon père a obtenu une autorisation de quatre heures du lieutenant de la brigade afin d'assister à son propre mariage. Il lui a dit : « Les Juifs ne prennent pas plus d'une demi-heure pour leur cérémonie de mariage. Ça vous donnera un autre trois heures et demie à passer avec votre fiancée. »
Le 19 mars 1944, Hitler a envahit son alliée, la Hongrie, pour empêcher le pays de changer de camp durant la guerre. En l’espace de quelques semaines a commencé la déportation à grande échelle des Juifs hongrois vers Auschwitz. Les Juifs des provinces, y compris la Slovaquie et Kassa, ont été capturés en premier. Les parents de ma mère, le Dr Joseph et Anna Lowi et sa sœur, la Dre Marta Lowi, ont été transportés à bord de trains cargo vers Auschwitz, en provenance de Kassa le 3 juin. Ils ont été immédiatement assassinés dans les chambres à gaz. Près de 550 000 Juifs ont été déportés de la Hongrie dans un délai de quelques mois et plus de 300 000 d'entre eux ont péri dans les camps. 250 000 Juifs sont également morts des travaux forcés, de la famine, des massacres et des marches de la mort. Ma mère, ainsi que mon frère aîné Gabor qui avait alors moins d'un an, ont survécu pendant ces mois dans le ghetto de Budapest, puis dans une maison pour les Juifs parrainée par le gouvernement suisse.
Après les ravages de la guerre, la vie a repris. Je suis né en 1946 et comme tous les bébés nés immédiatement après la guerre, nous étions considérés comme faisant partie d'une génération d'espoir et de renouveau. Mon père a reconstruit son petit atelier de fabrication de meubles qui avait été bombardé pendant les offensives britanniques et américaines contre les Allemands dans la ville. Quelques années plus tard, le gouvernement communiste stalinien de Matyas Rakosi, dans une campagne absurde contre la soi-disant petite bourgeoisie, ont fermé sa boutique alors composée de employés. Mon père est alors parti travailler pour une coopérative de peinture. Un jour, dans une volonté de déplacer la famille dans l'état nouvellement formé d'Israël, mon père est allé faire une demande de passeport. Le ministre adjoint en charge était une connaissance juive plutôt amicale qu’il avait faite dans le bataillon de travaux forcés. Le sous-ministre lui a répondu : « Désolé Andor. Je ne peux pas vous laisser quitter la Hongrie. Nous avons besoin de bonnes personnes comme vous pour bâtir une société nouvelle. »
Les absurdités idéologiques du système étaient innombrables. Toutes les nouvelles étaient contrôlées. Les gens ont appris à lire et à vivre entre les lignes. Mais nous les enfants, on y croyait. Nous avons cru à l'idéalisme, à la promesse. Mon frère et moi fréquentions une école réservée aux garçons. Comme tous les autres enfants, nous sommes devenus de Jeunes Pionniers et nous portions l'uniforme scolaire : une chemise blanche et un foulard rouge. C’est avec beaucoup d'enthousiasme que nous assistions aux défilés du May Day. Nous en apprenions au sujet des courageuses forces armées soviétiques qui avait libéré la Hongrie du nazisme, et nous les applaudissions durant les projections de films. Nous en apprenions aussi sur les grandes réalisations du communisme et sur la décadence du capitalisme, du jazz et du swing. Les actualités cinématographiques annonçaient à répétition les merveilleuses réalisations du système et montraient d’heureux paysans travaillant dans les champs avec leur moissonneuses-batteuses flambant neuves, de jeunes ouvriers d'usine souriant devant des montagnes de marchandises, bien en avance sur le plan quinquennal… Et on y croyait.
