Mur d'honneur de Sobey
Colonne
157
Rangée
6
Leyten
Extrait d'immigration canadienne de 1920, tiré des mémoires de John Leyten
« Un présent de mon passé pour votre avenir »
Rédigé en 1975-1977
Des personnes vivant au Canada, des proches de mon père, avaient décidé de venir nous rendre visite. Ils nous parlèrent du Canada, à quel point il faisait bon y vivre et qu'on y trouvait beaucoup de Hollandais qui avaient bien réussi. Même le Canadien Pacifique envoyait des gens vers les vieux pays, des gens qui étaient de très bons parleurs, qui organisaient des réunions et des conférences sur ce merveilleux pays qu'est le Canada. Ils parvenaient presque à faire croire aux gens qu'il s'agissait d'un paradis sur terre. Bien sûr, jamais ils ne mentionnaient le fait que les gens devaient travailler dur là-bas aussi pour avoir quelque chose à manger. Tout ce que le Canadien Pacifique voulait vraiment, c'était tirer profit de la venue de ces gens au pays. On se démenait vraiment pour vendre des terres dont personne ne voulait.
Ce couple venu du Canada, et en particulier la femme, ne pouvait s'arrêter de parler du pays. À en croire ses propos, tout le monde avait de l'argent là-bas. C'est grâce à cela qu'ils avaient pu se permettre ce voyage. Le pays regorgeait d'argent. Je me souviens de quelques personnes qui avaient cru que cela serait la belle vie là-bas. Ils n'y étaient pas restés très longtemps, un an ou deux, avant de revenir en Hollande. S'ils avaient pu retrouver ces gens payés par le Canadien Pacifique pour faire la promotion de cette « terre promise », je crois que ça aurait chauffé.
Quoi qu'il en soit, mon père se laissa convaincre. Il disait qu'il n'y avait pas d'avenir pour les jeunes en Hollande. La sœur de cette femme et son mari n'avaient pu tout préparer assez rapidement la première fois pour partir au Canada. Mon père et ce couple s'assurèrent donc ensemble de tout préparer et d'obtenir leurs passeports pour traverser l'océan le plus rapidement possible. Le jour arriva finalement et après avoir vendu tout ce qu'ils ne pouvaient emporter, ils achetèrent leurs billets de bateau et leurs billets de train pour traverser une bonne partie de l'Amérique du Nord jusqu'à Calgary, en Alberta. Donc, ce fameux jour, nous sommes allés à Anvers, en Belgique, où un grand paquebot attendait ses passagers pour l'Amérique. Des médecins étaient sur place pour examiner les gens avant qu'ils ne montent à bord du navire.
Ce fut enfin notre tour de passer dans le bureau du médecin. L'on refusa à Harry de monter à bord, car il faisait alors régulièrement des crises d'épilepsie. Il n'avait alors que dix-sept ans et avait subi quelques opérations, dont la dernière au cerveau (je suis persuadé que l'on peut encore en voir les cicatrices aujourd'hui). Depuis, il n'a jamais fait de crise (la dernière date d'au moins deux ou trois ans avant que nous quittions la Hollande).
Des gens ont dit par la suite à mon père que s'il avait payé le médecin, nous aurions pu passer. Quoi qu'il en soit, Harry ne pouvait pas monter sur le bateau et mon tour venu, on me refusa le passage également. J'en ignore la raison, car j'étais alors en bonne santé comme un jeune cochon. J'ai par la suite conclu qu'ils avaient cru préférable de me laisser avec Harry pour m'occuper de lui dans ce pays qui nous était totalement étranger.
Je ne sais pas qui s'en est chargé, mais nous avons pu loger dans une maison pendant environ deux semaines. Nous allions sur les quais chaque jour pour regarder tous les navires. Nous étions sans argent dans cette grande ville, port de mer, portant le nom d'Anvers en Belgique, et nous marchions dans les rues, mais sans jamais trop nous éloigner de l'endroit où nous logions.
