Un rêve intense, l’histoire presque oubliée d’une famille et une nouvelle exposition
L’artiste JJ Lee se considérait comme une Canadienne de deuxième génération, ses parents étant nés en Chine. Une trouvaille dans la maison de son enfance a déclenché une série de découvertes , révélant que l’histoire de sa famille dans ce pays remonte à bien plus loin qu’elle ne le pensait. Cet événement a également inspiré une installation artistique, qui sera exposée au Musée du 12 mai au 23 juillet 2023.
« Il y a des années et des années, j’ai rêvé – c’était très net – que je montais au grenier et que je trouvais ces dessins, faits sur du papier brun un peu rayé. Apparemment, c’est moi qui les avais faits. Et je me suis dit : “Je ne me souviens pas d’avoir fait ça. Comme c’est bizarre!” »
Rentrer à la maison pour aider à déménager
En 2020, alors que la vie était perturbée par la pandémie, JJ Lee (qui habite à Toronto) est rentrée à Halifax, où elle a grandi. Ses parents vieillissants déménageaient dans une maison de retraite et, pendant deux mois, elle a vécu dans la maison de son enfance, confrontée à la lourde tâche de faire le tour de la maison afin de décider ce qu’il fallait garder et ce qu’il fallait jeter. Elle a pu donner ses cours à l’Ontario College of Art and Design à distance. Son mari, enseignant de maternelle, enseignait également en ligne; leur enfant apprenait à distance.
Trouvailles dans le grenier
Comme l’a découvert JJ Lee, une maison accumule beaucoup de choses au cours d’une vie. Elle s’est prise d’un grand intérêt pour les nombreux documents papier – et les objets de papier – de la maison. Le papier est une invention chinoise ayant une longue histoire. Le papier est aussi un moyen de transmettre. Il peut contenir des instructions, des enregistrements, des valeurs monétaires, des lois et des souvenirs. Elle a trouvé des schémas d’ingénierie que son père avait dessinés lorsqu’il était étudiant. Des vieux reçus de la blanchisserie de son grand-père, située dans le quartier sud de Halifax. Un dictionnaire chinois-anglais datant de 1921.
Plus important encore, elle a trouvé un certificat de 1916 délivré par la Direction de l’immigration du Dominion du Canada. Ce certificat montre la photo d’un jeune homme de 17 ans.
« J’ai demandé : “Papa, qui est-ce?” Et il a répondu : “C’est mon père.” »
À partir de 1885, le gouvernement canadien a commencé à imposer une taxe à chaque immigrant chinois arrivant au Canada; la taxe d’entrée. D’abord fixée à 50 $, la taxe a été portée à 500 $ en 1903. Les restrictions se sont encore aggravées après la Première Guerre mondiale, lorsque la Loi sur l’immigration chinoise de 1923 a presque totalement interdit l’immigration chinoise. Entre 1923 et 1947, date à laquelle la politique d’exclusion raciste a été abrogée, seule une poignée d’immigrants chinois ont pu entrer au Canada.
« En grandissant, je ne connaissais même pas l’existence de la taxe d’entrée », explique-t-elle.
Elle a demandé à son père pourquoi il n’avait jamais parlé de son histoire à la famille. Sa réponse : « Je ne pensais pas que ça intéresserait quelqu’un. »
Ces différentes découvertes ont inspiré une exposition intitulée Dans mon autrefois. Elle comprend des dessins, des artéfacts, des collages numériques et des vidéos d’animation. Les œuvres d’art et l’exposition sont conçues pour donner l’impression de « marcher dans la mémoire de quelqu’un ».
Les souvenirs – leur préservation et leur perte – sont importants aux yeux de JJ Lee. L’année dernière, sa mère est décédée; les souvenirs de son père devenaient de plus en plus difficiles d’accès, car la maladie d’Alzheimer continuait sa progression. Pour créer les œuvres d’art présentées dans le cadre de l’exposition, elle a mélangé ses propres souvenirs et l’histoire de sa famille. C’est une façon de s’en souvenir, de se la réapproprier et de la reconstituer. Elle décrit le processus comme « un moyen de comprendre cette histoire ancestrale et intergénérationnelle à travers la réalisation de dessins ».
