La famille Francesco Supino

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The Francesco Supino Family

Le 19 août 1954, environ un mois avant mon sixième anniversaire, ma mère, Teresina DiGirolamo, la plupart de mes frères et sœurs, Michelina, Joseph Carmela, Domenico et moi-même (Michelangelo) avons quitté la petite ville de Provvidenti dans la région de Campobasso en Italie. Nous sommes partis pour Naples où nous avons embarqué sur un navire pour rejoindre mon père, Francesco Supino, et mon frère aîné, Antonio, à Montréal.

L’Italie du Sud était une région à l’économie dévastée. Notre père, avec une famille de plus en plus nombreuse et des ressources limitées, a été bien obligé d’émigrer au Canada, tout comme des milliers de personnes l’avaient fait avant lui.

Trois ans avant notre départ, il est parti pour le Canada avec sa solide foi en Dieu et sa détermination sans faille. L’espoir de notre père qui voulait une vie meilleure pour sa famille et pour lui-même était tel qu’il a quitté ses proches et tous ceux qui lui étaient chers. Quel déchirement pour lui ! Il s’est déraciné et a quitté tout ce qui était cher à son cœur pour repartir de zéro dans un autre pays.

Lorsque mon père nous a enfin fait venir, des dizaines de proches et amis se sont réunis avec mes tantes, oncles et grands-parents pour nous faire leurs adieux. Oh, j’imagine la souffrance de mes grands-parents qui savaient qu’ils ne nous reverraient plus jamais ! Avec toutes ces larmes et cet émoi, j’ai été laissé de côté et on a bien failli m’oublier lors du départ, j’ai été attrapé à la dernière minute !

Je me rappelle de l’agitation de Naples et des rues pleines de monde. Mon grand-père nous y avait accompagnés. C’était un vétéran des traversées entre Naples et Halifax. Il avait passé plus de 30 ans à travailler au Canada et revenait nous rendre visite en Italie de temps à autre. Il a pris sa retraite en Italie l’année précédant notre départ. Il nous a aidés à trouver une pension qui pouvait accueillir des émigrants.

C’était une expérience fascinante pour un garçon de six ans. Nous étions logés au troisième étage de la pension. Je n’étais jamais allé dans un bâtiment aussi haut. Pour acheter des fruits et légumes frais depuis le troisième étage, il fallait faire descendre un panier avec une corde depuis le balcon jusqu’au vendeur situé en dessous. Le vendeur prenait l’argent et le remplaçait par les produits que vous lui demandiez en criant depuis le balcon.

Le 21 août, nous avons embarqué à bord du Homeland. Les ponts du navire étaient pleins de voyageurs qui faisaient leurs adieux. Ma mère me demandait de saluer mon grand-père, mais je n’y arrivais pas. Je ne le trouvais pas dans cet océan humain. Je me rappelle avoir été très déçu de ne pas avoir pu le repérer.

La traversée de la mer Méditerranée a été très calme. Puis nous sommes arrivés en vue d’une énorme montagne. Mon grand frère m’a dit qu’il s’agissait de Gibraltar, notre dernier lien avec le continent européen.

Pendant les dix jours suivants, nous avons traversé l’Atlantique et avons souffert du mal de mer. Si je me souviens bien, tout le monde était malade. Personne ne mangeait. Aujourd’hui encore, l’odeur de la soupe de légumes me donne mal au cœur.

Ma mère était très inquiète pour sa petite famille. Le navire était énorme et elle avait peur que nous nous perdions, que nous nous blessions ou que nous passions par-dessus bord. Son angoisse à la vue d’une telle étendue d’eau n’arrangeait pas les choses. Je me rappelle encore d’une nuit noire et froide où le capitaine du navire avait ordonné à tout le monde de monter sur le pont avec son gilet de sauvetage. Ma mère a dû en être très affectée. Je suis certain qu’elle s’est demandé ce qu’elle ferait en cas d’urgence avec ses cinq enfants. Le mouvement du navire qui suivait les vagues semblait incessant. Et lorsque nous commencions à penser que le voyage ne se terminerait jamais, nous avons aperçu les côtes canadiennes.

Le 1er septembre, nous sommes arrivés au port de Halifax. La confusion qui régnait lors du débarquement et de la récupération des bagages au Quai 21 n’était que de l’enthousiasme pour les enfants que nous étions. Je me rappelle comme si c’était hier du moment où j’étais assis sur les bancs en bois et où nous attendions notre tour. Au cours de cette période d’attente, nous avons goûté notre première boisson gazeuse à l’orange ainsi que des bonbons colorés aux goûts multiples appelés « Life Savers » et emballés dans un papier tout aussi coloré.

Alors que ma mère essayait laborieusement de communiquer avec les agents des douanes et de l’immigration, nous avons reçu l’aide d’un prêtre catholique avec lequel ma mère avait sympathisé sur le navire. Il a traduit pour les agents les informations indispensables à la procédure. Il nous a permis de régler le problème. Il nous a souhaité bonne chance et nous a comparés à des petits agneaux, ma mère étant notre berger.

