Sergent Elmo Hugh Munroe

Mur de Service

Colonne
15

Rangée
24

First Line Inscription
Sergeant Elmo Hugh Munroe
Second line inscription
405 PFF Squadron, RCAF

Traversée de l'Atlantique - HMS Chitral

24 octobre 1941 – 2 novembre 1941

 

L'histoire d'Elmo Hugh Munroe

telle qu'il l'a racontée à sa fille Mary Lynn Smith

 

 

MUNROE, ELMO HUGH

 

10 avril 1921 – 22 octobre 2008

 

ARC Seconde Guerre mondiale – 405e ESCADRON PATHFINDER

 

Quand j'étais jeune fille, j'étais captivée par les histoires que mon Papa me racontait sur sa jeunesse et sur la guerre. C’était un conteur naturel, béni d'une incroyable mémoire. Quand Papa parlait du passé, nous étions transportés en d'autres temps et d'autres lieux par les détails et la vivacité de ses descriptions. Nous nous sommes posés en Angleterre et en Écosse, avons visité l'état du Maine, nous nous sommes promenés dans les provinces maritimes du Nouveau-Brunswick, de l'île du Prince-Édouard et de la Nouvelle-Écosse et avons même navigué devant la colonie de Terre-Neuve avant qu'elle ne fasse partie du Canada en 1949. J'étais un peu impressionnée par tout ce que Papa avait fait et avait vu avant que je fasse mon apparition dans sa vie quand il avait vingt-neuf ans.

Elmo Hugh Munroe est né dans l'état du nord-est des États-Unis qu'est le Maine, le 10 avril 1921, juste un jour après que ses parents ont traversé la frontière internationale à partir du Nouveau-Brunswick. Quand il était jeune, il travaillait dans une ferme de pommes de terre à Littleton, quand il n'était pas à l'école, et il était l'aîné de quatre, comme moi. Sa sœur Clara et ses frères Don et Bill sont aussi nés là-bas. Papa a de très bons souvenirs de la région de Houlton, surtout du cinéma local où il allait régulièrement. Quand on le lui demandait, il pouvait débiter tous les comtés du Maine par ordre alphabétique à une vitesse insensée et ceci faisait toujours sensation, surtout dans ses dernières années. Aux obsèques de Papa, mon frère Ronald a essayé de les réciter aussi vite que lui, à l'aide d'une liste, et il a trouvé cela difficile.

Quand Papa avait treize ans, sa famille a déménagé au village canadien de Tabusintac, au Nouveau-Brunswick. Eric Munroe, un vétéran de la Première Guerre mondiale, y était né et y avait épousé Eunice Carroll en 1919, une fois la paix revenue. Papa avait hérité du beau sourire de sa mère et de l'amour du plein air de son père. Quand il était jeune, Elmo travaillait dans les bois et pêchait pour subvenir à ses besoins. Papa avait beaucoup d'histoires à raconter à propos de ces temps-là et j'ai toujours été frappée de voir combien il les a appréciés malgré leur évidente dureté.

Il est aussi allé dans une école à classe unique dans ce village quand il était adolescent, comme a fait une « petite fille » nommée Reta Wishart qui avait cinq ans de moins. Quand Papa est retourné à Tabusintac après la Seconde Guerre mondiale, c'était mademoiselle Wishart le professeur et elle était devenue adulte entre temps. Ils se sont mariés pendant l’été 1948. La cravate de Papa et les longs gants blancs portés par Maman à cette heureuse occasion sont rangés avec d'autres souvenirs précieux dans leur coffre de cèdre qui est maintenant un trésor de famille.

À un moment ou un autre de sa jeunesse, Papa s'est intensément intéressé aux moteurs à combustion interne et à la manière dont « les parties en mouvement » étaient « mesurées et synchronisées pour produire la puissance qui fait avancer des véhicules ». Il a suivi un cours à Chatham, au Nouveau-Brunswick de la fin 1939 à mars 1940 grâce au plan de formation de la jeunesse, dans une station-service opérée par Nevin et Goulette. Quelques mois plus tard, il a suivi une formation à Moncton qui a changé le cours de sa vie. Il s’agissait de mécanique des moteurs d'avion et à la fin du cours, Papa est allé au bureau de poste local et s'est promptement enrôlé dans l'Aviation royale canadienne (ARC). Il est monté dans un train ce même soir pour se rendre à Toronto au dépôt des effectifs où il a reçu son entraînement de base en exercice et discipline militaires.

