L'hétérosexisme dans la politique d’immigration canadienne, 1952-1978

Résumé

En 1952, le gouvernement canadien a adopté une nouvelle Loi sur l’immigration qui excluait explicitement les « homosexuels ». Cette interdiction est apparue dans le contexte des préoccupations sécuritaires et de la criminalisation croissante des sexualités queer, mais elle a été à la fois motivée et contestée au sein même de la Direction de l’immigration. L’interdiction totale est restée en vigueur jusque dans les années 1970, lorsqu’une nouvelle Loi sur l’immigration a été adoptée, reflétant l’évolution rapide de l’environnement social et culturel, y compris la lutte pour la libération des homosexuels.

par Steven Schwinghamer, Historian

Terminologie

La terminologie utilisée dans ce document est difficile à plusieurs égards. Il est parfois blessant de rencontrer des insultes et des stéréotypes archaïques sur la race et l’orientation sexuelle, et certains d’entre eux sont présentés dans le cadre de cette recherche. J’utilise parfois le terme « queer » pour désigner la communauté 2SLGBTQIA+, avec grande prudence : Je me souviens bien que beaucoup de mes amis ont vécu ce terme comme abusif avant qu’il ne soit restauré. J’utilise le terme « homosexuel » lorsqu’il correspond à l’usage historique, par exemple dans le cadre de la législation. Le terme a parfois été utilisé à cette époque pour représenter une idée plus large d’« aberration sexuelle ». Enfin, j’utilise le terme « hétérosexisme » pour désigner un préjugé idéologique à l’encontre des personnes non hétérosexuelles, souvent fondé sur l’hypothèse que seule l’hétérosexualité est normale ou naturelle.

Introduction

En 1952, le gouvernement canadien a adopté une nouvelle loi sur l’immigration qui conférait au Cabinet et au ministre de l’Immigration des pouvoirs importants en matière d’admission et de refus. Cette autorité pouvait se fonder sur des critères allant de la nationalité à « l’incapacité probable de s’assimiler facilement » ou « des coutumes, habitudes, modes de vie ou méthodes de détention de biens particuliers ».[1] La loi a également élargi les catégories d’immigrants interdits, incluant pour la première fois une mention directe des « homosexuels ».

L’interdiction hétérosexiste explicite est restée dans la Loi sur l’immigration pendant plus de vingt ans, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi en 1978. Il y avait un environnement contentieux et moralisateur au sein de la Direction de l’immigration, qui favorisait et contestait à la fois la réglementation sur l’immigration en fonction de l’orientation sexuelle.

Alors même que les personnes 2SLGBTQIA+ du monde entier sont confrontées à des agressions croissantes (y compris la suppression de leurs droits), le contexte historique de ces politiques discriminatoires et leur héritage dans le présent revêtent une importance renouvelée.

Contexte

Les sociologues Gary Kinsman et Patrizia Gentile ont établi un lien convaincant entre la discrimination exercée par l’État canadien à l’encontre des homosexuels durant cette période d’après-guerre et les préoccupations de sécurité liées à la Guerre froide.[2] L’historien Philip Girard résume l’environnement paranoïaque qui exigeait une conformité rigide : « Tout type de déviance peut désormais être suspecté, car il représente une indépendance d’esprit qui ne peut plus être tolérée. »[3] Ces écarts ont également été perçus comme des points de vulnérabilité potentiels pour les citoyens. Révéler l’homosexualité d’une personne, par exemple, pouvait être une pression utilisée pour le chantage. Les idéologies hétérosexistes et anticommunistes se renforçaient mutuellement dans une justification circulaire de l’exclusion discriminatoire.

Dans le domaine de l’immigration, les préoccupations en matière de sécurité se traduisent à cette époque par une montée en puissance de la GRC, responsable de contrôler les immigrants potentiels à l’étranger. Cataloguer une personne comme membre d’un « groupe » et de désigner ensuite ce groupe comme un problème de sécurité n’était pas une mince menace dans le Canada de l’après-guerre : de novembre 1946 à mars 1948 (même avant la nouvelle loi), 29 671 candidats à l’immigration au Canada sont rejetés pour des raisons de sécurité.[4]

