Mur d'honneur de Sobey
Colonne
47
Rangée
5
Margaret Chase Huxford
Le 3 septembre, j’étais à Times Square, à New York. J’ai vu la déclaration de guerre apparaître sur les zones de texte déroulantes en haut de l’horloge. J’aurais dû être submergée par la frayeur en apprenant cette nouvelle et j’aurais peut-être dû prendre le prochain train pour rentrer. Mais c’était le voyage de toute une vie, mon premier goût de l’indépendance et la chance d’étudier l’art à l’université d’été dans cette énorme ville cosmopolitaine. J’avais l’impression que les Britanniques pouvaient s’en sortir sans moi les trois semaines suivantes, alors je suis restée.
Ce dont je me souviens chaleureusement, c’est que toutes les personnes que j’avais rencontrées au collège et aux auberges et avec lesquelles j’étais temporairement devenue amie étaient très inquiètes pour moi, comme si j’étais la seule personne dans tous les États-Unis dont le pays d’origine était en guerre. Je me sentais un peu coupable de ne pas me sentir plus inquiète moi-même.
Quand je suis revenue chez moi, Halifax assumait pleinement le rôle spécial qu’elle jouait dans cette nouvelle guerre. Avec l’énorme Bassin de Bedford et sa position la plus à l’est du continent, Halifax est devenu le point de départ des convois de la plus grande importance qui fournissaient de la nourriture, des matériaux et du personnel à l’Angleterre pendant toute la guerre. Observer, depuis Citadel Hill, le développement progressif des convois dans le Bassin, leurs ultimes départs, était devenu une occupation régulière des habitants. Alors que j’observais tout ça, je n’avais aucune idée qu’avant la fin de la guerre, je verrais mon futur mari partir en mer et que je le suivrais un an plus tard avec notre petite fille.
Entre temps, comme beaucoup de familles à Halifax, nous nous demandions quelle était la meilleure façon d’apporter notre contribution à l’effort de guerre. Avec deux filles au beau milieu de la vingtaine, une petite maison et un piano, nous avons décidé que nous pourrions accueillir les marins pendant qu’ils attendaient que leur navire soit rechargé en fuel et en cargaisons pour le voyage de retour. Un comité local avait été créé pour coordonner ça et ma mère téléphonait tous les vendredis pour vérifier qui avait besoin du confort d’un foyer le temps d’un week-end. Nous pouvions leur offrir un repas chaud, des conversations amicales et la chance de se la jouer au piano, de flirter avec ma sœur et moi pendant que nous faisions la vaisselle. Mais par-dessus tout, c’était l’avant-goût d’une vie de famille normale après avoir passé tellement de semaines en danger, endurant une vie pénible à bord.
Sans aucun pub et ayant, à ma mémoire, un seul cinéma, Halifax n’a jamais été une des villes les plus animées et entre les troupes qui attendaient d’embarquer et les marins qui attendaient de faire demi-tour, la population a quadruplé. La plupart de nos convives étaient des marins britanniques, parfois jusqu’à six d’un seul coup, et ça nous a pris du temps avant de bien y arriver. Au début ma mère donnait de grandes portions de plats faits maison avant de réaliser qu’avec les maigres rations auxquelles ils étaient habitués à bord et en Angleterre, ils ne pouvaient pas en manger autant. En effet, c’en était presque insultant.
Les autres attraits principaux étaient le bain et le piano. Je me souviens encore de l’atmosphère grisante des lourds uniformes en laine dans lesquels ils avaient vécus et peut-être dormis pendant neuf jours en mer dans des logements bondés, alors que nous étions assis dans des fauteuils et écoutions des histoires de trocs dans le salon. Il y avait aussi une multitude d’Anglais qui pensaient qu’ils savaient jouer du piano, ça devait faire partie de leur tradition navale d’entraînement militaire et c’est avec enthousiasme qu’ils jouaient sur le piano droit de mon frère. C’était plutôt horrible mais ça leur plaisait et c’était notre manière de contribuer à l’effort de guerre.
L’autre attrait était la vaisselle après les repas. C’est merveilleux à quel point on peut flirter autour de l’évier de cuisine ! Ils proposaient d’essuyer alors que nous faisions la vaisselle, et leurs bras venaient malencontreusement autour de notre taille alors qu’ils se penchaient pour fermer les robinets les plus éloignés. Parfois, on aimait bien ça, parfois non, ça dépendait de qui le faisait, mais nous avons appris à l’accepter avec grâce.
Au fils des ans, nous avons reçu tous les rangs, formes et tailles ainsi que divers degrés de mal du pays. Parfois on ne voyait nos visiteurs qu’une seule fois, certains étant envoyés vers d’autres missions et d’autres étant disparus en mer. C’était triste mais à l’époque c’était le lot quotidien et on n’en parlait pas beaucoup. Il y avait un groupe que l’on voyait plus régulièrement du navire HMS Revenge qui venait fréquemment à Halifax. Alors quand ils ne venaient plus, ça se voyait.
