Yolan Bencsik

Familles 1956

Tous les soirs, on se réunissait autour de nos radios nous donnant des nouvelles de Budapest. J'ai vu, sur notre Grand-Place au centre-ville, des étoiles à cinq branches pesant plusieurs tonnes s’écraser au sol. Les prisonniers politiques ont été libérés des centres de détention. À mesure que les troupes armées arrivaient, les combats s’intensifiaient. Toutes les nuits, nous gardions nos vêtements à portée de main, prêts à fuir si notre secteur de la ville était bombardé. Les frontières s’ouvrirent en octobre.

Mon père ne mit pas longtemps à planifier notre fuite. Il en avait assez d’être sans cesse pressé de joindre le parti communiste, de n’avoir pas assez d’argent pour les nécessités de la vie et de devoir souvent se contenter d’une tranche de pain avec un peu de lard pour son lunch. Notre propriétaire avait accusé mon père de menacer de tuer son chien alors que nous n’avions même pas d’arme, mais comme il était membre du parti, le procès n’avait pas de fin. Cela contribua certainement à inciter mon père à décider de quitter le pays le plus tôt possible. Je ne comprenais pas ce que chuchotaient mon père et un jeune couple de nouveaux mariés (Kocsis, Antal) qui louait un lit de camp dans notre cuisine. On nous dit, à ma sœur Eva (Erdos), qui avait six ans, et à moi, qui en avait huit à l’époque, que nous allions visiter des parents, mais ce couple ne nous accompagna pas. Aucun de nos parents n’était informé de notre plan de fuir la Hongrie car mon père craignait qu’ils nous retiennent s’ils le savaient. Le temps passant, nous avons marché, nous sommes montés à bord d’un camion de soldats, puis avons fait route à bord d’un camion transportant des porcs dont le conducteur s’avéra être le mari d’une parente. Mon instinct me disait, alors que nous empruntions tous ces moyens de transport, que nous ne prenions certes pas le chemin de l’une ou l’autre des maisons de mes grands-parents.

Plus nous marchions, plus nous étions fatiguées. À tour de rôle, mon père devait nous transporter, ma sœur et moi. De temps à autre, nous demandions à quel moment nous atteindrions notre destination, qui devait être le domicile d'un parent éloigné, près de la frontière autrichienne. Celui-ci nous guiderait pour passer la frontière. Mon père nous répondait : « Vous voyez cette lumière là-bas, au loin ? Eh bien, c’est là. » Mais c’était toujours une lumière plus loin. Nous n’allions définitivement pas visiter grand-mère, je le savais bien. Nous étions maintenant le 30 octobre 1956. L'évasion elle-même n'était pas désagréable. Je me souviens de l'herbe verte : c'était une belle journée ensoleillée, et tout cela nous a semblé très facile.

La Croix-Rouge était là pour nous aider, lorsque nous avons traversé la frontière de l'Autriche. Elle nous a aidés à nous diriger vers les auberges. En tant qu’enfant de huit ans, c'était un lieu étranger et différent, mais aux yeux de mon père, c'était la liberté, la liberté de penser, la liberté de planifier l’avenir, la liberté de rêver. Il avait 34 ans et maman, 26 ans. Nous aimions beaucoup Neunkirchen, en Autriche, avec ses montagnes et ses beaux paysages. C'est là que j’ai goûté ma première orange. L'odeur était comme un parfum céleste et, oh ! ces chocolats autrichiens… et je ne peux oublier l’étrange boisson brune qu'ils appelaient « coca cola » que j'ai dégusté pour la première fois dans un café. Mon père s’est fait offrir un emploi, au cas où nous resterions, mais il a refusé. Son rêve était de partir pour le Canada et rien ne pouvait changer cela. Nous avons perdu de vue le jeune couple lorsqu'il a été transféré ailleurs, pour ne plus jamais en entendre parler de nouveau. Les hangars se vidaient un à un, alors que les personnes se dirigeaient vers divers pays du monde. Puis, notre tour est venu. Nous avons pris le train de l'Autriche en direction de Gênes (Italie). C’était en décembre 1956 et c’est là que nous devions monter à bord du Venezuela. Mais, alors que mes parents étaient partis pour visiter la ville, à leur retour ils ont dû briser la porte de la chambre d’hôtel car nous étions fermement endormies.