Parallèlement à cette définition de l’indésirabilité, les sexualités jugées déviantes par rapport à la norme hétérosexuelle ont été pathologisées et criminalisées. En 1948, le Code criminel du Canada a été modifié pour ajouter la possibilité d’une détention indéfinie pour les « psychopathes sexuels criminels », déclenchée par certains délits. La sodomie et l’outrage aux bonnes mœurs, deux chefs d’accusation couramment utilisés pour intenter une poursuite contre les relations intimes entre hommes, étaient des éléments déclencheurs potentiels.[5] En 1961, cette définition a été modifiée à « délinquant sexuel dangereux » afin de supprimer l’aspect médical de la détermination de la psychopathie.[6] Cette approche a facilité l’utilisation de la procédure relative aux « délinquants sexuels dangereux ».[7]

Ces éléments de contexte sont certes importants, mais ils nous invitent à négliger le rôle de la Direction de l’immigration elle-même dans l’exclusion des homosexuels. Par exemple, Girard attribue la responsabilité des changements susmentionnés strictement à la GRC pour des raisons de sécurité, en partie parce qu’il considère que les hauts fonctionnaires de l’immigration de l’époque étaient des « personnes libérales et humanistes ».[8] Cela va à l’encontre de la correspondance interne et des pratiques liées à la race, à la religion et autres : à l’époque, la Direction de l’immigration comptait son lot de personnes bigotes à des postes influents.

Par exemple, en 1955, le directeur de l’Immigration C.E.S. Smith rédige une note pour le sous-ministre Laval Fortier intitulée « Examen de l’immigration en provenance des Antilles britanniques ». La note indique que « ce ministère a depuis longtemps pour politique de restreindre l’admission au Canada des personnes de couleur ou de couleur partielle » et affirme que :

L’expérience montre que les personnes de couleur, dans l’état actuel de la pensée de l’homme blanc, ne constituent pas un atout tangible pour la communauté... elles ne s’assimilent pas facilement et végètent dans un niveau de vie médiocre... beaucoup ne peuvent pas s’adapter à nos conditions climatiques.[9]

De toute évidence, le ministère de l’Immigration des années 1950 et 1960 pouvait et a effectivement élaboré et soutenu des politiques d’exclusion fondées sur des conceptions discriminatoires de la race, de la religion et d’autres caractéristiques, ce qui rend ténue l’affirmation de son caractère libéral. Comme nous le verrons sous peu, certains fonctionnaires de l’immigration soutenaient bel et bien l’interdiction des immigrants fondée sur l’orientation sexuelle.

Sécurité ou moralité?

La Direction de l’immigration des années 1950, tout comme la société canadienne qui l’entoure, est hétéronormative et hétérosexiste. Dans les cercles de la politique en matière d’immigration, cela s’exprimait davantage dans le domaine de la moralité que de la sécurité. On le constate clairement dans le processus de mise à jour de la législation canadienne sur l’immigration après la Seconde Guerre mondiale. En ce qui concerne l’hétérosexisme, les règles d’immigration telles qu’elles étaient résumées en 1947 ne faisaient aucune référence à l’homosexualité.[10] Cependant, une ébauche fortement annotée datant de la fin de 1950 montre que les « homosexuels » et les « lesbiennes » ont été ajoutés aux classes interdites dans deux notations manuscrites différentes.[11]

La proposition d’interdire les homosexuels s’est heurtée à une certaine résistance, notamment de la part de Roger G. Robertson, greffier du Conseil privé. Robertson affirmait que le terme « homosexuel » était trop général pour une loi, car il pourrait « couvrir des personnes dont un psychiatre affirmerait qu’elles ont des tendances homosexuelles, mais qui pourraient même en être totalement inconscientes elles-mêmes ».[12] Néanmoins, la formulation a survécu dans l’éventuelle loi de 1952 en tant qu’interdiction spécifique contre les « homosexuels » ainsi que les personnes « vivant des fruits de... l’homosexualité » et les personnes « qui tentent d’introduire au Canada ou de procurer des prostitués ou d’autres personnes à des fins... d’homosexualité ».[13]

Le ministère de l’Immigration avait une grande expérience de la structuration et de l’occultation des exclusions de groupes spécifiques, des règlements sur le « voyage continu » à l’« inadaptation climatique » des Noirs, et d’autres encore. Il est donc intéressant de noter que le ministère a pris l’initiative de répertorier ouvertement les homosexuels et de les classer dans la même section que les prostituées, les proxénètes, etc. Plutôt que de soutenir que les homosexuels étaient vulnérables à la subversion par des ennemis idéologiques, la barrière a été présentée dans une sous-section des classes interdites pour des raisons d’immoralité. Cela confirme que ce blocage était réellement lié à l’idéologie hétérosexiste (comme d’autres étaient liés à l’idéologie raciste, par exemple), et non à des préoccupations de sécurité. En outre, bien que les motifs liés à la sécurité aient été exposés en détail lors des discussions internes sur les révisions de la Loi sur l’immigration, la question de la sexualité d’une personne n’a pas fait l’objet de discussion. Les autres ajouts « moraux » aux catégories interdites, tels que les trafiquants de drogue, n’apparaissent pas non plus dans ces discussions.[14]

