Max Margarete Hans Chris Schlechta

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Max Margarete Hans Chris Schlechta

EMIGRATION: 1951

Mes parents, tous deux nés en 1907, avaient connu deux guerres mondiales, le désarroi, la destruction et la faim qui en ont découlé. Mais mon père avait un excellent travail et une carrière prometteuse et, en 1951, les choses se sont vraiment améliorées en Allemagne. La reconstruction des bâtiments qui avaient été bombardés s’accélérait. La nourriture ne se faisait plus aussi rare mis à part quelques produits de luxe comme le café. Les magasins, dont de nouveaux grands magasins à Francfort, étaient remplis de produits incroyables. Nous avons pu voyager un peu. Si mon père avait été plus patient, nos vies auraient été bien différentes. Mais il ne l’était pas. Il était très pessimiste quant à l’avenir de l’Allemagne. Le pays était divisé et il était persuadé que les Soviétiques n’abandonneraient jamais leur étroit contrôle sur l’Allemagne de l’Est. Les Russes étaient seulement à deux heures de Francfort. Ils étaient aussi en Autriche, ils occupaient Viennes et il n’avait aucun espoir pour ce pays non plus. Quand la Guerre de Corée a éclaté en 1950, c’était déjà le retour du sucre de ration et de l’huile de cuisine. Qu’est-ce que l’Allemagne avait à voir avec la Guerre en Corée, de l’autre côté du globe ? L’avenir éducatif de Hans était tout aussi insatisfaisant parce que, comme les Autrichiens, nous étions des étrangers en Allemagne. Après avoir déjà enduré deux guerres mondiales et leurs répercussions, mon père en a eu assez. Il fallait qu’il parte. Il fallait qu’il offre un avenir plus sûr, un avenir sans guerre.

Mais où aller ? L’Australie acceptait les immigrants mais c’était trop loin. Il fallait compter quatre semaines pour y arriver et aurions-nous eu les moyens de retourner chez nous ? Les pays d’Amérique du Sud comme l’Argentine, le Chili et l’Uruguay étaient des destinations populaires et bien des Allemands cherchaient à y émigrer. Mon père avait déjà eu une expérience en Argentine et il n’était pas prêt d’y retourner. Il ne faisait pas confiance à la situation politique dans les pays d’Amérique du Sud. L’Afrique du Sud était une autre possibilité, mais il y avait toujours des remous là-bas. Les États-Unis ne voulaient pas de nous. Lemberg, où mon père est né et qui autrefois faisait partie de l’Empire austro-hongrois, était maintenant derrière le rideau de fer et du coup on n’y était pas acceptés. Nous étions probablement des communistes ; c’était les années 50 après tout. Les États-Unis étaient inacceptables pour nous aussi car il y avait le service militaire. La raison principale pour laquelle mon père voulait quitter l’Allemagne, c’était pour que ses enfants soient libérés de la guerre et que Hans ne soit pas enrôlé dans l’armée. Il avait encore raison : Hans aurait eu exactement l’âge d’aller au Vietnam.

Il ne restait que le Canada. On ne connaissait pas grand-chose du Canada ; on n’en parlait jamais dans la presse. Nous savions que c’était un vaste pays avec peu d’habitants, qu’on y parlait l’anglais et le français, qu’il y faisait froid et qu’il n’y avait pas eu de guerres depuis très longtemps. Certains de ces points étaient très positifs, certains l’étaient moins. Je me souviens avoir vu un film qui était censé avoir lieu au Canada. C’était au sujet d’une famille qui habitait au milieu d’un marécage et qui nourrissaient des ratons laveurs. Ça n’avait pas l’air d’être un endroit très accueillant même si les ratons laveurs étaient mignons.

Mes parents ont déposé leur candidature et ont mis en branle le long processus de contrôles, d’examens médicaux, d’aller-retour d’une agence à une autre, tous ces passages obligés par l’énorme bureaucratie. Tout a dû être fait à distance. Je me souviens qu’une fois, toute la famille a dû aller à Karlsruhe, à environ 200 km au sud de chez nous, et nous sommes restés assis dans une salle d’attente toute la journée pour obtenir les tampons nécessaires sur nos passeports. A la fin, on nous a dit que oui, nous étions des candidats éligibles car mon père était ingénieur et que c’était une profession très recherchée au Canada.