Les eaux profondes m’ont toujours fait peur. J'étais pétrifiée la première fois que j’ai jeté un coup d’œil du Venezuela, le navire qui nous amènerait vers notre nouvelle patrie. La traversée de l'Atlantique a duré 12 jours. La nourriture était italienne et me paraissait bien étrange parce que je n'avais jamais mangé autre chose que de la nourriture hongroise. Il y avait environ 1 500 réfugiés à bord : tous impatients de trouver sa propre place dans son nouveau pays. Notre bateau s'est arrêté au Maroc. Les marchands vendaient leurs tapis, des ornements de laiton, etc.. Une belle ville ! Je me souviens encore aujourd’hui de la chaude température, en cette fin de décembre. C'est là que j'ai vu pour la première fois un Africain. Ils passaient le temps en jouant aux échecs, aux cartes, etc.. C’était certainement très détendu, comme mode de vie; bien différent de l'Europe de l’Est ! Le Venezuela a poursuivi sa traversée de l'Atlantique en direction de Halifax.

Un bon matin, alors que j’étais à l’infirmerie du navire en compagnie de ma mère parce que j’avais le mal de mer, je me souviens qu’il y a eu beaucoup d'excitation : un petit garçon était né à bord. J'ai récemment été en contact avec ses parents, ici-même à Toronto. Plus le navire s'approchait du Canada, plus le temps devenait froid. Après 12 jours de mal de mer et la perte de poids de mon corps déjà frêle, nous avons accosté à Halifax en janvier 1957. Le groupe musical des cadets de l'armée nous a accueillis. On nous a ensuite dirigés vers le bâtiment d'immigration afin d'être examinés par les médecins. Nous avons regardé la télévision et mangé des corn flakes pour la première fois sans lait, comme si on mangeait des croustilles. Mes parents étaient très enthousiastes, pleins de vie et avaient des plans pour l'avenir. Nous nous sommes ensuite embarqués sur le train de Halifax, en direction de Timmins, en Ontario, une ville minière où nous avons passé les six premières années de notre vie au Canada avant de déménager à Toronto, en Ontario, en 1963. On avait l’impression que le voyage de train de Halifax à Timmins ne se terminerait jamais. Les décorations de Noël étaient encore sur les maisons, et je trouvais cela très joli. L'adaptation dans la ville de Timmins n'a pas été facile. J'étais la seule à porter un survêtement. Les enfants à l'école pensaient que je portais mon pyjama !

Mon père a travaillé dans la mine d’or de Hollinger Gold Mines pendant un certain temps, jusqu'à ce qu'il fût capable d'ouvrir sa propre boutique de tailleur. Ma mère était excellente cuisinière, elle a donc ouvert son propre petit restaurant. C'était un endroit où socialisaient les jeunes réfugiés qui trouvaient du travail dans les mines. Nous avons déménagé à Toronto en 1963. Mon père s’est lancé dans la fabrication de vêtements pour dames. Mon frère, qui est né au Canada, est devenu technicien dans le domaine de l’aviation. Ma sœur a travaillé comme opératrice de traitement de texte au Ministère de l'Environnement. J'ai travaillé dans un laboratoire médical. Plus tard, j'ai épousé un bijoutier. Nous sommes aujourd’hui à la tête d’une manufacture de bijoux, à Toronto.

La vie au Canada a été une expérience riche et gratifiante. Je suis vraiment heureuse que mes parents aient pris, il y a si longtemps, cette décision de venir au Canada.