Un examen approfondi des contrôles de sécurité et des recours dans le cadre de la procédure d’immigration a été réalisé en 1958. Tout au long du rapport qui en résulte, il y a une distinction claire entre les dispositions de sécurité principalement anticommunistes et l’interdiction fondée sur l’orientation sexuelle. L’orientation sexuelle était un aspect de l’enquête de la GRC pour la « phase B », ou l’autorisation d’un immigrant à l’étranger.  Si un motif de refus lié à des préoccupations de sécurité apparaissait - par exemple si une personne avait collaboré avec des forces ennemies en temps de guerre - les détails n’étaient pas mis à la disposition des agents d’immigration. Il n’y avait pas, non plus, de recours possible. Toutefois, en cas d’objections « morales », telles qu’une « aberration sexuelle » ou un soupçon de criminalité, les renseignements étaient divulgués à la fois aux agents d’immigration et au demandeur, en particulier en vue d’un recours éventuel.[15]

Pratique d’exclusion

Dissocier la politique d’interdiction des homosexuels des considérations de sécurité ne signifie pas pour autant qu’elle était plus faible dans la pratique. Pendant la période d’exclusion explicite des homosexuels, la Direction de l’immigration a reçu et recherché des renseignements sur les visiteurs et immigrants ciblés à partir de ses propres ressources de renseignement et des forces de police à travers le pays, allant même jusqu’à garder un œil sur les personnes condamnées pour des délits connexes tels que la circulation de littérature et de pornographie homosexuelles.[16] Il n’est pas certain que ces infractions en elles-mêmes mettaient un immigrant en danger d’expulsion, mais les condamnations pour d’autres types d’infractions utilisées pour intenter directement une poursuite contre l’homosexualité ― par exemple l’outrage aux bonnes mœurs, les actes obscènes ou la débauche ― ont certainement mené à la surveillance et, parfois, à l’expulsion.[17]

L’écart entre le climat culturel d’acceptation croissante des homosexuels et le langage de la Loi sur l’immigration posait un problème d’application, notamment à la frontière terrestre de Windsor-Detroit. Dans les années 1960 et 1970, les visiteurs des clubs gays étaient ouverts et visibles lorsqu’ils franchissaient la frontière internationale. En septembre 1975, un agent d’immigration affirmait que « les homosexuels d’aujourd’hui ne sont pas seulement sans honte, mais sont enclins à afficher fièrement leurs intentions et à admettre facilement qu’ils sont homosexuels et donc interdits ». En réponse, ils ont été informés que lorsqu’une personne admet être homosexuelle ou a été reconnue coupable de l’être, la Loi sur l’immigration doit être appliquée (ce qui signifie qu’il fallait refuser l’entrée).[18]

Le défi de la frontière a ouvert un échange dans le ministère. Environ deux mois plus tard, le directeur général par intérim de la Direction de la facilitation, de l’exécution et du contrôle a fait circuler une série de notes concernant l’admission des demandeurs homosexuels. Dans ces notes, il reconnaît que le devoir du ministère est d’« appliquer la législation existante ». La note de service renchérit toutefois en proposant un compromis pour le ministère, notant que la législation existante :

n’impose pas l’obligation de faire des efforts extraordinaires pour découvrir les interdictions, en particulier lorsqu’un tel exercice créerait des inégalités et semblerait discriminatoire... l’applicabilité du paragraphe 5(e) ne peut pas être déterminée simplement en fonction de la manière, de l’habillement ou de l’association avec des homosexuels connus. Interroger une personne sur son homosexualité parce qu’elle semble efféminée reviendrait à accepter une prémisse erronée, tout comme l’interrogation d’une personne sur la consommation de drogues uniquement parce qu’elle porte les cheveux longs.[19]