Un jour, à l'école, alors que j'étais en deuxième année, nous avons parlé bougies. L'enseignant nous a demandé si l’un ou l’autre d’entre nous avait déjà allumé une bougie. J'ai proposé que nous allumions des bougies pour souligner l’Hanoukka. Le jour suivant, nos parents avaient subtilement été informés par le directeur de dire à leurs enfants de ne pas parler ouvertement de questions ayant une connotation religieuse. Le gouvernement avait des éducateurs politiques allant de porte en porte, de quartier en quartier. Un dimanche, papa a ouvert la porte à un de ces éducateurs qui sont venus raconter les merveilles du système à nos parents. Après une conversation d'une heure avec mon père, il a commencé à mettre son âme à nu et, à travers ses larmes, s’est lancé dans une litanie de plaintes contre le régime. Mon père l’a consolé en lui disant : « Bon, bon, camarade, les choses ne sont pas si épouvantables. »
Le vendredi 6 mars 1953, nous nous sommes réveillés au son d’une musique funèbre. Elle jouait à la radio, émanait des haut-parleurs dans les rues, était incessante dans les couloirs de l'école. Joseph (Iosif) Vissarionovitch Djougachvili, que nous connaissions sous le nom d’Oncle Staline, était mort. Ce soir-là, après une journée d'éloges à l'école et musique funéraire qui jouait toujours dans les rues, j'ai commencé à pleurer. Alarmés, mes parents m’ont demandé « Mais qu’est-ce qui te rend si triste, quel est le problème ? » et à travers mes sanglots, j’ai lancé ma réponse à mes parents qui n’en croyaient pas leurs oreilles : « parce qu’Oncle Staline est mort. »
J'ai survécu au décès de Staline, tout comme son système. Le mercredi 25 novembre de la même année, l'équipe légendaire hongroise de football a marqué l'histoire en battant l'Angleterre 6-3 au vieux stade de Wembley, à Londres, et a ainsi brisé la période de 90 ans sans défaite à domicile de l’équipe anglaise. La signification de cet événement rivalisait, voire dépassait, celle de la mort de Staline. Le pays tout entier se tenait bien raide en écoutant la partie qui était diffusée à la radio dans tous les immeubles du gouvernement, les hôpitaux, les usines et les rues. Le pays était uni. L'équipe victorieuse a été célébrée de façon incroyable. Le football régna comme deuxième religion autorisée par les autorités du pays… après le communisme.
Notre famille n'était pas religieuse. Nous étions Juifs culturellement et historiquement, mais à l'exception des grandes fêtes, nos parents allaient rarement à la synagogue. Néanmoins, nous on s’identifiait nous-mêmes, et on était considérés par nos amis du quartier, comme Juifs. Nous étions par conséquent différents. Chasser les œufs à Pâques et asperger les filles de parfum, même si j'adorais l'idée, ne faisaient pas partie de notre culture. Pas plus que Noël. Nous étions différents, nous nous sentions différents et par conséquent, comme enfant, j’avais parfois honte et me rejetais moi-même. Ce n’est que très occasionnellement que nous avons dû affronter des gestes manifestes d'antisémitisme. Cela se manifestait en se faisant traiter de « sale Juif » et, encore, dans des batailles après l'école. En une occasion, au printemps de 1956, mon frère et moi avons été attaqués par un groupe d'amis de notre quartier. Ils nous ont craché des épithètes racistes pendant qu’ils nous rouaient de coups de poing.
À la veille de la révolution, le mardi 23 octobre 1956, mon frère et moi jouions à l'extérieur de notre immeuble. Un autre garçon est venu près de nous, tout excité qu’il était, pour nous dire que les étudiants de l’université et les travailleurs manifestaient dans le centre-ville. Lorsque nous avons informé nos parents des manifestations, nous avons demandé à papa si nous devions aller à l'école le lendemain. Il a répondu « Mais bien sûr ! ». Tôt le lendemain matin, notre père s’est préparé à aller au travail. Comme il sortait de notre immeuble, le concierge lui a lancé « Mais où allez-vous ? » « Quelle question ! Au travail. » « Au travail ? Vous n’avez pas entendu ? a alors dit le concierge, il y a une révolution ». Nous avons passé les trois semaines suivantes principalement à l'intérieur. Nous dormions dans un espace de rangement de l'appartement, nos parents craignant que des balles perdues ne fassent éclater nos fenêtres qui donnaient sur la rue. Nous avons vu des hommes courant en petites bandes avec des armes à feu au poing. Quelques balles ont frappé notre immeuble. Maman faisait du pain.