À chaque fois qu'on se retrouvait après que j’étais partie de la maison, Papa parlait de ses souvenirs des années de guerre. Dans son petit carnet d'adresses noir, des croix étaient dessinées à la main à côté des noms de plusieurs camarades, et sa tristesse était visible à chaque fois qu'il tournait les pages. Les amis d'Elmo, c'était pour la vie, et il n'a jamais oublié ceux qui sont partis trop tôt. Rester en contact avec la famille et les amis était pour Papa un besoin vital qui lui apportait un immense plaisir. Il se passait rarement un jour sans que nous, ses « quatre » recevions un appel ou une visite de sa part. Papa avait toujours son téléphone portable et une longue liste de numéros sous la main. Tous ceux de sa liste recevaient un appel régulièrement, sans oublier ses copains de l'ARC.

Avec le temps, Papa a continué à réfléchir à ses années de service durant la guerre et a commencé à s'apercevoir qu'une des choses qu'il avait vécues durant cet intervalle l'avait marqué davantage que les autres. Un jour, sans aucun avertissement, il a simplement demandé : « Manny, », surnom qu'il m'avait donné depuis l'enfance, « je me demande ce qui est arrivé au Chitral ? J'aimerais bien savoir… ».

Cherchant à obtenir quelques réponses, je suis allée à la bibliothèque publique de Saint John et j'ai finalement envoyé plusieurs lettres de demande de renseignements fondées sur ce que j'y avais trouvé. Le jour de son 63e anniversaire, j'ai pu présenter à Papa un livre-souvenir contenant des articles divers, des informations historiques, des statistiques et quelques images photocopiées du Chitral. Il a été étonné et enchanté qu'on ait répondu à sa question. Le croiseur armé de la marine marchande avait en effet survécu à la Guerre. Peu de temps après, j'ai reçu deux photos en noir et blanc du bateau envoyées par un bibliothécaire de la compagnie P&O Line et je les ai fait encadrer pour lui. Nous avons continué à bavarder à propos du Chitral et avons pris plaisir à sortir le classeur et à le feuilleter quand nous nous rencontrions.

Le SS Chitral a été construit par Alexander Stephen & sons de Glasgow, en Écosse. Il a été inauguré le 27 janvier 1925 par la fille du président de P&O et a quitté Londres le 7 mars pour son voyage inaugural vers l'Australie. Dix ans plus tard, le Chitral a été transféré au service du Royaume-Uni vers l'Extrême-Orient et en été 1939, il a été réquisitionné par l'Amirauté britannique pour servir de croiseur auxiliaire. Sept canons de 6 pouces et deux canons de 3 pouces ont été ajoutés pendant la conversion et une fois que la cheminée en a été enlevée. Le HMS Chitral a été mis en service par la Marine le 4 octobre 1939. Un mois plus tard, son équipage a secouru des survivants du HMS Rawalpindi, coulé par deux cuirassés allemands en essayant de défendre un convoi. Il a été employé pour la patrouille du nord, la patrouille du nord et de l'ouest, l'escorte des navires vers les Bermudes et Halifax, et a fait partie de mai à octobre 1941 de la Force d'escorte de l'Atlantique Nord.

La traversée de Papa était sa dernière à cette fonction puisqu'au début du mois de novembre, le navire a été affecté aux Indes orientales et a rejoint la flotte de l'Est dans l'Océan indien. Vers la fin 1943, il a commencé à servir de navire de transport de troupes pour le ministère des transports de Guerre et sa deuxième cheminée a été remplacée. Il a été rendu à ses propriétaires en 1948 et a complété son cycle de vie avec son retour en Australie. En 1953 le Chitral a été vendu à British Iron and Steel Corporation Ltd. et a été remis pour démolition à W.H. Arnott Young and Co Ltd, à Dalmuir.