Il ne s’agit pas d’une véritable solution à l’interdiction prévue par la loi; comme nous l’avons vu précédemment, obtenir l’entrée en dissimulant un facteur susceptible d’entraîner l’exclusion laisse tout simplement l’immigrant dans un état vulnérable et précaire une fois en territoire canadien. Cette vulnérabilité allait au-delà du statut d’immigrant. Dans les années 1960 - et pendant des décennies - être soupçonné d’homosexualité au Canada pouvait donner lieu à des enquêtes officielles, déclencher l’ostracisme et mettre fin à une carrière. En 1964, un fonctionnaire est mort d’une crise cardiaque lors d’un interrogatoire de la GRC sur sa sexualité, dans le cadre de la purge LGBT des rangs de la fonction publique.[20] Cette pression sociale et professionnelle obligeait les personnes ciblées à se protéger. Il était courant de se cacher, mais à mesure que le concept de libération des homosexuels s’est imposé, certains immigrants ont bravé les conséquences d’une révélation ouverte. Lezlie Lee Kam est arrivée des Caraïbes au Canada en 1970, juste après avoir terminé ses études secondaires, pour rejoindre sa mère à Toronto. En 1976, alors qu’elle commençait à travailler, elle se souvient d’avoir dû agir pour devancer les préjugés :

J’ai dû sortir du placard parce qu’on disait de moi que j’étais « l’une de celles-là ». Vous savez, « une butch, une lesbienne »... J’ai dit : « J’entends des commentaires sur moi, à mon visage et dans mon dos. Regardez mes évaluations sur mon efficacité au travail, et si quelque chose arrive et que je perds mon travail, il y aura des comptes à rendre. » J’ai fait mon coming-out pour me protéger.[21]

Kam a fini par prendre sa nationalité canadienne pour se protéger de l’expulsion, car elle était une activiste et protestait contre la discrimination à l’égard des personnes homosexuelles, notamment les interventions policières fondées sur des stéréotypes et des préjugés :

... La police faisait des perquisitions où nous habitions, ils pillaient la maison où nous étions, ils cherchaient des filles mineures, parce qu’ils considéraient que nous étions des pédophiles. Oui. Que ces jeunes filles étaient nos proies. Nous avons donc commencé à manifester à l’extérieur du poste de police. On m’a dit que je pourrais être déportée si je continuais à protester. Pas les femmes blanches qui manifestaient aussi, mais moi oui. Je devais donc transporter mon petit bout de papier avec moi. Donc, plus (rires) je devenais bruyante, plus j’étais en danger, alors j’ai immédiatement obtenu ma citoyenneté canadienne.[22]

Trois hommes avec des pancartes : Sortez l’homosexualité de la Loi sur l’immigration, Sortez les gais de la Loi sur l’immigration et Gay Alliance Towards Equality. Ils manifestent devant un bâtiment commercial et sont habillés pour le temps frais.
Brian Mossop, Randy Notte et Michael Riordon, membres de GATE (Gay Alliance Towards Equality), lors de la première manifestation contre le Livre vert sur l’immigration, Toronto, 1975.
Source : Arquives 1990-002/07P

Lever l’interdiction

Le Livre blanc de 1966 sur l’immigration indiquait que « l’homosexuel, le mendiant ou le vagabond professionnel et l’alcoolique chronique » n’étaient « pas particulièrement désirables en tant qu’immigrants ou non-immigrants », mais qu’ils n’étaient pas non plus « de véritables dangers pour l’intérêt national du simple fait de leurs défauts personnels... ils pouvaient donc être supprimés sans risque de la liste spécifique des personnes interdites ».[23] Cette orientation politique reflétait un changement d’humeur au Canada dans les années 1960, exprimé de manière célèbre par le premier ministre de l’époque, Pierre Elliott Trudeau : « L’État n’a pas sa place dans les chambres à coucher de la nation. »[24] Il résumait la révision de 1969 du Code criminel du Canada, qui incluait une exception à deux des infractions généralement utilisées pour poursuivre les homosexuels (sodomie et actes de grossière indécence) entre un mari et sa femme ou entre deux personnes âgées de plus de 21 ans, à condition que les actes soient consentants.[25]

Bien que le changement de réglementation ait été bienvenu, le contexte était délicat. Deux ans auparavant, la Cour suprême du Canada avait refusé d’entendre l’appel d’un homosexuel reconnu coupable de grossière indécence pour des actes privés et consensuels avec un autre adulte, le condamnant à une peine d’emprisonnement à vie.[26] À la suite du Livre blanc et de la mise à jour du Code criminel, un aperçu des propositions de 1970 pour la nouvelle législation sur l’immigration a repris cette orientation claire, en déclarant que les sections « traitant de l’immoralité seraient modifiées en supprimant la référence aux homosexuels et à l’homosexualité ».[27]

