Mur d'honneur de Sobey
Colonne
30
Rangée
2
Quitter la maison par Sheila Laird
J’étais une épouse de guerre anglaise. Mon mari a été blessé et retourné au Canada afin d’y être libéré. J’étais enceinte de notre deuxième enfant et ne pouvais le rejoindre jusqu’à ce que le bébé soit âgé de cinq mois.
En mai 1946, un message m’est parvenu me disant qu’il avait trouvé un appartement et que je devais me rendre à une auberge de Londres, en Angleterre. Nous n’étions pas autorisés à communiquer avec quiconque. Les instructions de navigation sont arrivées et nous avons été envoyés par train à Southampton.
Je suis arrivée sur les docks tenant par la main mon enfant deux ans, mon bébé en écharpe, des couches, des bouteilles de lait et toutes les choses dont vous avez besoin lorsque vous voyagez avec un bébé. J’ai levé la tête pour regarder le Queen Mary : c’est énorme ! Il y avait une passerelle qui menait au pont. Je n’arriverais jamais à gravir cette passerelle, c’était certain. Habituellement, je ne pleure pas, mais ce jour-là, je l’ai fait. J’étais juste là et je pleurais. Deux soldats sont alors venus vers moi et m’ont aidée à monter à bord.
Le navire a commencé à se détacher du quai, les musiciens ont commencé à jouer « Will Ye No Come Back Again ». Les banderoles se sont mises à céder. Je me demandais si j’avais fait la bonne chose. Le bébé dormait dans un hamac attaché à ma couchette. Il n’y avait pas de porte à la cabine. À chaque fois que je nourrissais le bébé, celui de deux ans se sauvait et je le retrouvais en train de grimper sur les gardes du pont pour regarder la mer en-dessous.
Au beau milieu de l’océan, je me suis demandée si mon mari m’aimait toujours. Il était retourné chez lui au Canada depuis dix mois et n’avait pas encore vu notre deuxième fils. C’était une sensation horrible. Je ne savais pas à quoi m’attendre. Le grand jour est arrivé et nous avons accosté à Halifax. C’était une journée humide lamentable, mais je me suis dit : « c’est bien le Canada et je suis là. » Je m’attendais à ce que mon mari soit là pour m’accueillir. J’étais loin de me douter qu’il nous faudrait encore deux jours pour arriver à Toronto. Je n’avais aucune idée que le pays était si grand.
Tout le monde avait un ou deux bébés. Au milieu de la nuit, je me suis levée pour préparer une bouteille pour mon fils. J’ai trouvé mon chemin jusqu’au wagon-restaurant dans l’obscurité et je me suis accrochée les pieds dans des corps endormis. Je ne savais pas que les cuisiniers dormaient sur le plancher. L’un d’entre eux a été assez gentil de se lever pour m’aider. Il m’a donné un pichet en émail avec un grand rebord pour mélanger le lait maternel. Puis j’ai essayé de le verser dans un biberon anglais en forme de bateau. Dans un train en marche, dans l’obscurité et sans un entonnoir… c’était une tâche désespérée !
Lorsque le train est entré dans la gare Union de Toronto, j’ai vu mon mari avant que le train ne soit arrêté. Je ne pouvais en croire mes yeux. Il était en civil, et je ne l’avais jamais vu ainsi vêtu auparavant. Il portait un costume croisé avec épaules rembourrées et j’ai pensé qu’il ressemblait à Al Capone. Il a étreint les enfants et moi, mais je m’inquiétais encore à savoir si nous nous aimions toujours.
Notre appartement était sur le côté est de la rivière Don. D’un côté se trouvait la décharge municipale, et de l’autre, des installations de gaz. C’était un secteur en décrépitude, mais c’était le seul logement qu’il avait pu trouver. Il m’a montré le beau coffre plein de lingerie qu’il m’avait acheté. Mon mari travaillait au siège social d’une chaîne d’épiceries et avait été réintégré après six ans de service dans l’armée. Il travaillerait jusqu’à minuit. Je passais la journée toute seule à m’occuper les enfants. À 17 h, j’habillais les enfants, préparais le souper et allais jusqu’à l’arrêt de tramway afin de rejoindre mon mari, en espérant qu’il ne travaillerait pas tard. J’attendais et attendais qu’il débarque de la voiture, mais il n’était pas là. Finalement, je revenais à l’appartement. Je mettais les enfants au lit. Jamais je ne me suis sentie si seule. Je pense que si j’avais pu retourner auprès de ma mère, je l’aurais fait.
Ça m’a pris plusieurs années avant que je ne me sente vraiment comme une Canadienne. Aujourd’hui, cinquante-six ans plus tard, avec deux fils et une fille, sept petits-enfants et cinq arrière-petits-enfants, mes racines sont solidement canadiennes. J’ai un mari merveilleux qui me soutient. Il dit que d’être marié à moi est comme être accroché à la queue d’une comète. Quelle joie c’était de célébrer notre cinquantième anniversaire de mariage avec quelques centaines d’amis canadiens.
Nous avons en effet été bénis.