Nous n’étions pas autorisés à raconter à quiconque nos plans d'émigrer. La nuit précédant notre départ de Budapest, nous avons été autorisés à dire au revoir à nos amis les plus proches. Cette nuit-là, les meilleurs amis de nos parents ont dormi à la maison. Alors que mon frère et moi prenions notre bain dans la baignoire chauffée au feu de bois, nous avons ressenti la peur de l'inconnu. Nous nous sommes promis l’un à l'autre que quoiqu’il arrive, nous resterions ensemble.
Le matin du 23 novembre, nous avons pris un train de Budapest vers la ville frontalière de Sopron. Le train était bondé de réfugiés potentiels qui prétendaient tous aller en vacances à la campagne. À notre arrivée à Sopron, notre père est allé chercher un guide qui, moyennant un montant généreux, pourrait nous faire passer la frontière pendant la nuit. Notre guide était un paysan qui nous a installés dans sa grange pour la nuit et la journée avec trois autres familles. Le soir suivant, après la tombée de la nuit, nous avons commencé à traverser la frontière vers l'Autriche. Il avait plu pendant plusieurs jours et le sol était tellement détrempé que la boue nous montait jusqu’aux chevilles. Notre mère, pour qui la marche était difficile à cause de sa dystrophie musculaire, ne cessait de tomber. La boue avait rempli ses bottes et râpé toute la peau à l’arrière de ses chevilles.
Les lampes des escouades de recherche illuminaient parfois la nuit. Notre plus grande inquiétude était d’être interceptés par des patrouilles de la frontière hongroise. Et nous avons en effet croisé une patrouille avec berger allemand. Notre guide a alors immédiatement disparu dans le noir. Notre père a enlevé sa montre, sorti le peu d’argent qu'il avait et l’a remis aux deux soldats. Tout en s’excusant, ils ont accepté le pot-de-vin, nous ont pointé la bonne direction vers l'Autriche et ont quitté. Immédiatement après, notre guide est réapparu. Nous n’avons jamais su si cette rencontre avait été fortuite ou non. Nous nous sommes avancés dans l'obscurité jusqu'à ce que nous voyions la lueur de plusieurs phares de véhicules. C’était des Jeeps de la Croix-Rouge internationale et de la police frontalière autrichienne. Nous étions enfin arrivés.
Nous avons immédiatement été emmenés dans une petite ville autrichienne et logés dans le gymnase d’une école. La Croix-Rouge nous a donné des oranges et du chocolat. Les oranges étaient une denrée rare en Hongrie et en les recevant, on nous confirmait, à mon frère et moi, qu'il pouvait être bon d'être des réfugiés. Nous avons passé les deux semaines suivantes dans des refuges à Vienne et en Allemagne, pour ensuite prendre le train vers Munich pour y rester temporairement avec la famille de la sœur de notre père. Sur notre parcours, à chaque gare, des centaines d'Autrichiens et d’Allemands nous accueillaient en nous donnant des sacs remplis de bonnes choses : des vêtements, de la nourriture et des produits de toilette.
L’intention première de nos parents était de nous rendre en Israël. Après de nombreuses heures de discussion, la décision a été prise de demander des visas au Canada. On a pensé, considérant l'âge de nos parents, qu’il serait plus facile pour eux de se rebâtir une vie au Canada qu'en Israël. La décision était renforcée par la politique de porte ouverte du gouvernement du Canada envers les réfugiés hongrois, qui incluait le paiement de toutes les dépenses à destination des différentes localités au Canada. Près de 40 000 réfugiés hongrois sont venus au Canada au cours des mois qui ont suivi.
Nous nous sommes embarqués sur l’Arosa Sun, un paquebot de 20 000 tonnes, à Brême, le 24 janvier 1957. Le navire a pris d’autres passagers au Havre, puis à Southampton et, après un voyage de dix jours orageux à travers l'Atlantique, nous sommes arrivés au Quai 21 de Halifax le 4 février. La plupart d'entre nous avons souffert du mal de mer pendant toute la traversée.