Les désaccords entre la législation, les attitudes du public et la volonté politique ont donné lieu à des tests publics des pratiques hétérosexistes de la Direction de l’immigration. En 1974, un homosexuel américain, John Kyper, a été expulsé du Canada. Son cas a suscité des plaintes publiques et une couverture médiatique, notamment de la part de John Moldenauer, un militant des droits des homosexuels à Toronto. Moldenauer a été cité dans la presse canadienne, déclarant que les fonctionnaires avaient donné l’assurance que « la loi n’est pas appliquée contre les homosexuels, mais nous savons qu’elle l’est ».[28] En effet, l’ordre d’expulsion de Kyper spécifiait clairement que son homosexualité était la cause de son expulsion.[29] Un autre cas, celui de Clifford Wynn, avait fait l’objet d’une certaine publicité en 1971 et a finalement été traité en 1974 avec l’avis que, bien que l’expulsion fondée sur son homosexualité ait été correcte, M. Wynn se verrait accorder un débarquement discrétionnaire par la Commission d’appel en matière d’immigration.[30]

Dans ce climat juridique changeant, les condamnations - nationales ou étrangères - liées à l’orientation sexuelle d’une personne posaient problème aux fonctionnaires de l’immigration. Une ébauche de note de service consultative adressée en 1974 à Robert Andras, ministre de l’Emploi et de l’Immigration, indiquait que la suppression des homosexuels des catégories interdites « ne nous soulagera pas de certains problèmes », les immigrants potentiels pouvant être porteurs de condamnations antérieures liées à des actes homosexuels. Alors que les autorités canadiennes pouvaient chercher à exempter les condamnations pour des actes qui ne seraient plus criminels au Canada, l’ébauche note la possibilité de « difficulté dans certains cas à obtenir des détails factuels sur les condamnations pénales passées dans ce domaine ».[31] En septembre 1974, alors que le ministère doit faire face aux retombées publiques de l’affaire Kyper, le vice-ministre A.E. Gotlieb informe le ministre de ce qui suit :

d’autres parties de l’article 5 sont obsolètes et nous avons l’intention de les corriger dans une nouvelle Loi sur l’immigration après la publication du Livre vert. Par exemple, il y a l’interdiction générale contre les alcooliques, qui n’a pas plus de sens que l’interdiction contre les homosexuels; il y a aussi les interdictions contre les idiots, les imbéciles et les crétins, des termes qui n’ont pas de signification claire, que ce soit d’un point de vue médical ou juridique... Pour chaque interdiction douteuse dans la Loi sur l’immigration, il y a un groupe de pression, à l’intérieur et à l’extérieur de la Chambre, qui aimerait s’engager dans un débat à grande échelle sur leurs questions de prédilection.[32]

Des hauts fonctionnaires du ministère ont indiqué que lorsque l’homosexualité était le seul motif d’interdiction d’une personne, un permis ministériel pouvait être envisagé.[33] Il semble qu’avant même la levée officielle de l’interdiction, le ministère ait établi une voie d’admission pour les personnes dont la candidature avait été rejetée en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre. Toutefois, il convient de noter que les autorisations ministérielles n’étaient guère une certitude et qu’il fallait généralement s’attendre à ce qu’une indication exceptionnelle justifie que l’on passe outre à la loi.

Alors que le ministère s’éloignait de l’interdiction des homosexuels dans la pratique, on constatait une résistance substantielle. Un échange entre deux très hauts fonctionnaires de la Direction de l’immigration (l’un chargé des admissions, l’autre des opérations au Canada) met en évidence l’opposition au « désir du [ministre] adjoint de supprimer la section 5(e) des catégories interdites sans maintenir une certaine protection pour les Canadiens contre les agresseurs d’enfants étrangers ».[34] Le chef des admissions poursuit en soulignant qu’après plusieurs années d’absence quasi-totale de cas d’expulsion d’homosexuels, plusieurs cas très médiatisés d’immigrants ou de demandeurs pédophiles sont survenus en 1974, ce qui laisse entendre que le débat public sur l’affaiblissement de l’interdiction invitait une catégorie indésirable à entrer dans le pays.