Un matin, environ deux semaines après que le reste de notre famille eut quitté le port à bord de ce navire, un homme de la compagnie maritime est venu nous voir pour nous dire de nous présenter au port à telle heure de l'après-midi, car nous allions partir pour l'Amérique. Comme nous n'avions rien à préparer (nous portions sur nous tous les vêtements que nous avions), nous étions sûrs d'être au quai à l'heure pour monter à bord du navire. Je me souviens qu'il s’agissait d’un vieux paquebot portant le drôle de nom de Grampian. Enfin, nous étions en route ! On nous indiqua quelle cabine serait la nôtre durant tout le trajet. Le bateau fit escale à Liverpool pour décharger une cargaison et prendre des passagers supplémentaires. Cela dut prendre la majeure partie de la journée avant que nous reprenions enfin la mer. La première journée sur le bateau ne se passa pas trop mal. On sonnait la cloche pour nous indiquer les heures de repas, puis nous nous rendions dans la salle à manger et prenions place à une table. Il devait y avoir 40 ou 50 personnes à chaque table. Je me souviens que notre premier repas n'était pas ce à quoi nous nous attendions ou ce à quoi nous étions habitués. Dormir ne nous posait pas de problème, le bateau nous berçant doucement. La deuxième fois que nous sommes allés manger, le goût des aliments ne s'était pas amélioré. Nous avons donc très peu mangé. Aux sons de cloche suivants pour nous indiquer l'heure du repas, nous allions sur le pont où, à certains endroits, se trouvaient des sortes de puits de lumière. Il s'agissait de genre d'écrans, mais faits de bois avec des trous carrés d'environ deux pouces carrés. En nous allongeant sur ces surfaces, nous pouvions voir ce qui se trouvait sur les tables et s'il valait la peine que nous descendions. Ce ne fut pas souvent le cas. Plus nous avancions en mer, plus celle-ci devenait agitée. Par moments, les vagues devaient faire près de 3 mètres de hauteur et ne manquaient pas de secouer le bateau. Après quelques jours comme ça, à ne presque pas manger, nous commencions à ressentir une certaine faim. Mais le pire était qu'il n'y avait personne à qui nous pouvions parler. La plupart semblaient être Tchèques, Hongrois ou des gens de cette partie de l'Europe. Si au moins il y avait eu des Hollandais, des Belges ou des Français sur le bateau, nous aurions pu dire ou demander des choses. Mais il n'y avait personne sur le bateau à qui nous pouvions nous adresser.
Il y avait un interprète sur le bateau, qui était habillé comme les autres passagers et qui avait l'habitude de cracher par-dessus son épaule. Il parlait plusieurs langues, mais n'arrivait pas plus à nous faire comprendre quoi que ce soit.
Ce qui nous a beaucoup marqués a été de voir tous ces gens sur le pont, penchés aux rambardes pour vomir par-dessus bord en gémissant. Comme nous ne mangions presque pas, nous nous en tirions plutôt bien de ce côté. Mais finalement, nous avions tellement faim que lorsque la cloche sonna, sans même jeter un coup d'œil à ce qui se trouvait sur la table, nous nous sommes directement rendus en bas pour trouver place et manger. Ça n'avait pas très bon goût, mais affamés comme nous l'étions, nous étions soudainement un peu moins capricieux. Ce ne fut pas très long avant que nous soyons pris du mal de mer, mais heureusement, il ne nous resterait que quelques heures à supporter ces maux. Ils n'auront certainement pas perdu d'argent avec nous pour ce qui est de la nourriture. Au total, nous avons dû manger à peu près l'équivalent de quatre repas; ce qui n'est vraiment pas beaucoup pour être restés sur un bateau pendant onze jours.
Les passagers semblaient porter essentiellement des vêtements de travail pendant qu'ils étaient à bord du bateau. Mais quand nous sommes arrivés près de Montréal, quelques heures avant le débarquement, ils avaient tous changé de vêtements. Ils portaient maintenant des robes et des costumes; on ne pouvait croire qu'il s'agissait des mêmes personnes.
Évidemment, avant de quitter le bateau, nous n'avions aucune idée de ce qui allait nous arriver par la suite..
Au débarquement, nous avons suivi les gens se dirigeant vers la porte avec des papiers dans leur main (comportant sans doute leurs noms et l'endroit où ils devaient aller). Quand nous sommes arrivés à la porte, j'ai montré aux agents mes papiers et leur ai dit où nous nous rendions; un homme nous a alors fait signe de le suivre.
