Mur d'honneur de Sobey
Colonne
61
Rangée
11
Ivy Livermore Kellam
Le 13 septembre, cinq épouses de guerre sont montées dans un train à Lancaster, en Angleterre. Nous entamions la première étape de notre voyage vers le Canada. Durant le trajet jusqu’à Southampton, nous étions silencieuses, chacune cachait sa tristesse de quitter notre chez nous, nos amis, nos familles. Dans ma tête, j’entendais les roues chanter « pour toujours, pour toujours ». Heureusement, j’avais assez d’argent pour rentrer si je le souhaitais, j’avais économisé de l’argent en travaillant pour le « Canadian Treasury Overseas » (Le Trésor public canadien à l’étranger). Je ne me souviens pas vraiment de cette dernière nuit en Angleterre, une amie s’en souvenait bien mieux, mais même quand elle me l’a racontée, ça ne m’a pas ravivé de souvenirs. Je dois donc en déduire que j’ai dû l’effacer de ma mémoire parce que c’était trop douloureux.
Je me sentais coupable de laisser mon père et mes deux frères derrière moi, eux qui venaient de rentrer de l’armée à la maison et parce que ma mère était morte l’année précédente. La traversée était sans histoires. Je compatissais avec les mères qui voyageaient avec des enfants, ils étaient agités et leur routine quotidienne leur manquait. La nuit, ils dormaient dans des hamacs attachés aux lits superposés. Comme d’autres, je me souviens, c’était incroyable, de la vue de pain blanc, de tarte aux pêches et d’autres produits de luxe, presque trop riches pour nos estomacs. Nous avions des sentiments contradictoires : de la tristesse, de l’appréhension, de l’impatience. Chaque jour, quand nous mangions, les passagers de première classe se tenaient derrière les portes de verre de la salle à manger et nous fixaient. Nous étions les toutes dernières épouses à voyager sur le Queen Mary. En entrant dans le port de Halifax, nous avons entendu un orchestre jouer « Here comes the Bride » (la marche nuptiale). J’ai trouvé cette attention touchante, mais certaines femmes, qui avaient des enfants, ont ri.
Le Quai 21 ne m’a pas laissé de souvenirs en tant que tels. Tout ce dont je me souviens, c’est d’un sentiment de vide quand nous nous sommes séparées, toutes les cinq, pour partir dans différents coins du Canada. Nous n’avions aucune idée des distances à parcourir, après avoir vécu dans un pays aussi petit que la Grande-Bretagne. La taille des trains était impressionnante et ce son isolé qu’ils produisaient quand on voyageait de nuit restera toujours avec moi. Il faisait chaud dans le train, nous étions trop habillées dans nos vêtements de laine anglais ; les bébés avaient des rougeurs tellement ils avaient chaud et ils se faisaient entendre. Ce n’était pas surprenant ! Pour essayer de faire passer de l’air, nous avons ouvert les fenêtres. La suie s’est engouffrée et a couvert nos vêtements.
Naturellement, nous voulions être sur notre 31 en arrivant. Le train s’arrêtait fréquemment à de petites gares, entourées de maisons et d’arbres, où des maris, des parents, des amis et de la famille attendaient en général ces jeunes femmes, des fleurs et des jouets dans les bras. Nous nous sommes senties soulagées en voyant cet accueil.
En nous approchant de Toronto, nous avons vu plus d’habitations et je dois dire que ça m’a soulagée. Pourtant, aujourd’hui, j’adore les endroits sauvages. En descendant du train, on nous a menées dans une grande pièce où nos documents ont été examinés et tamponnés. On nous a dit de sortir de cette pièce par les portes qui se situaient à l’autre bout et on nous a informé que nos maris étaient de l’autre côté. On ne savait pas que le matin même, la radio avait annoncé notre arrivée, du coup quand nous avons ouvert les portes, à notre grande surprise, des centaines de personnes se tenaient à notre droite, à notre gauche, laissant face à nous un couloir le long duquel nos maris sont descendus, un par un.
Comment nous nous sentions ? Ahuries, dans un état peu soigné après le voyage, stupéfaites, et cet homme, c’était notre mari, lui qui portait ces vêtements bizarres, comme on n’en avait jamais vus avant. Les maris avaient des fleurs, des jouets, des cadeaux. La foule s’exclamait, surtout quand sortaient les enfants. Mon mari avait des roses. Un ami attendait à l’extérieur de la gare Union Station pour nous emmener directement dans un hôtel, où il y avait encore plus de roses. Il venait de la ville des fleurs. Il m’a demandé si je voulais quoi que ce soit. « Oui, ai-je répondu, des fruits comme ceux que j’ai vus en venant. Mes souhaits étaient vite devenus réalité. Au jour d’aujourd’hui, les étals et marchés de fruits en Ontario me remplissent encore de bonheur. Tous nos invités qui viennent d’Angleterre doivent aller au marché des fermiers. Plus tard, ce jour-là, l’ami de mon mari et sa fiancée se sont joints à nous pour dîner dans un petit restaurant français.
Le souvenir de mon arrivée m’a aidée à traverser des temps difficiles. Le lendemain, la sœur de mon mari est arrivée avec son fiancé. Elle était adorable et compréhensive : je l’ai aimée tout de suite. Ils nous ont emmenés à Brampton. L’auto m’avait l’air géante, tout comme la grande vieille maison. Devant la maison, des marronniers magnifiques ; dans le jardin, à l’arrière, des arbres fruitiers dont les fruits étaient sur les branches, pour que je puisse les voir et y goûter. La famille s’était réunie pour me rencontrer et m’accueillir. Le vicaire, ou le ministre comme ils l’appelaient, m’a offert un bouquet de glaïeuls et une bénédiction. Comment pouvais-je être si chanceuse après les histoires d’autres épouses de guerre que j’avais lues et les difficultés qu’elles avaient eues en arrivant ? Plus tard, cette semaine-là nous sommes partis pour Stratford où mon mari avait décidé de reprendre son emploi à la banque. Même si j’avais le mal du pays, si je me sentais souvent seule et si je m’ennuyais, j’ai trouvé un poste à temps partiel et je me suis fait ma première amie canadienne. L’IODE (Organisation caritative de femmes canadienne) locale a organisé un dîner et un bal spécialement pour les épouses de guerre locales : j’ai été surprise de voir combien nous étions. A partir de ce moment-là, certaines d’entre nous nous sommes rencontrées et nous sommes entraidées dans les moments difficiles, les incompréhensions, les ajustements et cette expérience la plus douloureuse qu’est le mal du pays.
Quand mon fils est né, j’ai senti que j’avais des racines. Il était canadien mais il était aussi une partie de moi. Un an plus tard je l’ai emmené en Angleterre pour que sa famille anglaise puisse l’admirer, ce qu’ils ont fait. Quand on est rentrés je me suis sentie mieux installée. C’est égoïste mais je dois admettre que les choses n’étaient pas faciles en Angleterre dans les années 50 et qu’en comparaison, nous étions chanceux. Ce n’est pas surprenant que tant de familles aient émigré au Canada et en Australie. Ceux que j’aime m’ont toujours manqué, la campagne également, mais j’ai commencé à aimer la campagne canadienne, tellement différente, tellement immense. Avec deux enfants de plus dans la famille, nous avons campé dans de nombreuses provinces, toutes magnifiques de différentes façons. J’ai eu la chance de visiter souvent l’Angleterre. J’aime toujours mon pays de naissance et tous les gens qui y habitent. Le Canada m’a permis de grandir et d’élargir mes expériences. De cela je suis reconnaissante.