Tandis que j'étudiais l'histoire du Chitral, je me suis demandé si les registres originaux de la traversée de l'Atlantique de Papa existaient toujours. Ça serait « la cerise sur le gâteau » ! Le Public Record Office (bureau des archives publiques) à Londres, en Angleterre, m'a répondu après un certain temps. Ils avaient tous les registres du HMS Chitral qui avaient été conservés et ils avaient effectivement octobre 1941, mais novembre manquait. Cela signifiait que je pouvais tout obtenir sauf les quelques derniers jours de voyage de Papa et j'étais ravie. Quand ils sont arrivés, on les a emballés et on les lui a donnés à son 65e anniversaire. Mon mari Ron les a mis dans un grand classeur noir, et en a rempli un second avec les cartes qu'il avait créées pour montrer les coordonnées et la position du Chitral durant les voyages dans l'Atlantique quand Papa était à bord. Pour enregistrer les événements de ces journées-là, j'ai encouragé Papa à me dire tout ce dont il pouvait se souvenir à propos de sa traversée et j'ai gribouillé aussi vite que j'ai pu pour essayer de saisir tout ce qu'il disait.

En 2008, Papa a passé ses derniers jours dans une chambre au huitième étage de l'hôpital Halifax Infirmary qui donnait sur les vieilles fortifications de Citadel Hill. Ses « quatre » croyaient jusqu'à la fin même que son état allait s'améliorer, mais le 22 octobre, il y est mort. Ça faisait exactement 67 ans au jour près qu'il s'était rendu sur le bord de l'eau, au quai de cette caserne du secteur historique et était monté à bord du HMS Chitral. Son dernier voyage le réunirait avec Maman après avoir été seul quatre années et c'était la seule chose qui rendait sa perte supportable.

C'est maintenant l'été 2009 et je prépare un petit ensemble concernant Papa qui sera attaché à sa brique commémorative sur le Mur de Service du Quai 21 à Halifax, en Nouvelle-Écosse. On peut le trouver à la Colonne 29, Rangée 10 avec les mots suivants : Sgt Elmo Hugh Munroe 405 PFF Squadron RCAF. Il aimait, dans ses dernières années, visiter ce musée sur les quais en repensant à son départ de cet endroit il y a si longtemps en 1941.

La dernière fois que Papa est venu me rendre visite dans l'Ouest, c'était au printemps 2008, juste six mois avant sa mort. Comme il le disait lui-même, il n'était pas à cent pour cent ni en pleine forme, mais il a fait seul le long vol de Halifax à Vancouver. Ma sœur Heather et son mari étaient dans un autre avion qui volait pratiquement à côté du sien pour la plus grande partie du voyage. À cause des réservations de dernière minute et des restrictions quant aux changements ils n'ont pas pu voyager ensemble même s’ils ont atterri à quelques minutes l'un de l'autre. Après quelques jours de repos et de récupération chez moi, il a encore fait 700 miles en avion vers le nord pour rendre visite à ma sœur Lorna et sa famille à Smithers. Il a vu quelques ours et s'est fait emmener à Prince Rupert pour manger du poisson frit et des frites avant de revenir à Vancouver sur le chemin du retour. Ses petits-enfants et son arrière-petit-fils ont de la chance d'avoir de beaux souvenirs de leurs derniers moments ensemble.

Mon fils a passé une journée à faire du tourisme avec son grand-père et, le lendemain, ils ont eu une merveilleuse conversation alors qu'ils se reposaient ensemble. Peter savait que j'avais toujours eu l'intention d'enregistrer certaines des histoires colorées de Papa et il a allumé le caméscope pour enregistrer leur conversation. Une fois que Papa s'est fait à l'idée, il s'est décontracté et il a trouvé son rythme. Il s'est écoulé plusieurs mois après sa mort avant que j'écoute l'enregistrement et quand j'ai enfin trouvé le courage de le faire, j'étais ravie d'entendre de nouveau sa voix familière. C'était tout comme s'il était revenu dans le salon avec nous. Même si sa voix était un peu enrouée, il a évoqué ses souvenirs du temps passé à l'étranger et raconté pour la dernière fois ses mémoires du Chitral. J'espère joindre le précieux enregistrement à ce que j'ai écrit.

