Mur d'honneur de Sobey
Colonne
200
Rangée
14
Les sections suivantes sont des extraits édités des mémoires de Susan Stein. Elles concernent sa famille qui a quitté la Tchécoslovaquie quatorze mois après le discours de Winston Churchill sur le « rideau de fer », puis qui a voyagé vers l’ouest à travers l’Europe pour venir vivre au Canada.
IL ÉTAIT UNE FOIS
Les contes de fées commencent par ces mots et, en repensant aux nombreuses années de ma vie, ce sont là les bons mots pour commencer à rédiger mes mémoires.
Nées et élevées à Bratislava, qui faisait alors partie de la Tchécoslovaquie, une république fondée après la Première Guerre mondiale, nous étions les chères filles jumelles de parents attentionnés. Notre maison, conçue par Papa et située sur une colline, était entourée d’arbres fruitiers et de jardins. Tôt le matin, avant d’aller travailler, Papa désherbait, taillait et plantait. Nous devions aider afin d’apprendre le travail manuel et pour développer un amour de la nature. Mission accomplie. Cette discipline a été très utile, bien des années plus tard, lorsque nous avons commencé une nouvelle vie au Canada.
Mon père était ingénieur civil et construisait des autoroutes dans tout le pays. Il a beaucoup voyagé, inspectant la qualité et les progrès. Même lorsqu’il était loin de la maison, ses ordres et la discipline qui nous était inculquée étaient strictement respectés. Nous nous comportions bien la plupart du temps, même si nous avons déjà mis des chenilles dans le cou de notre grand-mère et nous avons refusé de manger des épinards ou d’autres aliments censés être bons pour la santé. Nous étions traitées comme de petites princesses. Nous avions des robes confectionnées par une couturière ou achetées à Vienne dans un célèbre magasin de vêtements pour enfants, ainsi que des bagues, des colliers et un bracelet avec des breloques. Par-dessus tout, nous devions aussi avoir de bonnes manières : faire la révérence pour saluer les invités, embrasser la main de grand-mère, tenir correctement les couteaux et les fourchettes et ne jamais, jamais aspirer la soupe, ne jamais s’avachir à table et toujours attendre que notre père ou les invités à table commencent. Jusqu’à l’âge de cinq ans, nous soupions plus tôt avec notre nounou, car l’heure normale du souper n’était que vers 19 heures.
Pour les vacances, nous allions dans les montagnes des Tatras en Slovaquie, sur l’océan Adriatique en Yougoslavie et sur le lac Balaton en Hongrie. Nous logions dans des hôtels de luxe et devions avoir des manières parfaites.
Nous avons pris des leçons de ballet, que je détestais. J’ai beaucoup aimé l’escrime, enseignée par un maître d’armes allemand. J’ai excellé, remportant la médaille de bronze dans la compétition junior entre la Tchécoslovaquie, la Hongrie et l’Autriche. Nous avons pris des cours de valse et de fox-trot. Les garçons s’alignaient d’un côté et les filles de l’autre. Je me sentais très mal et j’ai essayé de me cacher dans les toilettes. Je dois admettre que j’y ai pris goût et que, depuis, j’adore danser. Nous avons également suivi des cours de piano, ce qui n’a pas fait de moi une pianiste de concert, mais m’a appris à apprécier la musique, à lire les notes et à connaître les grands compositeurs.
Cette vie idyllique a radicalement changé avec l’occupation nazie qui a fait de la Slovaquie un État fantoche présidé par Jozef Tiso. Tiso était un prêtre catholique et, en raison de sa collaboration avec le régime nazi, il a été excommunié par le Vatican. Les lois raciales ont été introduites peu après, vers 1938–1939. Au début, tous les Juifs qui n’avaient pas réussi à se cacher ou à émigrer ont été rassemblés et transportés à Theresianstadt, l’un des camps de concentration. Les enfants juifs n’avaient pas le droit de fréquenter les écoles et tous devaient porter l’étoile de David. Les biens juifs ont été confisqués. Ils ont été placés dans des ghettos, puis rassemblés pendant la nuit et envoyés à Auschwitz par wagons.