Une fois que nous avons été acceptés, mes parents ont dû prendre de grandes décisions. Où devions-nous aller nous installer au Canada ? Comme certains d’entre nous parlaient anglais, on nous a conseillés de partir à Kitchener parce que nous serions toujours capables de parler aussi l’Allemand car il y était apparemment très répandu. Qu’est-ce que nous allions laisser derrière nous et qu’est-ce nous devions emmener ? On a laissé la plupart de nos affaires. On a uniquement emmené ce qui tenait dans deux caisses en bois, le tout soigneusement emballé par des emballeurs professionnels pour que rien ne casse. Tous les magnifiques meubles de ma mère et tout le reste ont dû être laissés.

Le soir du 10 décembre 1951, nous sommes montés à bord d’un train à la gare centrale de Francfort et notre aventure a commencé. Notre voisin était là pour nous voir partir ainsi que nos amis les Rabich et tante Hedi. Ils pleuraient tous. Nous avons passé la nuit dans le train et y avons dormi et le lendemain matin au réveil, nous avons trouvé un beau ciel bleu, le soleil qui brillait et la neige scintillante des Alpes Suisses. C’était magnifique : les toits enneigés, les sapins qui se courbaient sous le poids de la neige, les gens sur leur traineau. Tout était si beau, si propre, si parfait. Et puis, tout à coup, les montagnes et la neige étaient derrière nous quand nous avons traversé la Vallée du Pô en Italie où les dégâts d’une inondation récente se manifestaient partout. Et il pleuvait. Nous sommes enfin arrivés à Gênes, notre destination finale en Europe. Nous avons passé la nuit dans un endroit appelé Casa San Giorgio, une sorte d’auberge qui fournissait un logement aux émigrants. Je m’en souviens à cause de ses toilettes : une cuvette carrée posée sur le sol avec un trou au centre et un repose-pied de chaque côté. Plutôt effrayant !

Le 12 décembre, nous sommes montés à bord du SS Argentina, l’une des flottes de la ligne Home Lines, et nous sommes partis. Le SS Argentina était un vieux tacot blanc à deux cheminées qui, selon mon père, tenait grâce à la peinture. Il a été mis à la ferraille quelques années après notre voyage. Nous priions pour ne pas rencontrer de tempête.

Nous sommes partis au sud de Gênes, entre les îles de l’Elbe et de la Corse, mon père nous faisait rester sur le pont la plupart du temps afin de nous donner des repères. Il était glorieux sur la mer. Vingt-quatre heures plus tard, nous sommes entrés à Naples. Au Mont Vésuve, une fine colonne de fumée s’échappait du cratère et se levait sur la ville. Nous avons amarré pendant quatre heures, assez longtemps pour descendre et explorer.

Avant de repartir, le navire a pris à son bord 400 immigrants italiens, les plus pauvres de la nation qui portaient leurs affaires dans des valises toutes abîmées. Nous avons ensuite pris la direction de l’ouest, nous avons vogué le long de la rive sud de la Sardaigne. Au milieu d’une nuit, mon père est venu nous réveiller parce que nous voguions à travers le Détroit de Gibraltar. Nous ne pouvions voir que les contours du rocher et il nous a montré comment la station navale sur la côte faisait des signes au navire grâce au morse, aux lumières qui clignotaient rapidement. Ensuite, nous sommes arrivés dans l’océan Atlantique avec aucune terre en vue pendant environ huit jours.

Nous voyagions en classe touriste ce qui signifiait que nous mangions dans une élégante salle à manger où les tables étaient couvertes de nappes blanches, avec toujours une carafe de vin au centre. La nourriture était italienne et elle était très bonne, servie par un équipage composé uniquement d’Italiens. La mer n’a été houleuse qu’une seule fois de sorte que les petites rambardes de chaque côté de la table ont dû être levées afin que les plats ne glissent pas.

Il y avait aussi une première classe. Nous n’avions pas l’autorisation d’aller dans cette partie du navire, mais nous avons vu les passagers, en petit nombre, d’habitude très élégamment habillés.