Nous nous trouvions devant un très grand bâtiment et avons dû marcher un certain temps avant de nous retrouver devant la porte que l'homme nous ouvrit pour nous inviter à entrer. Il s'assit derrière un bureau et nous posa quelques questions. Nous parlions un peu français à l'école, mais le français de ces Montréalais semblait être une toute autre langue. Il parvint à nous faire comprendre que nous étions là pour deux semaines, mais je n'arrivais pas à comprendre pourquoi. Heureusement, c'était un endroit agréable, en dépit de tous ces français parlés un peu bizarres. Mais la nourriture était bonne et nous l'apprécions vraiment… même ces œufs poêlés trop poivrés.
Ces deux semaines passèrent assez rapidement, avec beaucoup de nourriture, une bonne place pour dormir et un endroit pour nous laver. Je me suis alors dit que le Canada n'était pas si mal. À la fin des deux semaines, donc, on nous expliqua qu'on allait nous conduire à la gare pour y prendre un train qui nous emmènerait en Alberta. On nous donna un peu d'argent laissé par mon père. Je ne sais plus trop quel était le montant, mais comme nous n'avions jamais eu d'argent, nous ne savions pas trop quoi en faire. Je me souviens par contre de ceci : au moment d'acheter quelque chose, nous n'arrivions pas à comprendre quel montant on nous demandait. Je tendais donc simplement la main avec une poignée d'argent à l'intérieur. Mais ces Français en profitaient pour prendre de l'argent tant que j'avais la main ouverte. J'ai donc appris assez rapidement que chaque fois que nous devions acheter quelque chose, je devais tenir la main bien fermée sur notre argent et ne donner qu'une pièce à la fois. Quoi qu'il en soit, nous avons fini par monter à bord du train en direction de l' « Ouest sauvage » (et espérions qu'il s'agissait bien du bon train). Ce n'était pas trop mal sur le train; nous pouvions tirer les sièges pour en faire des lits et dormir (et n'avions aucun mal à dormir). Le jour, bien sûr, nous regardions par la fenêtre toute la journée et pouvions voir de petites fermes sur lesquelles se trouvaient parfois des vaches ou des chevaux attelés à des charrettes à deux roues. En Ontario, cependant, les paysages se faisaient plutôt rares. Toute la journée, tout ce que vous pouviez voir était de l'eau. Lorsque ce n'était pas de l'eau, c'était de la roche.
N'ayant pas vraiment pris le train très souvent, nous ignorions l'existence des voitures-restaurants et avons donc fait ce que nous savions si bien faire, ne pas manger. Harry et moi étions assis sur un siège et de l'autre côté du passage se trouvaient quelques dames qui, je suppose, devaient se demander pourquoi nous ne mangions jamais. À un certain moment, alors qu'elles s'apprêtaient à manger des sandwichs, elles décidèrent de nous en donner chacun un (lesquels étaient succulents). Elles se rendaient à Vancouver, mais cela ne nous disait alors pas grand-chose. Au bout de quelques jours à bord du train, nous étions toujours affamés et le train s'arrêta à la gare de Moose Jaw. Je dis alors à Harry que j'allais acheter du pain ou quelque chose d'autre à manger. Je ne savais pas ce que l'on pouvait acheter dans une gare. Je descendis donc du train pour me rendre à la gare et trouver quelque chose à manger, mais sans rien trouver. Le train se remit en marche et je dus me dépêcher de remonter à bord, celui-ci ayant déjà commencé à se déplacer. J'ai bien réussi à monter à bord, mais échoué à trouver quelque chose à manger. Nous étions de nouveau en route pour Calgary. Les prochaines fois que le train allait s'arrêter en gare durant le trajet, vous pouvez être sûr que je n'allais plus tenter de débarquer pour acheter du pain.
Nous sommes finalement arrivés à Calgary un peu avant midi. Nous n'y connaissions personne, ne savions pas qui devait venir nous chercher et ne savions même pas où aller en cas de besoin. Malgré tout, nous ne nous en faisions pas. Nous sommes donc descendus dans la rue, sur la neuvième Avenue, pour voir ce qu'il y avait à voir. Il y avait beaucoup de monde, chacun se rendant quelque part, je suppose. Mais une chose étrange nous frappa alors; les gens semblaient allumer leurs allumettes en les grattant sur un poteau ou quelque chose d'autre. Nous ne comprenions pas, car chez nous, dans la vieille Europe, les gens transportaient des boîtes d'allumettes sur lesquelles on devait frotter les allumettes pour les allumer. Ici, les gens allumaient leurs allumettes en les frottant à n'importe quoi.