Notre père a fermé son bureau à Prague et s’est concentré sur la construction et l’entretien de routes en Slovaquie. Après que l’Allemagne ait attaqué la Pologne, il a également participé à l’opération clandestine de construction de fortifications le long de la frontière. La garde Hlinka (l’équivalent slovaque de la Gestapo), informée par quelqu’un de ses activités, a alors emmené Papa en prison. Il a été libéré par la suite grâce à l’intervention de ses amis au sein du gouvernement. La guerre a continué et les émissions quotidiennes sur les fronts, contrôlées par les médias allemands, ne parlaient que de victoires. Comme nous écoutions les stations à ondes courtes d’Angleterre (un crime capital), nous étions au fait de la situation en Afrique et en Russie, puis de l’invasion de la Normandie. Le soir du 6 juin 1944 reste gravé dans ma mémoire. Je suis rentrée à la maison après le couvre-feu, et mon père, qui écoutait la BBC, m’a donné (pour la seule et unique fois) une gifle parce que je n’avais pas respecté le couvre-feu.
J’ai rencontré mon mari Peter pour la première fois à l’hiver, dans un bus qui se rendait sur les pistes de ski. La famille de Peter possédait Pivovar Stein, la plus grande brasserie de Slovaquie. Plus tard, au cours de l’été 1943, Peter et moi avons commencé à sortir ensemble. Nous étions très amoureux et, avec la bénédiction de nos parents, nous nous sommes mariés en septembre 1945.
Après la guerre, mon père a fondé une nouvelle entreprise qui reconstruisait des maisons et des routes aux Pays-Bas. Le bureau se trouvait à La Haye et mes parents y passaient des semaines. Au lieu d’aller à l’université, je suis tombée enceinte et, par un jour d’hiver enneigé de 1947, Mike est né. Après le décès de son père, Peter a repris la direction de la brasserie. Son frère Paul est allé à l’école d’agriculture pour se préparer à diriger l’exploitation d’orge et de houblon de Stein en Moravie. L’avenir s’annonçait prometteur. Nous étions un jeune couple aisé et nous menions une vie agréable. Nous profitions du fait d’être parents, de nos amis et des vacances.
En février 1947, les communistes ont pris le pouvoir. Le président tchèque Jan Masaryk a été assassiné, jeté par une fenêtre du château de Hradcany. Mon père est revenu des Pays-Bas. Il a dit à Peter de partir avant que les frontières ne soient fermées. Peter a continué de travailler à la brasserie, qui a été nationalisée par l’État, jusqu’à ce que le comité d’entreprise lui dise qu’on n’avait plus besoin de lui. J’ai fait une liste des choses les plus essentielles à mettre dans trois valises en vue de notre évasion. Le moyen le plus sûr (pour ne pas éveiller les soupçons) était de se rendre en Hongrie. De là, il fallait passer par l’Autriche pour rejoindre la Suisse. J’ai mis la literie, des vêtements d’hiver et l’argenterie dans une grande caisse en bois qui devait être expédiée en Suisse après notre départ.
Nous avons quitté notre patrie le 1er mai 1947 dans une voiture conduite par un employé de la brasserie, décorée de drapeaux à l’occasion d’une fête nationale. Nous avons traversé un pont à pied pour passer du côté hongrois. Tremblant de peur que le garde ne nous laisse pas passer, nous avons marché jusqu’à la gare avec Mike dans sa poussette. Après un trajet de deux heures en train, nous sommes arrivés à Budapest, où nous avons pris un autre train vers l’Autriche et, de là, direction la Suisse. Ce fut une expérience éprouvante. L’Autriche était divisée en trois zones : la zone russe, la zone américaine et la zone britannique. Dans la zone russe, des soldats armés sont montés à bord du train, sont allés d’un compartiment à l’autre et ont fait descendre certains passagers du train. Lorsqu’ils sont venus nous voir, je leur ai montré le bébé endormi et leur ai demandé, en russe, de se taire. Ils sont partis sans dire un mot. Une fois en Suisse, nous avons été autorisés à séjourner à Ascona, une très jolie ville touristique. Peter savait que notre oncle Alexandre déposait toujours de l’argent dans des comptes à l’étranger et investissait dans des obligations. Il a trouvé la banque à Zurich et, après avoir expliqué notre situation et le fait qu’Alexander Stein était mort et que nous étions les bénéficiaires de son testament, les obligations ont été libérées, ce qui nous a permis de vivre pendant notre séjour en Suisse. De l’argent avait également été déposé dans une banque anglaise à Londres. Par chance, nous y avons également eu accès.
Que faire maintenant, où nous diriger? Les États-Unis avaient un système de quotas et il nous aurait peut-être fallu des années pour être admissibles. L’Australie était si loin. Notre choix s’est porté sur le Canada. Pour devenir un immigrant légal, les options étaient de travailler dans une mine ou une ferme, ou d’acheter des terres pour les cultiver. Nous avons pris la décision d’acheter une ferme. Peter a communiqué avec le ministère de l’Intérieur à Londres. Un monsieur du ministère de l’Intérieur est venu nous interroger. Paul, le frère de Peter, qui s’était échappé par une autre route, a raconté l’histoire agricole de la famille. Moyennant une promesse de déposer les fonds nécessaires à l’achat d’une ferme auprès du service canadien de Colonisation (aujourd’hui IRCC), nous avons obtenu les documents requis pour débarquer au Canada.