Voici donc la traversée de l'Atlantique de Papa sur le HMS Chitral, telle qu'il me l'a racontée en 1986, à moi qui suis l'aînée de ses quatre enfants :

« J’ai rencontré Mel Lunney et Martin Keough pour la première fois au début de 1941 à Moncton, au Nouveau-Brunswick, là où nous avons suivi notre formation de base sur les moteurs d’avion de l’Aviation royale canadienne (ARC). Pendant les quatre ou cinq mois où nous avons étudié ensemble, nous sommes devenus de grands amis. Après avoir complété cette formation de base, nous sommes embarqués tous les trois sur un train en direction du Manning Depot de Toronto. Le train était rempli de soldats. En effet, la plupart des trains circulant en ce temps-là semblaient remplis à capacité de troupes en mouvement. Nous avons passé un mois à Toronto où nous étions vêtus de nos uniformes de l’ARC : de grands manteaux gris-bleus qui semblaient peser une tonne, des combinaisons bleues arborant les insignes CANADA sur les manches, des chemises de flanelle grises, des casquettes en coin et de grandes bottes noires brillantes.

Le mois a passé à faire des exercices sans fin. Nous étions censés nous rendre à St-Thomas, en Ontario, pour la phase suivante de notre formation, mais nous nous sommes retrouvés à Ottawa, en raison d’une épidémie de maladie du sommeil qui sévissait dans l’Ouest canadien. Nous avons finalement été autorisés à nous diriger vers St-Thomas où nous avons passé une autre période de quatre ou cinq mois pour suivre la portion avancée de notre formation sur les moteurs d’avion. Nous étions une centaine d’hommes dans la 63e unité à St-Thomas et de ce nombre, seuls vingt-trois d’entre nous avons été sélectionnés pour le service outre-mer. Tous les membres de l’unité s’étaient portés volontaires, mais en raison de la maladie du sommeil, seuls les hommes provenant de l’Est de l’Ontario ont été sélectionnés. Martin, Mel et moi, tous Néo- Brunswickois, étions parmi ces vingt-trois personnes.

J’ai quitté St-Thomas pour revenir dans ma ville natale de Tabusintac, dans le Nord-Est du Nouveau-Brunswick, où je suis resté pendant une semaine avant de partir pour Halifax, en Nouvelle-Écosse, lieu d’embarquement. Tous les trois nous sommes retrouvés à la caserne de la colline de la Citadelle où nous avons attendu nos ordres. Nous marchions et nous entraînions sans cesse et nous étions prêts à partir à n’importe quel moment, au moindre avis. Durant le jour, nous nous promenions dans les rues d’Halifax et prenions fréquemment le ferry vers Dartmouth pour nous occuper un peu. Nous nous demandions bien quand viendrait l’appel.

Dans la soirée du 22 octobre 1941, vers 22 heures, on nous a dit de rassembler nos affaires et de nous retrouver au carré Parade Square. Nous ne savions pas ce qui se passait, jusqu’à ce que le commandant nous ordonne de marcher vers le bas de la colline, en direction des quais. Nous avons parcouru une longue distance, durant plus d’une heure je pense, tout en transportant tous nos biens et effets personnels, vêtements, ensemble de rasage, gamelles, respirateurs et capes à gaz. Une fois rendus sur le quai, on nous a donné à chacun un numéro de couchette, deux couvertures et un Mae West (veste de flottaison). On nous a dit de les enfiler et de les garder pendant toute la durée du voyage. Elles étaient serrées sur notre cou comme des coussins et pour dormir confortablement, il fallait quelques ajustements. Ces équipements nous ont été remis de façon rapide et discrète, dans l’obscurité. Nous nous sommes ensuite placés en file indienne et avons franchi la passerelle pour monter à bord du Chitral pour la première fois.