Nous avons rencontré d’autres familles Juives hongroises et leurs enfants sur le bateau. Quand nous nous sommes installés au Canada, certains d'entre eux sont entrés dans le cercle d'amis de nos parents et de mon frère et moi. Pour nos parents, ces amitiés étaient très importantes alors qu’ils faisaient face aux défis qu’imposait un nouveau pays.
Cinquante ans plus tard, le gestionnaire de la recherche du Musée canadien de l'immigration du Quai 21 a été capable, de façon miraculeuse, de produire le registre de notre traversée sur le navire Arosa Sun. Parmi les noms de tous les membres d'équipage et des passagers se trouvent ceux de mes parents et de mon frère et moi. C'est le premier document officiel retraçant notre immigration au Canada.
Le 5 février, nous avons pris un train qui nous amènerait à Vancouver, une ville qui, aux yeux de nos parents, semblait être au bout du monde. Le gouvernement canadien avait une politique de peuplement de l'Ouest avec les nouveaux immigrants. Nos parents connaissaient très peu de choses sur Vancouver et étaient beaucoup plus enclins à s'établir à Toronto ou à Montréal. Cependant, puisque le gouvernement avait insinué que ceux qui choisissaient de ne pas se rendre à Vancouver ne recevraient pas l'aide gouvernementale supplémentaire, le choix de destination était fait pour nous.
Alors que nous montions à bord du train, chaque réfugié hongrois était accueilli non seulement avec les sacs de la Croix-Rouge canadienne, mais aussi par un représentant de la compagnie Kellogg. Chacun de nous se voyait remettre quelques petites boîtes de corn flakes. Nous n'en avions jamais vu auparavant. Sur chaque boîte était inscrite en hongrois une petite note sous forme de vers : « Dieu vous a emmené au Canada » (ou « Bienvenue au Canada »), un pays d'excellents produits », « Nous aimerions vous proposer un des produits exceptionnels du Canada, les corn flakes de Kellogg ». Durant les jours suivants, à bord du train, nous avons fait plusieurs tentatives à grignoter ces flocons insipides qui se désagrégeaient dans notre bouche. Finalement, nous avons su qu’il fallait y ajouter du lait et du sucre. Aujourd’hui, quelque cinquante ans plus tard, bon nombre de réfugiés, y compris moi-même, ont encore un attachement émotionnel, une certaine loyauté, envers la compagnie Kellogg, notre premier contact avec la culture canadienne.
Nous sommes arrivés sur la côte ouest le 10 février, après un voyage en train de six jours, à travers les vastes prairies enneigées. Nous avons d'abord logé sur une base militaire à Abbotsford. Depuis la base, nous pouvions voir chaque nuit les projecteurs au loin. Nous ne savions pas que ces lumières n’étaient pas pour la défense aérienne, mais provenaient bien d’un concessionnaire automobile de Vancouver. Après une dizaine de jours à la base militaire, les réfugiés juifs hongrois ont été transportés par autobus vers Vancouver et généreusement hébergés par des familles juives. Une famille, qui vivait dans une grande maison donnant sur l’océan, près du campus de l'Université de la Colombie-Britannique, nous a hébergés. Notre première impression de la vie au Canada a donc été très positive.
Quelques semaines plus tard, nous avons déménagé dans un triplex côté Est, avec cinq autres familles hongroises. Les enfants de la maison assistaient aux New Canadian English classes dans une école voisine et devinrent à tout jamais redevables envers notre patiente et créative enseignante, Miss Stanley. Pendant ce temps, nos parents faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour se tailler une vie. Ma mère a pris des pensionnaires, des hommes célibataires hongrois. Le premier emploi de notre père était de balayer la cage d'ascenseur d'un immeuble à bureaux. Ensuite, il a obtenu la responsabilité de repeindre les bureaux du même bâtiment pendant la nuit. Vers la fin de sa vie, il se rappelait avoir été si fier quand, après sa première semaine de travail, il avait rapporté 20 dollars à sa femme avec le sentiment de confiance d’être capable de faire vivre sa famille.