La solution recommandée était de supposer que « l’homosexuel normal (pardonnez le mot) qui demande à être admis au Canada ne serait pas découvert et ne serait pas interrogé dans ce domaine ».[35] En termes d’immigration, cette solution n’en est pas une : une personne homosexuelle pouvait toujours être refusée à l’examen et pouvait être expulsée plus tard pour fausse déclaration si son orientation sexuelle devenait connue. Les hauts fonctionnaires de l’immigration connaissaient bien ces détails et auraient compris que leur solution s’inscrivait dans la longue tradition canadienne de critères d’admissibilité codés et obscurs. Cette « solution » aurait conservé un langage qui pourrait être utilisé pour exclure au besoin, tandis que le ministère pourrait mettre en avant des pratiques plus ouvertes s’il était critiqué.

Les directeurs régionaux se sont réunis après l’affaire Kyper et ont décidé « qu’une approche de gros bon sens devrait être utilisée dans l’administration des sections de la loi qui sont dépassées. »[36] En 1976, le ministre de l’Immigration indique au cabinet que le comité responsable d’examiner la nouvelle politique et la nouvelle législation régissant l’immigration avait donné des conseils spécifiques concernant les homosexuels :

Une majorité du comité recommande que l’interdiction actuelle des homosexuels soit abrogée. Une telle interdiction est difficile à gérer et - en particulier depuis la dépénalisation du comportement homosexuel entre adultes consentants - a généré un ressentiment considérable de la part d’un groupe qui estime avoir fait l’objet d’une discrimination injustifiable. Je suis d’accord avec la position majoritaire du comité selon laquelle la nouvelle loi ne doit pas interdire les homosexuels.[37]

Cela reflétait l’état d’esprit du public : en effet, l’avis public donné par le Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur l’immigration comprenait des réponses de groupes de défense des droits des homosexuels dans les dix provinces, y compris l’Association homophile de Montréal. Le président de l’association, Roger Bellemare, a fermement situé l’exclusion dans la morale hétérosexiste, déclarant au comité que « la répression d’un comportement non criminel chez les Canadiens constitue une injustice fondamentale à l’égard des immigrants homosexuels. L’État ne peut pas être un censeur de la moralité privée. »[38] Philip Girard résume l’intervention réussie des organisations communautaires dans la révision de la politique d’immigration comme « la première occasion pour la communauté gay de participer au processus politique général. »[39]

Conclusion

En 1952, le gouvernement fédéral canadien a révisé la Loi sur l’immigration afin d’exclure les immigrants sur la base de leur orientation sexuelle. Les faits nous montrent que les opinions et la morale des fonctionnaires du service de l’immigration ont joué un rôle clé dans cette interdiction. Bien que le refus des « homosexuels » ait été rapidement considéré comme problématique et en décalage avec l’environnement social et culturel du Canada, et même avec ses autres lois, l’interdiction est demeurée jusqu’à l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi sur l’immigration en 1978.

Remerciements

La recherche pour ce projet a été possible grâce à un accord entre le Musée canadien de l’immigration et l’unité de recherche et d’évaluation d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, qui comprend l’accès à des dossiers restreints. Une présentation d’un rapport plus complet sur cette recherche, hébergée par IRCC, peut être consultée sur https://gccollab.ca/file/download/20218908.