Nous nous sommes dirigés vers le bas, dans la cale du navire, au-dessous de la ligne d’eau. Les hamacs de toile étaient suspendus par des cordes accrochées en longues rangées. Au début, il fut difficile pour nous de maîtriser l’art de monter dans un hamac sans se retrouver sur le plancher et il y a eu beaucoup de rires et de plaisanteries à ce sujet. Ils étaient si proches l’un de l’autre qu’il était presque impossible de se déplacer sans cogner un des gars qui se trouvaient à côté de vous.

Notre première tâche a été de nous familiariser avec le navire et de rencontrer l’équipage, et ensuite on nous a assigné nos postes de combat. J’ai eu la tâche d’aider certains marins à mettre en place des grenades anti sous-marines en situation d’urgence. Nous avons tous été affectés aux canots de sauvetage et on nous a enseigné la procédure à suivre s’il devenait nécessaire d’abandonner le navire. Le 24 octobre 1941, le Chitral prenait la mer. Nous nous mettions en route !

Une tâche que nous avons rapidement maîtrisée en un clin d’œil, et ce, par nécessité a été le maniement de la vadrouille parce qu’aussitôt que le Chitral s’est mis en route, le mal de mer s’est manifesté. Durant la majeure partie du voyage, la cale et les ponts ont constamment eu besoin d’être nettoyés. Certaines personnes ont été malades tout au long de la traversée et la plupart l’étaient de façon intermittente. Mes années de pêche au Nouveau-Brunswick ont dû m’endurcir car je n’ai jamais été malade, pas une seule fois. J’ai quand même fait ma part de nettoyage, de toute façon. Serpillières, seaux et boyaux étaient en usage constant et parfois, une forte houle nous donnait un coup de main en balayant les ponts.

J’ai trouvé l’équipage amical et efficace et j’en suis venu à connaître certains d’entre eux assez bien pendant le voyage. La plupart étaient des marins marchands, originaires de l’Écosse, de l’Irlande et de l’Angleterre, et quelques-uns étaient des Terre-Neuviens. Ils maintenaient une veille constante, entretenaient les canons et les grenades anti sous-marines et le jour, l’un d’entre eux était toujours en observation dans le nid-de-pie. C’était notre rôle de demeurer toujours prêts à les aider lorsqu’ils auraient besoin de nous. À mon souvenir, seul le capitaine portait l’uniforme réglementaire de la marine, et je me rappelle bien de ses galons sur son bras.

Au début, en quittant Halifax, on se sentait bien seul, mais lorsqu’on s’est approché des grands bancs au large de Terre-Neuve, nous nous sommes retrouvés en compagnie d’autres navires. Dès lors, durant la journée, nous scrutions tout l’horizon, aussi loin que notre œil le permettait. Je crois qu’il y avait quatre ou cinq bateaux et certains ressemblaient selon moi à des navires marchands. Peu à peu, à la tombée de la nuit, nous commencions à nous rapprocher jusqu’à ce que nous soyons réunis. Nous zigzaguions constamment et il me semble que nous changions de direction toutes les sept minutes, en fait je me souviens l’avoir chronométré une fois, pendant un certain temps. C’était un sentiment étrange de me tenir sur la proue et de regarder les dernières silhouettes du continent nord-américain. Lorsqu’il n’y eut que l’océan en vue, j’ai senti une boule dans ma gorge, et je me demandais quand je reverrais ma patrie et quelle était ma destination. Mais cela était une information privilégiée et dans les faits, ce n’est que lorsque nous avons distingué la côte de l’Irlande que nous avons été vraiment certains que c’était l’Angleterre.

Certains jours, la mer était très forte et le Chitral se cabrait de façon incroyable alors que les vagues s’écrasaient sur son pont. Ces jours-là, les gémissements venant de la cale étaient incessants et les vadrouilles se mettaient à l’œuvre à plein régime. Nous passions la plupart de nos journées sous le pont, mais lorsque les sirènes retentissaient, tous allaient immédiatement aux postes de combat et de là, se dirigeaient vers les bateaux de sauvetage pour les exercices. Ceux-ci étaient fréquents et nous sommes rapidement devenus compétents et efficaces dans leur réalisation. Nous effectuions du tir de pratique (pom poms) et on passait notre temps à glisser et à remonter les poteaux qui reliaient les ponts.