Un autre visiteur régulier était un Premier Maître qui, d’après mes souvenirs, ressemblait à Harry Secombe. Il avait laissé une jeune épouse enceinte qui aimait s’asseoir calmement dans un fauteuil dans un coin et tricoter des petites vestes et « barboteuses ». A chaque visite, il nous racontait les derniers exploits du nouveau bébé.
De temps en temps, on hébergeait tous les parents qui étaient de passage, notamment les garçons Patterson, sans mentionner tous les amis ou connaissances à qui on avait donné notre adresse.
Cette hospitalité pendant le week-end était strictement un travail de guerre. À cette époque où Halifax avait une structure sociale claire, même ces activités mesurées déplaisaient à certains. Pendant la semaine, on continuait notre propre vie sociale et c’était en général avec les classes des officiers. Il était rare que les officiers et les autres rangs évoluent dans les mêmes cercles sociaux et bien que ma mère fasse partie des esprits les plus tolérants de l’époque, ignorer cette division aurait causé une gêne.
A l’époque, j’étais Directrice de l’École des Beaux-Arts à Halifax, mon avancement de carrière avait été aidé par l’engagement de certains de mes collègues. En tant qu’artiste et ayant visité New York, certains devaient me considérer comme bohémienne, surtout ma grande sœur plutôt mieux élevée. On ne faisait pas partie de la « société » de Halifax, mais l’influx de jeunes hommes acceptables était une occasion venue du ciel car il y avait une pénurie de partenaires. Beaucoup des plus grandes familles et des organisations (je me souviens des Masons en particulier) dirigeaient les comités qui organisaient les danses et les fêtes. Il était plus facile d’y entrer pour les couples fiancés, personne ne voulait être perçu comme encourageant une vie dissolue alors je me « fiançais » toutes les semaines. Boire était aussi interdit alors on entrait clandestinement nos propres bouteilles et on les gardait sous la table. Je suis sûre qu’on n’a berné personne, mais on faisait semblant d’y croire.
Je ne me souviens même plus des noms de mes nombreux « fiancés » et nos relations étaient tout à fait correctes, mais quand je me suis réellement fiancée, c’était plutôt par le biais de l’École des Beaux-Arts que de ces évènements sociaux.
L’école était à côté de City Parade et à côté de la fabrique de chocolat Moirs. Dans le cadre de nos efforts de guerre, on offrait des cours du soir pour ces soldats et marins qui avaient du temps libre. Je me souviens que les Membres du Conseil insistaient pour que toutes les lumières soient éteintes, alors j’ai dû trouver d’énormes rouleaux de tissus noirs à tendre aux grandes fenêtres des ateliers. Parmi les étudiants, il y avait un Capitaine du Régiment Royal d’Artillerie Britannique qui était vraiment doué pour les croquis mais il avait tendance à faire des esquisses de moi plutôt que du modèle ou des natures mortes au programme ce soir-là.
Pat Huxford était en Nouvelle-Écosse pour organiser les défenses côtières et allait en fait établir une batterie antiaérienne sur la pelouse de la maison de ma grand-mère à Port Williams. C’était après Dunkerque et après que les plans de réserves aient été lancés pour relocaliser au Canada le gouvernement de Churchill et la famille royale. Il était donc là assez longtemps pour me demander de sortir avec lui et pour finalement me demander de l’épouser.
Nous nous sommes mariés à Halifax en juin 1942. Les mariages ostentatoires étaient bien entendu hors de question mais je voulais absolument des lilas dans l’église, St. Andrews sur la rue Coburg. Les collègues de Pat ont emprunté une jeep et ont conduit aux alentours de Halifax pour en demander une branche à chaque fois qu’ils voyaient un lilas en fleurs. L’église était pleine de lilas et j’en ai porté dans mon bouquet. Comme Pat n’avait aucune famille au Canada, on a demandé au Général Elkins, qui était son commandant dans la caserne de la rue Sackville, ainsi qu’à sa femme de représenter les parents de Pat pendant le mariage. En fait, Je me souviens que Pat m’a raconté qu’il avait passé le Noël précédent à regarder les familles se délectant de leurs plats de Noël derrière des rideaux à moitié tirés.
Après la cérémonie, une jeep nous a emmenés au dépôt de bus où, toujours dans nos tenues de mariés, nous avons pris un bus pour la vallée de l’Annapolis Royal pour notre lune de miel. De retour à Halifax, nous avons emménagé dans la maison de mes parents sur la rue Vernon dans un appartement plus ou moins isolé, composé de deux pièces à l’étage.
A Pâques de 1943, la menace qui planait sur la Nouvelle-Écosse était terminée et Pat a été rappelé pour travailler sur le développement d’un radar en Grande-Bretagne. Ma grand-mère n’a jamais eu son fusil antiaérien. En attendant que les troupes embarquent, notamment Pat, elles étaient réunies dans un camp temporaire à l’extérieur de Windsor (N.É.). Quelqu’un qui me donnait des tuyaux discrètement me renseignait sur sa localisation et on m’a emmenée en voiture pour le retrouver un jour chaud d’été. Je ne pourrai jamais oublier ces douzaines de soldats en sous-vêtements allongés sur leurs lits superposés au moment où je suis entrée. Quelques jours plus tard, nous avons regardé depuis Citadel Hill son convoi quitter silencieusement le port.