  1. Bibliothèque et Archives Canada. Lois du Canada. L’Acte d’immigration, 1952. Ottawa : SC 1-10 Elizabeth II, chapitre 42, section 61(g).
  2. Gary Kinsman and Patrizia Gentile, The Canadian War on Queers: National Security as Sexual Regulation, Sexuality Studies Series (Vancouver, B.C: UBC Press, 2010), 44.
  3. Philip Girard, « From Subversion to Liberation: Homosexuals and the Immigration Act, 1952-1977 », Canadian Journal of Law and Society 2:1 (1987), 3.
  4. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76-B-2, fonds de la Direction de l’immigration, Vol 948, dossier SF-C-1-1, « Ca-binet Decisions on Immigration Policy », Partie 2, Note de service au Cabinet : Politique et procédures d’immigration, 10 mai 1958, Annexe C, Rapport de la GRC sur le contrôle de sécurité des immigrants, page 2.
  5. Gary Kinsman et Patrizia Gentile, The Canadian War on Queers: National Security as Sexual Regulation.
  6. Kinsman et Gentile, Canadian War on Queers, 73.
  7. Valerie Korinek, Prairie Fairies: A History of Queer Communities and People in Western Canada, 1930-1985 (Toronto : Presses de l’Université de Toronto, 2018), 104.
  8. Girard, 8.
  9. Bibliothèque et Archives Canada, RG 26, fonds du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, Vol. 124, dossier 3-33-6, « Immigration from British West Indies – Admission from and Admission of Coloured or Partly Coloured Persons », directeur au sous-ministre, Ottawa (Ontario), 14 janvier 1955.
  10. Bibliothèque et Archives Canada, RG 26-A-1-c, fonds du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, Vol. 97, dossier 3-15-1, « Canadian Immigration Act and Regulations – Amendments », Partie 1, direction de l’Immigration, « Regulations Re Immigration to Canada », 1er novembre 1947, page 6.
  11. Bibliothèque et Archives Canada, RG 26-A-1-c, fonds du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, Vol. 97, dossier 3-15-1, « Canadian Immigration Act and Regulations – Amendments », Partie 1, première ébauche de la nouvelle Loi sur l’immigration, jointe à la note de service – réunion pour discuter de la première ébauche de la nouvelle Loi sur l’immigration, 15 décembre 1950. À la Page 5, les sections 3(h) et (i) du projet reflètent les changements visant à englober, entre autres, les homosexuels et les prostitués masculins.
  12. Bibliothèque et Archives Canada, RG 26-A-1-c, fonds du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, Vol. 97, dossier 3-15-1, « The Immigration Bill (annotated), Laval Fortier », Partie 3, Note de service, « Points for consideration in the draft of the Immigration Bill », R.G.R. (Roger G. Robertson), Bureau du Conseil privé, 24 mars 1952, page 3.
  13. Bibliothèque et Archives Canada, RG 26-A-1-c, fonds du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, Vol. 97, dossier 3-15-1, « The Immigration Bill (annotated), Laval Fortier », Partie 3, sections 5(e) et (f). Les notes incluses pour Fortier, alors directeur de l’Immigration, indiquent que ces sections ont été modifiées à partir de la formulation existante afin d’inclure spécifiquement les « homosexuels », mais, contrairement à d’autres domaines de notes, elles n’expliquent pas cette modification.
  14. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76-B-2, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 948, dossier SF-C-1-1, « Cabinet Decisions on Immigration Policy », Partie 1, Walter Harris, ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, « Memorandum to the Cabinet », Ottawa (Ontario), 8 mai 1951.
  15. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76-B-2, fonds de la direction de l’Immigration, Vol. 948, dossier SF-C-1-1, « Cabinet Decisions on Immigration Policy », Partie 2, « Memorandum to the Cabinet: Immigration Policy and Procedures », Annexe E, pages 4-5, et Section II, page 5, Ottawa (Ontario), 10 mai 1958.
  16. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1436, dossier 230-1, « Obscene Literature », détective Gerald Rice, Division de la moralité, Service de police de la ville d’Ottawa, au détective/sergent William O’Driscoll, Section des renseignements criminels, Ottawa (Ontario), 11 janvier 1969.
  17. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1404, dossier 200-1, « Prohibited Persons – General », Partie 1, C.A. Babcock, officier responsable, Unité des renseignements de Toronto (ministère de la Main-d’œuvre et de l’Immigration) au chef du renseignement, direction intérieure, Ottawa (Ontario), 19 janvier 1968; Partie 4, détective lieutenant Charles Ellsworth, service de police de l’état du Massachusetts, à H.W. Vaughan, chef du renseignement, Emploi et Immigrantion Canada, Halifax, Boston MA, 25 février 1980; Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1015, dossier 5000-14-6-2, « Legislation and Interpretation – Moral Turpitude », Partie 1, A.L. Campbell à W.J. Dickman, Ottawa (Ontario), 7 septembre 1967.
  18. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1169, dossier 5400-6-5, « Controversial, Undesirable or Prohibited Persons – Homosexuals », télétype du directeur de l’Immigration, région de l’Ontario, à M. J. St.-Onge, directeur général par intérim, Direction de la facilitation, de l’application et du contrôle, Toronto (Ontario), 17 septembre 1975.