Nous avons donc décidé d'aller voir ce qu'il pouvait bien y avoir sur les poteaux pour permettre d'allumer une allumette. Nous avons traversé la rue pour examiner quelques poteaux, sans rien y trouver de particulier… jusqu'à ce que nous apercevions des gens allumer leurs allumettes en les frottant à leur pantalon. Je n'ai jamais cherché à savoir si quelqu'un devait venir nous chercher. Nous avons marché sur la neuvième Avenue, entre la rue Centre et la rue First East. Le problème était que maintenant, nous n'avions plus de cigarettes et devions remédier à cela. Je dis à Harry de bien rester au coin de la rue pendant que j'allais tenter de trouver où acheter des cigarettes (je ne voulais surtout pas qu'il ne soit plus là à mon retour).
J'ai commencé à marcher sur la neuvième Avenue en direction est, sans trouver nulle part où acheter des cigarettes. J'ai donc continué à marcher vers l'est et après avoir fait quelques rues, j'ai vu l’affiche des cigarettes Millbank sur un bâtiment. Je savais alors que nous allions avoir des cigarettes (nous avions la même affiche dans notre pays d'origine). J'ai commencé à marcher un peu plus vite pour finalement arriver au bâtiment qui était en fait un petit bâtiment sans étage. Mais le bâtiment m'importait peu, tout ce que je voulais était de fumer.
Je monte donc la marche et ouvre la porte pour entrer à l'intérieur. Quelle n'est pas ma surprise de voir une grosse femme noire derrière le petit comptoir. Je lui demande des cigarettes et au même moment, une jeune fille, pas très vêtue, entrer par une autre porte. La femme noire jette un regard par-dessus le comptoir à mon pantalon court et me dit « non ». Je quitte donc cet endroit pour aller retrouver Harry, sans cigarettes. À cette époque, je ne savais pas dans quel genre d'endroit j'étais entré, mais avec le temps, je finis par en entendre parler. Maintenant, tout ce que nous pouvions faire était de nous promener un peu et d'attendre que quelqu'un vienne nous chercher.
Il devait être environ six heures du soir quand quelqu'un se dirigea vers nous pour nous demander qui nous étions.
Il s'appelait Joe Verbunt et était venu à bord du même bateau que nos parents. Il les connaissait très bien (sa sœur était la sœur de cette femme qui était venue du Canada pour passer des vacances en Hollande et parler à mon père du Canada). Joe nous demanda si nous avions faim et je lui répondis que oui. Il nous ramena donc à la gare du Canadien Pacifique où se trouvait un restaurant. Une fois à l'intérieur, il nous commanda, à tous les trois, quelque chose à manger. Je ne me souviens plus trop ce que c'était, mais tout ce qui comptait à ce moment-là était d'avoir quelque chose à nous mettre sous la dent. Quant à lui, il devait manger régulièrement, car il ne termina même pas son petit pain. Après avoir fini nos assiettes, je pris son petit pain, ce qui ne manqua pas de le faire réagir.
Nous avons entendu un certain temps, et finalement, un homme s’est approché de notre table et a parlé à Joe en néerlandais. Cet homme était le beau-frère de Joe, le frère de la femme de Joe. Il nous a dit qu’il allait nous raccompagner à la maison. Mon père travaillait pour lui, et la famille vivait dans une de ses maisons sur la rivière Bow.
Nous avons donc commencé notre périple vers Gladys’ Ridge, où il était agriculteur et conduisait un Modèle T. C’était la première voiture dans laquelle nous avons embarqué, à vie. Il était tard quand nous sommes arrivés chez lui, et il faisait sombre. Il nous a montré où nous allions dormir, mais nous devions d’abord nous laver, car nous ne nous étions pas lavés depuis longtemps. Nous n’avions pas eu l’occasion de nous laver sur le train. Nous avons bien dormi.