Ensuite, la classe économique se situait dans les entrailles du navire et c’était comme dans les films. C’était là qu’avait fini la plupart des Italiens qui étaient montés à bord à Naples. Il y avait plusieurs grandes salles. Chacune était pleine de lits superposés avec beaucoup d’adultes et des enfants dessus. Certaines personnes s’allongeaient sur le sol. Il y avait aussi des tables où les repas étaient servis. Beaucoup d’Italiens ont eu le mal de mer ; qui ne l’aurait pas eu quand on devait respirer l’air pestilentiel qu’il y avait autour d’eux ? Alors, pendant la nuit, beaucoup choisissaient d’aller dormir sur le pont pour goûter à l’air frais et le matin, si nous sortions tôt, il fallait les enjamber, eux et leur vomit.

Notre cabine avait deux lits superposés en haut et en bas, un placard pour ranger nos vêtements et un évier. Je crois que nous avions un hublot alors c’était une cabine « extérieure». Les toilettes étaient au fond du hall et il fallait passer par un labyrinthe de couloirs. Je ne pense pas qu’il y avait de douche ou de baignoire nulle part. Ma mère a eu le mal de mer pendant plusieurs jours. J’ai été malade un jour et le steward de la cabine m’a apporté une assiette de nourriture avec du fromage moisi. Quand je me suis plaint à ma mère, elle a ri et elle m’a dit qu’on m’avait servi un met fin, probablement du gorgonzola.

Quand nous sommes arrivés à Halifax au Quai 21 après 12 jours en mer, c’était la veille de Noël 1951. A un moment cet après-midi-là, il a commencé à pleuvoir alors nous n’avons pas vu la terre quand nous nous sommes approchés et quand nous avons amarré, à 21 h. La pluie était tellement forte que nous ne pouvions pas aller sur le pont pour regarder.

On nous a conduits dans un très grand hall avec des bancs où nous avons dû attendre jusqu’à ce que nos noms soient appelés. Ensuite on s’est occupé de nous et nos documents ont été tamponnés avec le titre de « immigrants reçus ».

Malheureusement, ou plutôt heureusement, Hans était tombé malade quelques heures avant notre arrivée. Cela signifiait qu’il devait être mis en quarantaine et, parce qu’il était tombé malade à bord du navire, la compagnie fluviale devait payer tous les frais. Cela signifiait aussi que nous avions un endroit où rester pour Noël. Je ne sais pas ce que nous aurions fait si ça n’avait pas été le cas. Hans a été emmené à l’hôpital et pour le reste d’entre nous, on nous a emmenés dans une pièce où il y avait plusieurs lits superposés. Nous avions la pièce pour nous seuls et c’est devenu notre foyer pendant plusieurs jours.

Pendant la nuit, la pluie s’est transformée en neige et nous nous sommes réveillés dans un pays des merveilles hivernales. D’énormes quantités de neige étaient tombées et bien des immigrants italiens ont obtenu leur premier travail au Canada pour déneiger à la pelle et pour dégager la neige des voies de chemins de fer pour que les trains puissent passer. C’était le matin de Noël dans un pays étrange et froid

Pendant notre séjour à Halifax, nous avons été bien nourris et surtout le jour de Noël. Pour le petit-déjeuner, j’ai reçu un bol plein de trucs étranges appelés du maïs soufflé. Nous avons eu aussi des œufs bien durs. On nous a donné des tasses de thé fort avec du lait et du sucre, ça aussi c’était étrange. J’ai reçu de la part du personnel de l’hôtel, un livre à colorier et des pastelles ce qui m’a occupé pendant plusieurs jours. Ce soir-là, nous avons mangé notre tout premier dîner avec de la dinde farcie, de la purée, de la sauce à la canneberge et du jus de viande.

Pendant la journée, nous nous sommes aventurés à explorer Halifax que nous avons trouvé lugubre et sale malgré la neige fraîche et scintillante.

Une fois que Hans allait mieux, nous sommes montés à bord du train et nous sommes partis à Montréal, un voyage qui nous a pris plusieurs jours. C’était maintenant après Noël et je me souviens de voir, la nuit, les lumières colorées de Noël sur les sapins autour des maisons. C’était nouveau pour moi. J’avais vu des lumières de Noël sur les grandes places principales en Allemagne, mais elles étaient toujours blanches. Mettre des lumières extérieures sur les maisons était du jamais vu à cause du coût élevé de l’électricité.