Par une froide journée de novembre 1948, nous avons embarqué sur le Scythia, dans le port français du Havre, pour entreprendre notre traversée de l’océan. Il ne s’agissait pas d’une croisière de luxe, mais d’un navire pour personnes déplacées. C’est tout ce que nous pouvions nous permettre. La nourriture était exécrable, l’océan houleux. J’ai emmené Mike dehors malgré le vent déchaîné pour qu’il prenne l’air et s’éloigne de la cabine bondée, et de l’odeur et du bruit de tous ces gens qui avaient le mal de mer. Après dix longues journées, nous avons accosté à Québec.
Un train de navire nous a emmenés à Toronto où des amis nous avaient réservé une place dans une maison de chambres de la rue Selby. Pierre et Paul, après avoir pris contact avec le service de Colonisation, sont partis à la recherche d’une ferme. Ils étaient accompagnés d’un représentant du service, afin de s’assurer que la ferme qui nous était vendue avait le potentiel de nous permettre de gagner notre vie. La ferme choisie, située à Cookstown, en Ontario, comptait 100 acres de bonne terre, une belle maison avec une salle de bain, deux chambres et une grande cuisine munie d’un poêle à bois. La transaction a été conclue le lendemain de Noël 1948.
Entre-temps, pour joindre les deux bouts et me donner un peu d’argent de poche, j’ai trouvé du travail à l’entreprise Northcott Textile sur la rue Wellington. Mon salaire était de 25 $ par semaine. Je n’oublierai jamais notre premier Noël canadien. Après le travail, ils m’ont emmenée dans les grands magasins Eaton et Simpson sur la rue Yonge pour voir les vitrines décorées et entendre les chants de Noël pendant la pause dîner. Ils m’ont également invitée à la fête de Noël de l’entreprise, avec de la dinde et toutes les garnitures, du gâteau et du punch. En cadeau, j’ai reçu une énorme boîte remplie de tissus pour des rideaux, des robes, de la literie, les vêtements les plus beaux et les plus chauds et des jouets pour Mike et, pour moi, un ensemble de brosses, de miroirs et d’eau de Cologne.
À l’époque, 25 $ permettaient d’acheter beaucoup.
En janvier 1949, nous avons déménagé à la ferme. Pour gagner notre vie, nous avons décidé d’acheter des vaches jersiaises, dont le lait était transformé en crème et en beurre et vendu à une laiterie de la ville. Nous avons appris à traire, à nettoyer l’étable, à conduire un tracteur, à couper le foin avec une lieuse, à planter du blé, de l’avoine et des graines pour un pâturage permanent. C’était un travail difficile, mais gratifiant, qui nous a permis de faire partie de la communauté de Cookstown.
Mes parents m’ont annoncé une bonne nouvelle. Les frontières étaient ouvertes. Mes parents, ma sœur, qui a obtenu son diplôme de pharmacienne en 1947, son mari, également pharmacien, et leur bébé Peter nous ont donc rejoints au Canada. Pour obtenir leur permis d’immigration, nous avons dû signer un document attestant qu’ils ne constitueraient pas un fardeau pour le gouvernement canadien et que nous leur fournirions un logement et de la nourriture.
Il convient de mentionner qu’après avoir vécu au Canada pendant cinq ans, nous avons prêté serment en tant que citoyens canadiens lors d’une cérémonie à l’hôtel de ville de Barrie, présidée par un juge et à laquelle notre ami et voisin agriculteur, M. Russell Draper, a assisté en tant que témoin. Après la cérémonie, il nous a emmenés dîner au Queens Hotel de Barrie.
Note : Je suis le plus jeune fils de Susan, Andy, le frère de Mike, et j’ai rassemblé les segments de ce texte. Il y a beaucoup de choses que j’ai dû laisser de côté. Au milieu des années 50, la ferme était prospère. Ils ont été accueillis et soutenus par d’autres agriculteurs, des voisins et l’Église unie. Ils étaient ravis de leur foyer d’adoption. Je me souviens très bien d’une conversation avec mes parents, à table. Il y a eu un moment, qu’ils ne pouvaient pas vraiment identifier d’ailleurs, où « ils sont devenus Canadiens ». Ils ne pouvaient pas imaginer être ailleurs. Le Canada était leur pays, le Canada était leur maison.