Sous le pont, pour passer le temps, on jouait aux cartes, on fumait, on chantait, on se racontait des blagues et on dormait. Lorsque nous n’étions pas dans nos hamacs, nous étions généralement dans la cuisine. Je me souviens des œufs bouillis, des morceaux d’ananas, du hareng légèrement salé et fumé, du ragoût de mouton et du pain. Le thé était la boisson principale et j’en buvais beaucoup. Parfois, l’odeur de la nourriture était particulière, mais j’étais habituellement capable de manger. C’était le plus souvent difficile d’avaler parce que les assiettes glissaient constamment sur les tables et s’écrasaient souvent sur le sol. Nous nous tenions occupés en lavant la vaisselle, les tables et les planchers et en transportant des vivres dans les échelles du navire, du fond de la cale jusqu’à la cuisine qui semblait être située sur la ligne de flottaison.

Chaque jour, je prenais un peu de temps pour écrire une lettre à mes parents et je les ai aujourd’hui en ma possession car ma mère les avait conservées pour moi. Je ne pouvais pas dire grand-chose dans mes lettres car tout notre courrier était censuré. Je pensais beaucoup à la maison. La plupart d’entre nous le faisions. Certains s’ennuyaient énormément mais ils gardaient ça pour eux-mêmes. Je ne me souviens pas s’il y avait des douches à bord du navire, mais il devait bien y en avoir. Je crois que j’ai porté les mêmes vêtements tous les jours tout au long du voyage. Nous devions être vêtus en tout temps, au cas où nous aurions à abandonner le navire. Dans la nuit, nous dormions entièrement habillés.

La nuit, tout était éteint, pas une lumière ne pouvait être visible de l’extérieur. La plupart des nuits étaient calmes, mais la nuit du 30 octobre fut une autre histoire. Je pense que c’est la seule nuit durant laquelle les sirènes ont sonné l’alarme. Nous les entendions souvent durant la journée, avant les exercices d’évacuation, mais quand elles ont retenti cette nuit-là, nous savions que c’était pour vrai. J’étais assis dans une petite pièce en train de parler avec un des marins qui me donnait une leçon sur la monnaie anglaise lorsque soudainement la sirène hurla et c’est instantanément que les marins sont accourus sur le pont, tout comme nous, sur leurs talons. Nous avons couru jusqu’à nos postes de combat. Les moteurs se sont arrêtés et nous voguions tranquillement sur l’eau, dansant avec la houle. Les seuls sons que nous pouvions entendre étaient nos propres battements de cœur et les vagues qui frappaient les flancs du navire.

Il n’y avait que le bruit d’une conversation chuchotée alors que nous tentions de percer l’obscurité, en plissant nos yeux pour voir ce qui pouvait bien se passer et en se demandant si une torpille n’allait pas nous toucher, d’une minute à l’autre. Nous avions peur et dans cette obscurité d’encre, nous pensions voir tant de choses. Il nous a semblé rester sur place pendant des heures. J’étais prêt à charger des grenades anti sous-marines sur la rampe de lancement et nous en avions une déjà prête à partir. Nous avions nos vestes Mae West bien en place, mais nous savions qu’elles ne nous tiendraient pas vivants bien longtemps dans cette eau glacée. Peu avant l’aube, le « all clear » (tout est beau) est tombé. Je ne sais pas si une sirène a sonné ou si c’est par le bouche à oreille, mais nous en avons été bien certains quand les moteurs ont redémarré.