À un moment, le train s’est arrêté dans une petite gare. On pouvait voir une petite ville au loin à travers l’étendue blanche. On nous a dit que le train s’arrêterait là pour une heure et que si quelqu’un voulait aller en ville pour acheter des vivres, c’était possible. Alors mes parents y sont allés et quand ils sont revenus, ils portaient un sac plein de produits. Je ne me souviens pas de ce qu’il y avait dans ce sac, mais une chose ressortait : un sac contenant une douzaine d’oranges. Je n’avais jamais vu autant d’oranges en une seule fois et je n’arrivais pas à croire que des gens puissent vraiment les acheter à la douzaine. Nous étions effectivement arrivés dans un pays de profusion.

Nous sommes restés à Montréal pendant deux semaines. Mon père avait des lettres de présentation pour deux compagnies à Montréal et une à Sherbrooke, mais rien n’en a suivi. Pourquoi personne ne nous avait dit que pendant les hivers au Canada, l’économie ralentit et que le chômage augmente ? Et la semaine entre Noël et le jour de l’An est la pire période parce que bien des compagnies ferment complètement. Mes parents n’étaient pas habitués aux fluctuations saisonnières dans l’emploi ; ça n’arrivait pas en Allemagne.

Nous habitions dans une maison de touristes dans l’une de ces maisons collées les unes aux autres à Montréal avec des marches qui mènent aux rez-de-chaussée. Nous avions une pièce. Je crois que nous avions une plaque chauffante où, si je me souviens bien, ma mère pouvait réchauffer quelques choses. Il y avait une petite sélection de magasins en bas de la rue et quand on envoyait Hans et moi acheter du sucre, le vendeur ne nous comprenait pas parce que nous avions appris à prononcer « sucker ». Nous sommes allés dans un restaurant une ou deux fois juste pour commander de la soupe. Nous étions fascinés de voir sur chaque table un récipient plein de sucre que personne ne volait.

Ce dont je me souviens le plus de Montréal, c’est le ciel bleu, l’air propre et le froid intense à vous transpercer les os. Un dimanche, nous marchions en haut du Mont Royal et nous regardions les enfants faire de la luge sur de bizarres planches en bois qui étaient recourbées sur le devant. Nous nous languissions de notre beau traîneau alpin sur lequel on pouvait s’asseoir sur des sièges quadrillés 30 cm au-dessus du sol. C’était un cadeau de notre grand-mère autrichienne et bien évidemment, nous avions dû le laisser derrière nous. Nous tenant à côté de la croix en haut de la montagne, nous avons regardé par-delà les montagnes du Vermont au sud et les Laurentides au nord. Le jour du Nouvel An, nous avons assisté à une messe en Allemand. Le sermon nous a fait pleurer, nous étions si seuls et tout nous paraissait sans espoir.

De nouveau dans le train, en direction de Kitchener, j’ai cherché en vain plus d’arbres de Noël colorés. Mais je n’en ai vu aucun : le Noël de 1951 était fini.

Nos trois premières années au Canada ont été extrêmement difficiles. Il y avait peu d’appartements à Kitchener et ils étaient chers à cause de l’énorme influx d’immigrants. Nous vivions tous les quatre dans une pièce de 10 pieds sur 10 pieds avant de finir par trouver un appartement rien que pour nous. Ma mère est allée travailler en tant que plongeuse pour aider à payer le loyer qui était élevé. Mon père, ingénieur mécanique avec plusieurs patentes à son nom, était très respecté par ses pairs allemands où il n’était pas loin de devenir ingénieur-chef d’une grande compagnie allemande ; il n’a jamais retrouvé d’emploi dans sa branche. Ses qualifications n’étaient pas reconnues au Canada et il a passé ses dernières années de vie active en tant que dessinateur à revenu modeste. Il était souvent au chômage car les compagnies pour lesquelles il travaillait fermaient ou licenciait ses employés pendant les périodes creuses.

Alors que nous observions l’Allemagne se remettre sur pied et prospérer dans les années 50, mes parents se sont souvent demandé s’ils avaient fait le bon choix. La vie en Allemagne aurait été bien meilleure pour nous. Mais ils ont persévéré et notre situation s’est très lentement améliorée et nous étions débarrassés de la guerre.

Rendu d’artiste d’un navire.