Quand nous vivions à Budapest, nos parents et leurs amis se rassemblaient toujours pour les célébrations du Nouvel An. Dans une atmosphère de bonne humeur et de bonne nourriture, on écoutait les programmes spéciaux de variété sur la Radio d'État hongroise. La veille du Jour de l’An de 1958, notre première au Canada, notre famille a reçu certains de nos amis juifs hongrois pour la soirée. Quand j'ai vu mes parents danser, je les ai mis en garde : « La danse, c’est OK, mais pas les bébés. » Neuf mois plus tard, ma mère donnait naissance à son troisième fils, George. Il fut le premier citoyen canadien de notre famille. Au sein de notre cercle d'amis, plusieurs autres familles hongroises qui étaient arrivées au Canada vers la même époque ont aussi eu des bébés. Les nouveaux arrivants établissaient leurs racines canadiennes.
En Hongrie, on se sentait souvent marginalisés parce qu’on était Juifs. Au Canada, nous avons parfois été marginalisés parce que nous étions immigrants. On est passé de « sales Juifs » à « sales PD » (personnes déplacées). Une fois, j'ai été attaqué par un groupe de jeunes Italiens, qui criaient, avec leur accent italien, « vous, sales PD ! Pourquoi vous ne retournez pas d’où vous venez. » Il y a eu plusieurs autres incidents semblables qui résultaient en batailles. Il n'est jamais facile d'être adolescent. Cependant, les défis normaux de l'adolescence prennent considérablement de l’ampleur avec les obstacles auxquels font face les immigrants. Durant des années, je me suis senti très gêné à cause de mon accent. Ce n’est que lorsque quelqu'un m'a dit « avoir un accent signifie que vous avez un passé plus intéressant » que j’ai commencé à accepter que c'était correct de parler comme je parlais. Pendant des années, je me suis senti comme un étranger culturel.
Nos parents ont travaillé fort durant toute leur vie. Ils ne sont jamais devenus riches, mais ils ont donné ce qu’il fallait à leurs trois fils et tiraient la plus grande des satisfactions de les voir vivre une vie productive. Mon père surtout prenait grand plaisir à annoncer au monde que ses trois fils avaient épousé des « Canadiennes. » Et leur plus grand plaisir venait de leurs huit petits-enfants.
Notre père et notre mère ne prenaient jamais leur citoyenneté canadienne pour acquise. Une fois devenus des citoyens, le 22 mai 1962, ils n’ont jamais manqué de voter à une élection. Depuis le premier jour où nous sommes arrivés à Vancouver, mon père a eu ce dicton : « Je ne me suis jamais senti si libre de toute ma vie ». Il rappelait souvent à ses fils qu'il était âgé de 52 ans quand il a eu l'occasion pour la première fois de voter librement.
Mon père appréciait aussi grandement la qualité de l'eau potable qui sortait du robinet à Vancouver et l'air frais. Comme dans un rituel, il tenait son verre d'eau bien haut et l’admirait dans une sorte d'émerveillement puis, il prenait une profonde respiration.
J'ai quitté l'Europe sous le nom de János Máté et je suis arrivé à Halifax sous celui de John Mate. En tant qu’enfant de 10 ans, c’est volontairement que j’ai renoncé au nom j’avais eu toute ma vie en faveur d’une promesse d'assimilation plus facile. Mais je n’ai jamais été un « John ». C'est un nom très anglais que j’ai toujours senti détaché de moi. Le lendemain du décès de notre mère, soit le 5 novembre 2001, en plein deuil, je me suis défait de mon nom d'immigrant, John, et je suis revenu aux premiers sons de mon enfance, au nom que maman m’avait donné, Janos. Je n'étais plus un immigrant.
Comme des millions d'autres immigrants au Canada, nous avons emmené avec nous nos histoires de famille. Les innombrables anecdotes qui composent l'histoire de toutes les familles d'immigrants qui sont venues au Canada constituent une composante essentielle de l'histoire de ce pays. Le Canada, par l'intermédiaire de ses immigrants, est devenu un bassin majeur d’histoires de gens de partout dans le monde. Ainsi, l'histoire du Canada est intimement liée à l'histoire du monde depuis deux siècles.