Annette Brunton

Mur d'honneur de Sobey

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Annette Brunton

Plus tard, chaque fois que j’ai parlé de ce voyage, j’ai toujours dit à quel point il était bien organisé. Ça a dû être un travail monstre pour un ministère ou un autre, et pourtant tout s’est vraiment bien déroulé.

Depuis que George et moi nous étions mariés en novembre 1945, je n’avais qu’une chose en tête : savoir quand je pourrais partir pour le Canada. Je ne me souviens pas d’avoir été très anxieuse, je n’avais jamais pensé que mon avenir ne serait peut-être pas une sinécure. Je me souviens juste que j’étais très impatiente de partir. J’étais allée une fois au bureau des épouses canadiennes à La Haye, où je m’étais fait dire que cela prendrait encore quelque temps avant que ce soit mon tour. Alors quand j’ai reçu un télégramme de ce bureau le 9 juillet 1946, indiquant que je devrais être prête à partir dès le 11 juillet 1946, j’étais vraiment heureuse. J’ai tout de suite télégraphié à George : « Chéri, je pars pour le Canada le jeudi 11 juillet. Je t’embrasse, Netty » et j’ai reçu un télégramme enthousiaste en retour. Je ne pense pas que mes parents étaient si heureux que ça. Ma mère était très triste et contrariée. Même si nous savions tous que j’allais partir un jour, ce jour-là se rapprochait. Je pense que je n’ai pas versé une seule larme ; pour moi tout cela était merveilleux.

Le 13 juillet à midi, un grand bus militaire s’est arrêté juste devant notre maison pour me prendre. Le chauffeur était un jeune Canadien un peu perdu, qui ne connaissait pas Amsterdam. Il m’a demandé si je pouvais m’asseoir près de lui et être son interprète, comme je connaissais Amsterdam comme ma poche. J’étais contente de me rendre utile. On a roulé en bus tout l’après-midi. Après être allés chercher beaucoup de filles d’Amsterdam, nous sommes allés à Hilversum et y avons pris quelques autres jeunes femmes. Dans chaque maison, on était témoins de la même scène : des familles entières s’étaient rassemblées, toutes les mères pleuraient, tous les pères étaient très solennels, les petits frères et petites sœurs criaient et voulaient parler au chauffeur. On a chargé beaucoup de bagages, puis on est partis pour un hôtel assez charmant à Scheveningen. Je ne pense pas que l’hôtel était très luxueux, rien n’était encore luxueux en Hollande, juste après la guerre. Moi, j’avais l’habitude des auberges de jeunesse hollandaises et à mes yeux, c’en était juste une autre avec des chambres assez grandes, nues, qu’on devait partager avec beaucoup d’autres filles. Mes parents sont venus me rendre visite à cet hôtel, qui était plutôt agréable comme il était en bord de mer et qu’on pouvait marcher sur la promenade. Je ne me souviens pas d’avoir marché sur la plage. Je suppose qu’ils avaient toujours peur des mines.

Après quelques jours, on est allées à Hoek van Holland en bus, puis en bateau à Harwich, où un train nous attendait pour nous emmener à Londres. Un « Bobby », un de ces policiers britanniques, assez gros, se tenait près de l’entrée du train. Il n’arrêtait pas de dire « Les Canadiens, par ici ». On trouvait ça hilarant, on n’avait jamais entendu un accent pareil.

Quand on est arrivés à la gare de Waterloo, à Londres, tout était très différent de la Hollande. Les bombardements avaient causé beaucoup plus de dégâts qu’à Amsterdam, mais pour une raison ou pour une autre, il y avait beaucoup plus de véhicules : des bus, des voitures, des motos. Tout ce qu’on avait autrefois en Hollande avait été volé par l’occupant, alors qu’ici il restait beaucoup de choses. C’est la première fois que je roulais à gauche et ça faisait vraiment peur dans une circulation aussi dense. On est à nouveau restées dans un hôtel, ou une auberge. Cette fois-ci, on n’avait pas le droit de sortir à moins d’avoir une autorisation signée. J’avais des amis à l’Ambassade de Hollande à Londres qui sont venus signer pour moi, alors j’ai pu sortir, voir un peu Londres. On était très obéissantes, on faisait tout ce qu’on nous demandait, alors qu’on était des femmes mariées. Les temps ont bien changé ! De nos jours, on dirait qu’on ferait ce qu’on voudrait et non pas ce qu’ils voulaient. Mais on faisait la queue sans broncher pour les repas, on partageait nos chambres, on mangeait ce qu’on nous servait, etc. À ce moment-là, on nous a dit qu’on partait au Canada sur le Queen Mary, de Southampton à Halifax. On tenait tout ça pour acquis, mais c’était vraiment merveilleux et on avait beaucoup de chance. J’adorais le Queen Mary. En vivant à Amsterdam, où, avant la guerre, beaucoup de grands paquebots entraient au port, j’avais l’habitude des grands bateaux, mais quand notre train est arrivé dans le port de Southampton, à côté du Queen Mary, on n’en croyait pas nos yeux. Devant, on avait l’air minuscules.