La dernière partie de notre voyage était de nous rendre en train de Halifax à Montréal. Nous dormions sur les sièges du wagon et étions impatients de voir mon père et mon frère aîné, que nous n’avions pas vus depuis plusieurs années. Nous sommes arrivés à Montréal en septembre, au début de l’année scolaire. Quelques jours plus tard, mes frères et sœurs et moi-même, nous nous sommes retrouvés dans des classes différentes. Nous ne parlions pas un mot d’anglais et ne comprenions pas du tout ce qui se passait autour de nous. Nous avons dû être soit terrifiés, soit stupéfaits. Ce qui n’est finalement pas très différent.

C’est ainsi que nous avons fini la première partie de notre voyage. La suite allait consister pour nous à nous intégrer dans la famille canadienne avec toutes ses valeurs et ses richesses. Un an après notre arrivée, ma sœur aînée Lina, son mari et leur petite fille nous ont rejoints à Montréal. C’est plus tard, en 1957, qu’est née la cadette de la famille, notre sœur Anna.

La plupart d’entre nous sommes allés à l’école publique. Certains ont fait des études universitaires et ont même décroché une maîtrise. Ce sont des choses qui ont pour nous beaucoup de valeur car nous savons que notre père n’aurait pas pu se permettre de nous faire faire des études en Italie. L’adaptation au Canada n’a pas été facile. Il y a eu des moments difficiles. Mais nous avons travaillé dur. Nous apprécions les opportunités qui existent pour nos enfants. Ils sont encore trop jeunes pour réaliser la grande transformation que moi, leur père, ai dû vivre. Leur mère a des origines anglaises, irlandaises, allemandes et françaises qui remontent à plusieurs générations au Canada. Ceci reflète la richesse du Canada. Ils ont eu la chance que leur père et leurs grands-parents aient relevé le défi et soient venus au Canada pour y rechercher une vie meilleure pour eux-mêmes et pour leurs descendants.

Aujourd’hui, quarante-huit ans après être arrivé à Halifax, je suis toujours fasciné par la chance que nous avons eue de venir dans ce pays et d’y être acceptés. Je me demande souvent ce qu’il nous serait arrivé si nous étions restés en Italie. Aurions-nous réussi aussi bien qu’ici ? Je ne pense pas. J’enseigne depuis maintenant trente ans les mathématiques à St. Lambert au Québec. Il ne se passe pas une semaine sans que je ne repense à ce voyage merveilleux que nous avons fait il y a si longtemps. Je repense souvent à mon intégration totale dans ce pays. Mes étudiants ne se doutent pas de mes origines. Je n’ai ni accent, ni trait particulier. Seul mon nom est « différent ». Je suis devenu l’un d’entre eux. De temps en temps, un de mes étudiants me demande si je suis italien. Je réponds que je suis canadien, comme eux. Le fait qu’un petit garçon qui a quitté l’Italie pour une grande aventure, plein d’émerveillement et de peur aussi, soit maintenant leur professeur de mathématique et soit accepté aussi simplement dans leur vie est une chose vraiment étonnante. Seraient-ils surpris s’ils connaissaient cette partie de ma vie ? Ou peut-être qu’ils considéreraient que c’est typiquement canadien ?

Mes frères et sœurs s’en sont sortis aussi bien que moi. Un de mes frères est comptable. Les deux autres sont associés d’une entreprise d’aménagement paysager qui connaît un grand succès. Trois de mes quatre sœurs se sont mariées avec des hommes tout aussi prospères. Dans notre famille, la seconde génération, née au Canada, compte dix-neuf enfants. Ils travaillent dans l’ingénierie, le secteur hospitalier, le secteur bancaire, l’enseignement et le marchandisage. Ils ont eux-mêmes eu douze enfants. Ils sont tous parfaitement intégrés au mode de vie d’ici. Ils apprécient être des citoyens canadiens. Ils voyagent souvent à l’étranger. Certains sont allés en Italie. Mais ils sont toujours heureux de revenir.

Nous devons beaucoup à notre père. Plus de cinquante ans après son arrivée sur ces terres accueillantes, nous sommes encore émerveillés par son courage, sa capacité d’adaptation à une autre langue et à une autre culture, et qu’il ait pu avec succès élever sa famille dans le respect des valeurs morales qui lui avaient été inculquées dans son enfance. C’est l’héritage qu’il laisse à ses enfants.

Envers notre père et notre mère, pour leurs sacrifices et leur soutien remarquables, nous sommes sincèrement reconnaissants. Sans leurs efforts, nos vies seraient certainement différentes aujourd’hui.

Nous sommes également reconnaissants envers le Canada qui nous a offert la possibilité de devenir citoyens. Ce grand pays nous a acceptés tels que nous étions pour que nous devenions ce que nous sommes aujourd’hui : de fiers Canadiens.

Michael A Supino, BA, M.Ed, 2002

Photo plus ancienne en noir et blanc de la mère et de cinq enfants.
La famille Supino au Quai 21 - 1er septembre 1954