À ce moment, j’étais enceinte et, en novembre 1943, notre fille Ann Louise est arrivée à l’Hôpital Grace Maternity. Il était toujours trop dangereux pour les familles d’aller en Angleterre mais en septembre 1944, un volume de plus en plus grand d’épouses et d’enfants britanniques évacués traversaient de nouveau l’Atlantique alors j’ai décidé de me joindre à eux. Le moment idéal semblait être quand Ann était encore dans son couffin mais avait commencé à manger de la nourriture pour adulte. Le risque même d’être torpillés ne m’a jamais découragée et personne n’a essayé de me dissuader de mon voyage prévu.
Seuls ma mère, mon père et moi connaissions la date réelle de notre départ, mis à part une gaffe faite à ma meilleure amie et qui avait promis de garder le secret. Tous les autres, dont Pat qui était en Angleterre, savaient que je devais traverser vers la fin de l’année et j’ai continué de faire semblant d’accepter des invitations pour des fêtes d’adieux prévues bien après le moment où je devais partir.
La nuit de mon départ, habillée de mon premier costume pantalon, j’ai pris un taxi avec Ann, mon frère Bedford et Charles l’ami de Pat qui était aussi dans l’Artillerie Royale. Avec cette escorte militaire, nous avons passé tous les points de contrôle sans aucun problème et on nous a conduits à la passerelle. Comme il faisait nuit, je n’avais aucune idée où j’étais ni sur quel type de bateau mais on nous a conduits à une cabine première classe très confortable, avec une salle de bains privée. Seul un gilet de sauvetage accroché au mur de la cabine signalait que nous étions sur le Bayano, un cargo à bananes de la Ligne Fyffes, qui pouvait transporter 100 passagers.
Avant de partir, on avait inventé un code pour que ma sœur, qui travaillait alors pour la signalisation ferroviaire à Ottawa, et le mari de mon amie Faith, qui était dans la marine à New York, puissent suivre mon itinéraire. Charles et Bedford ont alors envoyé un télégramme qui disait « BETTER ACT YOUR AGE NOT OLIVER's » la première lettre de chaque mot épelant le nom du navire. Malheureusement, le mari de Faith a oublié le code et a renvoyé un télégramme disant: « C’EST QUI CE FOUTU OLIVER ! » alors ma sœur, comme toujours, a pensé que j’avais fait une erreur et a suivi un autre navire.
Le Bayano, je le partageais avec cent mères et enfants anglais qui rentraient à la maison, dont certains avaient déjà fait 3000 miles depuis la côte ouest. On dormait tout habillés, au cas où, et on se retrouvait tous les matins sur le pont pour regarder le convoi s’étendre autour de nous. Il avait l’air important, entre les cuirassés, les porte-avions et de nombreuses corvettes, mais les sous-marins allemands réussissaient à toucher et on avait l’impression d’avoir perdu un peu plus du convoi chaque jour. Je me souviens de panneaux sur le pont qui soulignaient que « Nous n’arrêterons pas le bateau si un passager tombe à l’eau. »
Ces mères étaient incroyables avec moi, elles savaient beaucoup mieux que moi ce que c’était de laisser sa famille et de partir pour un autre pays. Elles m’ont donné des conseils et ont rempli mes poches de livre, des demi-couronnes et des billets pour que, où que j’aille, je puisse payer mon voyage. Peut-être trompées par la taille de ma cabine, elles ont suggéré que je reste à l’Hôtel Adelphi une fois arrivée à Liverpool. Cecily Lee était vraiment un ange, malgré ses deux enfants et un mari à retrouver, elle m’a emmenée jusqu’à Adelphi. On a fait la queue pour des chambres et j’ai eu la dernière, juste en face de l’Ambassadeur de Belgique qui devait probablement chercher à aller ailleurs. La chambre était aussi convenable pour un ambassadeur, avec un salon séparé, une salle de bains d’une splendeur à l’ancienne. La bonne de notre étage, qui m’a aidée avec Ann jusqu’à l’arrivée de Pat, était tout aussi formidable.
Ann était restée dans son « sac à lapin » pendant plusieurs heures et était un peu sale alors je l’ai mise toute habillée dans cette élégante baignoire pour la laver. Une fois propre, Cecily a réussi à contacter la base de Pat au Nord du Pays de Galles et m’a passé le téléphone. Une voix anglaise séduisante m’a dit « Bonjour ? » Je pensais que toute personne avec un accent anglais était Pat alors j’ai dit : « Chéri, je suis là. ». La voix a dit : « Je ne suis pas « Chéri », j’en ai bien peur, mais nous vous avons attendue. Pat est sorti mais dès que nous le trouvons, nous l’en informerons. »