Comme le Queen Mary était encore un navire de transport de troupes, il fallait partager les cabines où il n’y avait que des lits superposés, mais c’était quand même un beau bateau. Je ne l’ai jamais vu en temps de paix, mais même dans ces circonstances, je le trouvais stupéfiant. On adorait prendre l’ascenseur et marcher sur les ponts. J’avais de la chance : on m’avait donné une cabine sur le pont principal (la cabine 112) au milieu du bateau. Je la partageais avec 4 épouses de guerre anglaises et une française.

On nous avait dit qu’il y avait 2000 femmes anglaises à bord, 51 hollandaises, 29 belges et 3 françaises. Cela dit il y avait aussi 1000 bébés et enfants à bord. S’organiser pour tant de personnes devait être étourdissant. Ils avaient installé de grandes pièces pour faire la lessive de tous ces petits enfants, les mères passaient leur temps à nettoyer et à laver les enfants et leurs couches. Par contre nous, les Hollandaises, n’avions pas ces soucis. L’une d’entre nous, qui venait du sud de la Hollande, d’une région libérée peu après le jour J, avait un petit bébé et une autre avait un fils de 7 ans de son premier mariage, mais le reste d’entre nous n’avait simplement pas eu le temps d’avoir des enfants, même si quelques filles étaient enceintes.

On nous a donné des cartes de place pour les repas. Ma place était à la table numéro 6, au deuxième service ; on se mettait avec obéissance toujours à notre place.

Les filles britanniques étaient bien plus au courant que nous de ce qui se passait. Elles parlaient à l’équipage et posaient beaucoup de questions. Nous, on n’osait pas. Je me souviens qu’on était toutes très étonnées que toutes les Britanniques voulaient acheter des Kleenex. On n’avait jamais entendu parler de Kleenex. Ça nous a pris un moment de comprendre ce que c’était. On est devenues amies tout de suite ! On se montrait des photos de nos maris, on parlait d’où on allait, d’où on venait. Bien que le voyage ait été assez court, certaines filles ont eu le temps de se disputer. Ça ne nous a pris que quatre jours et nuits pour arriver à Halifax. Il faisait froid en mer, on devait s’habiller assez chaudement.

Je trouvais ça assez ennuyant de voyager en bateau. Il n’y avait pas grand-chose à faire et le bruit constant des moteurs était désagréable. J’ai traversé l’Atlantique deux fois depuis et je ne l’ai pas apprécié davantage. C’est pour ça que je n’ai jamais pu me convaincre de faire une croisière : je trouve ça trop confiné. Je me souviens qu’un jour, on a vu des poissons volants, c’était beau. Mon petit-fils m’envie aujourd’hui car il a vu des baleines mais des poissons volants, jamais.

Quand on nous a dit qu’on devrait bientôt voir le port de Halifax, on est montées sur le pont et on attendu là, dans nos gros manteaux. C’était le 23 juillet 1946 et il faisait très chaud. Tout le monde m’avait toujours prévenu qu’il pouvait faire très froid au Canada, mais aucune d’entre nous n’osait partir, on avait trop peur de perdre notre place. C’était une belle journée ensoleillée, Halifax était magnifique, toute verte et bien entretenue, j’ai trouvé ça très beau. George était parti de Halifax en allant outre-mer, il m’avait prévenue que la ville semblait assez sale et négligée. Je n’ai pas eu cette impression, je l’ai trouvée gaie, verte, plaisante. Le temps était peut-être très mauvais quand il y était. Je sais maintenant que notre bateau est arrivé au Quai 21 et j’espère vraiment que dans un futur proche, j’aurai la chance de retourner à Halifax et de revoir le Quai 21.