Une grande partie des dessins réalisés par JJ Lee ont été faits sur des papiers qu’elle a trouvés en vidant la maison de ses parents. Elle s’est inspirée d’anciens dessins techniques réalisés par son père lorsqu’il était étudiant en ingénierie, superposant les lignes faites par son père, vieilles de plusieurs décennies, avec les siennes. Un dessin au fusain, réalisé sur un bloc-notes de papier ligné trouvé dans la maison, fait resurgir l’empreinte des caractères chinois écrits par sa mère. Bien que des empreintes soient encore visibles, il est impossible d’en comprendre le sens. Comme un vieux souvenir d’enfance confus, ces marques sont indéniablement présentes, mais aussi perdues dans le temps.
« C’est difficile à lire, car plusieurs lettres ont été écrites sur ce bloc-notes. Je ne m’en suis rendu compte que lorsque j’ai commencé à dessiner et que le fusain a fait apparaître le texte. Il peut provenir des années 90 ou des années 50. Je n’en ai aucune idée. »
JJ Lee sait que les souvenirs ne sont pas statiques. Quand on se remémore quelque chose, c’est comme si l’on retirait une sculpture en pâte à modeler d’une l’étagère pendant un moment, puis qu’on la remettait en place. Chaque interaction modifie un peu le souvenir, le présent se mêlant au passé.
Inspiration artistique ou rêves prophétiques
Parmi les papiers qu’elle a trouvés dans le grenier, il y avait le papier brun à rayures utilisé pour emballer la lessive pliée de la blanchisserie de son grand-père. Il s’agissait du même papier que celui qu’elle avait vu en rêve, des années auparavant.
JJ Lee trouve le fait qu’elle réalise aujourd’hui le rêve qu’elle a fait des années auparavant légèrement troublant. « C’est très bizarre, dit-elle.
J’ai dit : “Papa, c’est un peu comme si mon ancêtre, mon grand-père ou mon arrière-grand-père me disait de dessiner ceci, de raconter cette histoire et de faire cette présentation.” Parce que j’ai vraiment l’impression qu’il ne s’agit pas de mon œuvre. »”
S’inscrire dans l’histoire de sa famille
Les musées conservent des artéfacts afin de capturer l’histoire. En effet, JJ Lee a fait don d’un certain nombre d’objets familiaux à la collection du Musée. Elle a créé les œuvres d’art présentées dans le cadre de l’exposition à l’aide d’autres objets, notamment du papier brun rayé provenant de la blanchisserie de son grand-père, de vieux dessins techniques de son père et de vieux reçus. En dessinant sur ces trouvailles de papier, JJ Lee imprime ses propres souvenirs – et sa propre histoire – sur ceux de sa famille.
« Il se crée une sorte de tension lorsqu’on utilise ce papier historique, ce papier d’époque, dormant dans un grenier depuis des décennies, explique-t-elle. Ou ces autres papiers qui ont vécu dans les tiroirs de mes parents. Mais il se crée aussi un sentiment de responsabilité. »
JJ Lee combine ses propres souvenirs à l’histoire familiale qu’elle vient de découvrir, un exercice à la fois constructif et difficile.
« Depuis que j’ai trouvé ces objets et que j’ai déménagé mes parents, ma mère est décédée. Mon père est présentement en soins palliatifs. Travailler sur cette présentation, c’est très douloureux. Depuis que ma mère est décédée – ils ont été ensemble pendant 65 ans – il n’est plus le même. Mon père va mourir d’un jour à l’autre, il est donc d’autant plus important pour moi de raconter cette histoire et de leur rendre hommage. »
Parmi les objets que JJ Lee a donnés à la collection du Musée se trouvent un certificat de taxe d’entrée, un dictionnaire, une demande de son grand-père pour faire venir sa famille au Canada, des reçus bancaires, une encyclopédie chinoise, des factures d’impôts et des certificats de citoyenneté canadienne. Un grand nombre de ces artéfacts seront intégrés à l’exposition de JJ Lee.
Le fait que l’exposition de JJ Lee ait lieu dans l’institution qui abrite les artéfacts de sa famille revêt pour elle une certaine importance. « J’aime le fait qu’elle ait lieu dans le Musée», dit-elle.