Le lendemain matin, nous sommes tous montés sur le pont où le capitaine nous a dit que le RDF (radiogoniomètre) avait détecté pendant un certain temps un sous-marin près de nous, et qu’un navire américain avait été coulé. Cela devait être l’USS Reuben James, car il a sombré vers 5 h 30, le 31 octobre 1941, à quelque six cents milles à l’ouest de l’Irlande. Plus tard dans la journée, nous avons repéré un énorme convoi qui se dirigeait vers nous. Tout d’abord, encore sous le choc de la veille, nous avons pensé que c’était peut-être l’ennemi mais bien vite, nous avons pu voir clairement les drapeaux américains. Que ce spectacle était le bienvenu ! Il y avait des cuirassés énormes et des canonnières rapides et ils se sont écartés pour nous laisser passer au centre. À cette époque, les Américains n’étaient pas en guerre, mais ils effectuaient des convoyages de provisions à travers l’Atlantique. Leurs navires étaient énormes par rapport aux nôtres et les gros canons montés sur les ponts les rendaient encore plus imposants. Nous ressemblions à une coquille de noix à côté d'eux et alors que nous passions à travers leur convoi, les marins américains se trouvaient sur le pont en nous saluant.

"Il semblait pourtant qu'il ne s'était presque pas passé de temps et ils étaient tous hors de vue. Nous nous sommes alors sentis plus seuls que jamais et très conscients d’être tout petits et vulnérables. Peu après, nous avons aperçu les avions de reconnaissance de l'Armée de l'air britannique (RAF) qui cherchaient à déterminer notre position. Ils ont tourné autour de nous et nous leur avons fait signe. Plus tard, les escortes britanniques sont venues pour nous guider. Alors que nous avancions dans la mer d'Irlande sous le couvert de l'obscurité, nous regardions les obus qui éclataient et les lueurs du feu antiaérien sur la côte. C'était notre premier aperçu du véritable conflit et c'était un spectacle étrange.

La vue des bruyères rouges et violettes qui poussaient sur les rives de la rivière Clyde donnait une belle première impression de l'Écosse. Alors que nous avancions sur la rivière, nous étions transportés de joie d'être de nouveau près de la terre ferme après douze jours de mer. Nous avons ouvert les hublots de la cuisine et lancé des restants de nourriture dans la rivière et incroyablement, des centaines de marsouins sont apparus presque immédiatement et ont remonté la rivière à côté de notre bateau. Quel spectacle ! Les gens se tenaient sur les rives et nous faisaient signe. Nous savions que nous approchions de notre destination.

Quand nous sommes arrivés à Greenock, le ciel était couvert de grands ballons verts (des dirigeables) retenus par des câbles attachés au sol. Ils fournissaient une couverture contre les avions ennemis et empêchaient les bombardiers d'attaquer en piqué. Mais ils ne pouvaient pas arrêter les bombes larguées d'au-dessus et quand nous avons essayé de nous amarrer, nous n'avons pas pu le faire, car tous les quais avaient sauté. Nous avons été débarqués du Chitral quelques-uns à la fois dans des remorqueurs, conduits dans une cafétéria, nourris d'un déjeuner de sandwichs, de thé et de café, etc., et précipitamment mis dans un train. Nous avons voyagé toute la nuit et quand nous nous sommes réveillés le jour suivant, nous étions quelque part dans le sud de l'Angleterre.

À Bournemouth, j'ai été logé dans un hôtel appelé le « Cecil ». C'était l'un des nombreux hôtels utilisés pour les soldats qui attendaient de savoir où ils allaient être postés. J'ai enfin été capable d'envoyer la lettre que j'avais écrite à bord du Chitral. Tout à coup, je me suis senti très seul et je suis parti de mon côté et j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Mais, peu après, le chagrin est passé et j'ai décidé d'examiner mon nouvel environnement. Je n'y ai passé que quelques jours avant d'être transféré à l'escadron 405, premier escadron canadien de bombardement, situé à Pocklington. Le temps était venu de vérifier l'efficacité de mon entraînement. Voici certains des lieux à partir desquels notre escadron opérait : East Yorkshire, Topcliffe, York, Beaulieu, Hants, Leeming York et Gransden Lodge où nous sommes devenus Escadron Pathfinder. Huit cent un membres de l'Escadron ont perdu la vie.

Je suis retourné au Canada à bord de l'Île de France : je suis arrivé à Boston, aux États-Unis, et de là j'ai voyagé en train jusqu'à Lachine, au Québec. On m'a donné un nouvel uniforme, un peu d'argent et j'ai été renvoyé à la maison en permission avant d'être démobilisé le 12 mars 1945.