Quand le bateau a accosté, il y avait une foule sur le quai. Beaucoup de maris étaient venus à Halifax à la rencontre de leurs femmes. On les entendait crier, se réjouir. On nous a dit qu’on ne pourrait pas débarquer tout de suite, on montrait de longues listes, on nous disait quand nos trains partaient et quand on pourrait débarquer. Encore une fois, tout était merveilleusement bien organisé. Les trains étaient très proches : on pouvait y aller à pied. Je n’ai pas eu le droit de débarquer avant plus d’un jour et quand notre tour est arrivé, on a dû se présenter à la salle à manger avec nos bagages à main. Là-bas, une escorte attendait chacun d’entre nous : une jeune femme, bénévole de la Croix-Rouge, et un soldat. De la passerelle d’embarquement, ils nous ont menées à un grand édifice (un hangar, vraiment) où on devait identifier nos bagages. Le soldat a tout porté jusqu’au train où on avait des places désignées. La jeune femme de la Croix-Rouge nous a menées à cette place avant de nous quitter. Les femmes qui avaient des bébés avaient le lit du bas et celles qui n’en avaient pas avaient le lit du haut. Je crois qu’on a voyagé deux jours et une nuit, à travers la Nouvelle- Écosse, le Nouveau-Brunswick et le Québec, pour arriver à Montréal.

Je me suis fait une amie, une femme de Hilversum qui s’appelait Gerry. On a pu voyager ensemble jusqu’à Montréal. Ces étendues de terre, sans aucun édifice, nous étonnaient. On était impatientes de voir une ville parce qu’on n’était pas vraiment impressionnées.

Je me souviens très clairement de notre arrivée à Moncton. Le train s’est arrêté et on a eu le droit de sortir. En Europe, les quais de gare sont surélevés et on a besoin d’un billet spécial pour y accéder. On était stupéfaites de ce quai qui était au niveau de la rue, qui était accessible à tous et d’où on voyait les rues alentours. Cela nous a semblé très mal entretenu et délabré, comme le Far West. On s’attendait à voir arriver vers nous un groupe de cow-boys et d’indiens au galop.

Le porteur nous avait dit que Québec était une grande ville, alors on attendait impatiemment de la voir. Je ne sais pas si c’est toujours le cas, mais à ce moment-là, la partie de Québec où était la gare était un quartier vraiment pauvre. On était terriblement déçues quand le porteur nous a dit « Voilà Québec. » On commençait à se démoraliser. Après cela, on a retraversé une terre quasiment inhabitée, on n’y a vu que quelques villes. On avait parlé à quelques femmes anglaises et on savait que beaucoup d’entre elles venaient de la ville. Ici et là, au milieu de la nuit, notre train s’arrêtait à une toute petite gare et un gars, carriole et cheval avec lui, attendait ; une épouse de guerre anglaise, qui venait peut-être de Londres, descendait, un bébé dans les bras ; c’était son mari en carriole. Cela nous horrifiait. Comment allaient-ils s’en sortir ?

On est enfin arrivés à Montréal, à la gare Bonaventure. Elle n’existe plus mais elle était au centre de Montréal, juste à côté de Dominion Square. Encore une fois, une bénévole de la Croix-Rouge emmenait avec elle une épouse de guerre, un soldat prenait ses bagages et on est allés jusqu’au portillon où des centaines de maris, avec leurs familles, attendaient. C’était apeurant, je me souviens que j’appréhendais. Quand on avançait au portillon, le haut-parleur retentissait « Voici Mme Annette Brunton. M. Brunton, si vous voulez bien venir à la porte. » Et George est arrivé, heureusement en uniforme, parce que je ne l’aurais jamais reconnu en civil. On était tous les deux très nerveux. On s’est embrassés et la première chose qu’il m’a dite était « Sortons d’ici. » Il était aussi troublé que moi par tous ces gens. On est sortis de la gare et on s’est retrouvés à Dominion Square, avec ses fleurs magnifiques, ses parcs, ses charmants édifices et hôtels. J’ai adoré l’endroit et je l’adore toujours. C’était mon genre de ville, à mes yeux c’était comme Amsterdam sans les petites maisons des canaux. George avait réservé une chambre d’hôtel pas loin, au Queen’s Hotel, où des fleurs nous attendaient dans la chambre, de la part de George et de ma merveilleuse belle-famille.

Le voyage était si long, si déroutant et à la fois des choses merveilleuses sont arrivées. Certains paysages étaient vraiment très beaux, mais surtout j’étais arrivée à destination, j’étais avec George et j’étais heureuse là-bas. Je ne me souviens de rien qui soit allé de travers durant ce voyage, personne n’avait été malencontreusement oublié, n’avait pas eu de place à table ou dans le train ; autant d’efforts impeccablement planifiés. En fait, je me demande si l’une d’entre nous a remercié quelqu’un de ce beau voyage. J’ai toujours essayé de passer ce message à quiconque est prêt à l’écouter.

J’ai passé beaucoup de bons moments au Canada. Certains ont été très difficiles mais le commencement a été merveilleux.