  19. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1169, dossier 5400-6-5, « Controversial, Undesirable or Prohibited Persons – Homosexuals », directeur général par intérim, Direction de la facilitation, de l’application et du contrôle, aux directeurs régionaux de l’Immigration, Ottawa (Ontario), 20 novembre 1975.
  20. Kinsman et Gentile, Canadian War on Queers, 95.
  21. Histoire orale de Lezlie Lee Kam, entrevue par Emily Burton, Halifax (Nouvelle-Écosse), 30 septembre 2016, Collection du MCI (16.09.30LLK).
  22. Histoire orale de Lezlie Lee Kam.
  23. Bibliothèque et Archives Canada. Livre blanc sur l’immigration, 1966, consulté sur https://quai21.ca/recherche/histoire-d-immigration/livre-blanc-sur-l-immigration-1966
  24. Pierre Elliott Trudeau, interaction avec les médias, 21 février 1967, consulté sur : https://www.cbc.ca/player/play/1260871747995
  25. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1169, dossier 5400-6-5, « Controversial, Undesirable or Prohibited Persons – Homosexuals », note de service par Douglas J. Sleeman, services juridiques, 25 septembre 1974.
  26. Sidney Katz, « We’re society’s scapegoats: Homosexuals shocked by life term ruling », Toronto Star, 11 novembre 1967.
  27. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1169, dossier 5400-6-5, « Controversial, Undesirable or Prohibited Persons – Homosexuals », Résumé des propositions pour la nouvelle Loi sur l’immigration, partie E – Classes interdites, 9 avril 1970.
  28. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1169, dossier 5400-6-5, « Controversial, Undesirable or Prohibited Persons – Homosexuals », télétype de la Presse canadienne, 21 septembre 1974.
  29. Gay, Lesbian, Bisexual, and Transgender Historical Society, 2005-19, fonds John Kyper, Boîte 2 dossier 10, Canada, ministère de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, « Deportation Order Against John Stewart Kyper », Whirlpool Bridge, Niagara Falls (Ontario), 26 août 1974.
  30. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1169, dossier 5400-6-5, « Controversial, Undesirable or Prohibited Persons – Homosexuals », note de service, « Homosexualism – Clifford Calvin Wynn – Position before the Board », du sous-ministre A.E. Gotlieb au ministre de l’Immigration (Andras?), Ottawa (Ontario), 5 novembre 1974.
  31. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1169, dossier 5400-6-5, « Controversial, Undesirable or Prohibited Persons – Homosexuals », ébauche de note de service, « Homosexuals », sous-ministre A.E. Gotlieb au ministre, 24 mars 1976, marquée comme n’ayant pas été envoyée.
  32. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1169, dossier 5400-6-5, « Controversial, Undesirable or Prohibited Persons – Homosexuals », note de service au ministre, sous-ministre A.E. Gotlieb au ministre de l’Immigration, Ottawa (Ontario), 9 septembre 1974.
  33. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1169, dossier 5400-6-5, « Controversial, Undesirable or Prohibited Persons – Homosexuals », note de service, « Homosexuals », du sous-ministre par intérim Jack L. Manion au ministre de l’Immigration, Ottawa (Ontario), 27 octobre 1975.
  34. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1169, dossier 5400-6-5, « Controversial, Undesirable or Prohibited Persons – Homosexuals », DG p.i., Direction intérieure, FDC, au chef de la division des admissions, SCT, 26 septembre 1974. Le dossier contient également des articles de presse concernant les pédophiles, tels que Richard Lee, « Pedophilia: Delicate Cases Where Courts Tread Lightly » (Pédophilie : Cas délicats où les cours doivent être prudentes), 24 septembre 1974, p. 37.
  35. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1169, dossier 5400-6-5, « Controversial, Undesirable or Prohibited Persons – Homosexuals », DG p.i., Direction intérieure, FDC, au chef de la division des admissions, SCT, 26 septembre 1974. La remarque entre parenthèses sur l’utilisation du terme « normal » est dans l’original.
  36. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1169, dossier 5400-6-5, « Controversial, Undesirable or Prohibited Persons – Homosexuals », note de service, « Homosexuals », du sous-ministre par intérim Jack L. Manion au ministre de l’Immigration, Ottawa (Ontario), 27 octobre 1975.
  37. Bibliothèque et Archives Canada, RG 76, fonds de la Direction de l’immigration, Vol. 1169, dossier 5400-6-5, « Controversial, Undesirable or Prohibited Persons – Homosexuals », note de service au Cabinet, « Immigration: Preparation of New Policy and Legislation », p. 23-24, cité dans l’ébauche de note de service « Homosexuals », sous-ministre A.E. Gotlieb au ministre, 24 mars 1976, marquée comment n’ayant pas été envoyée.
  38. Canada, Chambre des communes, Minutes and Evidence the Joint Special Committee of the Senate and of the House of Commons on Immigration Policy, première session, Trentième parlement, 13 mai 1975, Témoignage de Roger Bellemare, page 657.
  39. Girard, 16.