Je repense souvent aux jours que j'ai passés sur ce petit bateau. Je n'oublierai jamais le Chitral. Deux images pendent sur mon mur pour me le rappeler : l'une quand il était à son apogée avant la Guerre, paquebot de luxe pour la compagnie P & O Line, et l'autre en temps de guerre, habillé de gris avec les canons. C'était un petit bateau costaud et j'ai découvert récemment qu'il avait traversé la guerre sans accident. Je me demande combien d'hommes il a transportés sur les océans. Ils ont aussi certainement leurs propres souvenirs du navire.

Je suis toujours en contact avec Martin Keough qui habite aujourd'hui à Campbellton, au Nouveau-Brunswick. Mel Lunney et moi sommes restés très bons amis au fil des ans et jusqu'à sa mort l'an dernier à Minto, au Nouveau-Brunswick. Nous avons passé tellement de bons moments ensemble durant ces années de guerre et nous aimions parler du Chitral. C'est une expérience qui nous a marqués tous les deux. J'aimerais dédier cette histoire à Mel parce que c'est son histoire aussi."

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En conclusion, j'ajouterai ici un poème que j'ai aimé avec le temps. Deux lignes en ont été gravées en 1972 sur la pierre tombale de Manford Carroll. Papa ressemblait beaucoup, et sur plusieurs plans, à son oncle si gentil et je continue à visiter sa tombe à Vancouver de temps en temps, surtout le jour du Souvenir. Ce n'est pourtant que récemment que j'ai vraiment fait attention au vers abrégé sur le monument, « Coucher du soleil et étoile du soir, Et pour moi un appel clair ». Je ne sais pas pourquoi je suis restée inconsciente de sa signification si longtemps.

Quelques mois plus tard je lisais The Kingdom By The Sea - A Journey Around Great Britain de Paul Theroux. L'auteur a parcouru le littoral de ce pays et a écrit un compte-rendu des plus intéressants de ce qu'il y avait vu. Il décrit des lieux où mon père était allé pendant la Guerre et j'étais heureuse de pouvoir en comprendre davantage. Theroux est brièvement passé à Yarmouth sur l'île de Wight. Il mentionne un port très confortable, un lieu ancien qui fait face au nord. C'est là, sur le Solent que Tennyson, âgé, a écrit un des plus beaux poèmes, recommandant son âme au ciel. Papa a été posté tout près pour quelque temps, à Bournemouth, et à coup sûr son regard s'est posé vers le sud sur ce bras de mer entre l'île et le continent. Il adorait l'océan et s'y sentait chez lui, surtout dans son petit bateau de pêche bien-aimé qu'il avait acheté au Nouveau-Brunswick après la fin de la guerre. Pour une brève période idyllique, il était de nouveau pêcheur jusqu'à ce que les responsabilités d'une famille croissante le poussent à retourner dans l'ARC. Il avait même une histoire datant de ces jours-là à propos de « sauter la barre » et c'en était une bonne. Ce poème magnifique et réconfortant me semble en fait convenir à la perfection.

 

Passage de la barre

Alfred Lord Tennyson

 

Coucher du soleil, étoile du soir,

L'appel est clair à mes yeux.

Puisse la barre ne pas gémir

Quand j’embarquerai,

Sur une vague si forte, mouvement immobile,

Trop dense pour le son et pour l'écume,

Ce qui émerge de profondeurs sans fin

Retourne au bercail.

Crépuscule, son du glas,

Puis l'obscurité !

Que les adieux ne soient pas tristes

Quand j'embarquerai,

Pour aller au-delà des limites du temps et de l'espace.

Puissent les flots m'emporter très loin,

Et puissé-je voir mon pilote face à face

Quand j'aurai passé la barre.

Vieille photographie noircie du bateau HMS Chitral.
Elmo Hugh Munroe 1
Portrait du jeune Elmo portant une tenue militaire et une casquette.
Elmo Hugh Munroe 2
Photographie récente d’Elmo plus âgé, portant un béret, des médailles et un coquelicot sur le col de sa veste.
Elmo Hugh Munroe 3