Gertrude, Felix et Hanns Skoutajan

Mur d'honneur de Sobey

Colonne
110

Rangée
27

First Line Inscription

Gertrude, Felix and Hanns Skoutajan

Accueilli et accueillant

Alors que je me réveillais dans ma couchette supérieure, j’ai tout de suite remarqué la différence. Le navire ne bougeait plus, le vrombissement du moteur qui nous avait accompagnés les huit derniers jours avait enfin cessé. L’Atlantique nord n’est pas très paisible au début du printemps. De gigantesques vagues avaient fait tanguer les 20,000 tonnes du navire Samaria de la Ligne White Star Cunard tel un bouchon en liège. Nous avions vu des icebergs pas très loin. Mais, maintenant, tout était calme. Nous étions enfin arrivés

Notre cabine n’avait pas de hublot, alors je me suis vite habillé et je suis allé sur le pont. J’ai découvert une nouvelle saison. C’était un temps ensoleillé mais frais et le littoral boisé était bordé de glace et la neige couvrait le sol. Notre navire avait baissé l’ancre en pleine mer. Derrière nous, je pouvais apercevoir l’étroite entrée du port par laquelle nous avions dû passer très tôt ce matin-là. Devant le navire, l’Ile Saint Georges semblait se dresser telle une sentinelle. Les édifices et les clochers des églises de la ville de Halifax et bien sûr la Citadelle constituaient une impressionnante toile de fond pour les quais où nous allions débarquer.

Mes parents et moi faisions partie d’un groupe de 30 familles qui avaient fuit l’invasion de la Tchécoslovaquie par les Nazis. En effet, nous vivions tous dans une région du nom des Sudètes, une partie du pays principalement constituée d’Allemands. Au mois d’octobre précédent, on nous avait pris nos maisons au moment où Neville Chamberlain, Premier ministre d’Angleterre, avait signé avec le président de la France les accords de Münich qui concédaient cette si vitale frontière industrielle de l’époque afin d’« éviter la guerre. » Tout notre groupe, les premiers à arriver parmi quelques 2,000 autres qui allaient suivre plus tard, étaient des antifascistes qui avaient réussi à fuir la Gestapo de Hitler. 35,000 autres n’ont pas réussi et ont fini à Dachau et dans d’autres camps de concentration. Nous étions les quelques chanceux qui allions nous installer en tant que fermiers au nord de la Saskatchewan et dans la région de Peace River en Colombie-Britannique. Ce dernier groupe est arrivé à Saint Jean, au Nouveau-Brunswick.

A ce moment-là, j’ai vu deux remorqueurs venir vers notre navire. Des cordes ont été attachées et le Samaria a été tiré jusqu’au Quai 21, un quai si familier pour beaucoup d’immigrants d’avant et après-guerre. Ma mère et mon père m’avaient rejoint à la balustrade pour observer le processus et voir ce qui se passait. Mais, il était maintenant temps de revenir à notre cabine et de nous préparer au débarquement. Au milieu de la matinée, après notre dernier petit-déjeuner à bord, nous sommes péniblement descendus de la passerelle et nous étions de nouveau sur la terre ferme. Nous nous sommes réunis dans un large hall remplis de bancs en bois et nous avons attendu notre tour pour présenter nos documents de voyage. La procédure avait l’air simple, les officiers étaient rapides et polis. L’inspection douanière suivait.

Nous avons traversé un long passage et nous avons dépassé un certain nombre de personnes qui nous ont glissé des brochures dans nos mains déjà bien pleines. C’était en fait des tracts bibliques sensés nous donner réconfort et consolation alors que nous commencions l’étape suivante de notre voyage. Savaient-ils quelque chose qu’on ne savait pas ?

Dans le hall des douanes, nous avons découvert qu’il manquait l’une de nos valises. Papa et le bagagiste sont remontés à bord pour la chercher parmi les bagages à destination de New York, mais il est revenu les mains vides. C’était une grande perte pour nous : après tout, on avait si peu et on avait tant perdu. On nous a rassurés et dit que la valise serait trouvée et effectivement, elle est arrivée un mois plus tard à notre ferme. Elle s’était ouverte à Liverpool et avait été mise de côté pour être bien refermée et expédiée lors de la prochaine traversée. Pendant que mes parents étaient occupés à chercher la valise manquante, j’ai été accosté par un reporter d’un journal de Halifax venu faire la chronique de l’arrivée des premiers réfugiés d’Hitler. J’étais l’un des rares habitants des Sudètes qui parlaient anglais grâce à mes trois mois passés à la Dollar Academy en Écosse où j’avais suivi une immersion complète dans la langue. J’étais donc une bonne source d’histoires et d’informations concernant ce groupe. Il m’a submergé de questions et de petits cadeaux. Quand mes parents sont revenus, je portais plusieurs sacs en papier pleins de nourriture pour notre prochain voyage.

J’avais dix ans quand nous avons débarqué au Quai 21 et je n’avais pas la moindre idée que 20 ans plus tard, je reviendrai au même endroit. Cette fois-ci, je ne serais pas accueilli mais j’accueillerais moi-même de nouveaux arrivants. A l’automne de 1957, après avoir terminé mes études pour devenir pasteur, j’ai été nommé par l’Église Unie du Canada pour travailler avec des représentants d’autres églises pour l’accueil et l’aide offertes aux immigrants. Ce travail ne m’était pas étranger : pendant les étés, j’avais fait le même travail sur la rivière Saint Laurent aux ports de Québec et Montréal. En effet, l’un des premiers navires que j’ai vus à Québec était le Samaria, celui qui m’avait emmené à Halifax. C’était comme retrouver un vieil ami. Avec Eileen Raatz qui travaillait pour la Women's Missionary Society de l’Église Unie, Presbytérienne, Anglicane, et Luthérienne et les autres travailleurs de l’Église Catholique romaine ainsi que les I.O.D.E. (Imperial Order of the Daughters of the Empire), j’ai aidé les arrivants qui avaient différents besoins. Oui, vous avez bien deviné : j’aidais à localiser les valise égarées et grâce à mon expérience personnelle, je rassurais les propriétaires peinés en leur disant qu’on allait retrouver leurs bagages. Les membres du personnel du port ont travaillé étroitement ensemble pour distribuer des « sacs de marins », de petits sacs préparés par les congrégations et qui contenaient un essentiel de voyage comme des produits de toilette, des bonbons et des jouets pour les enfants. On s’occupait des bébés, on interprétait quand on en était capables et on passait beaucoup de temps à discuter, accueillir et rassurer les immigrants qui s’inquiétaient.

À l’automne de 1956, la révolution hongroise a eu lieu. Beaucoup ont fuit leur pays et ont temporairement trouvé refuge dans des camps en Autriche. Au fil des années, des Hongrois sont venus au Canada. Un jour, un navire est arrivé avec un large contingent. Je me souviens être sur le quai et les voir arriver. Après avoir passé l’inspection d’immigration, ils ont fièrement marché le long de la rampe en brandissant le drapeau hongrois. La plupart étaient allés dans des camps autrichiens et ils avaient appris suffisamment l’allemand pour être capables de discuter avec eux. Ils m’ont raconté des histoires effroyables où ils couraient pour échapper aux chars et aux soldats. Une belle jeune femme a raconté qu’une nuit sa mère lui a demandé d’aller à l’épicerie pour acheter du pain. Sur le chemin du retour, elle s’est fait tout d’un coup engloutir par des gens qui couraient dans la rue. Elle a couru avec eux vers la frontière. Il lui a fallu quelques jours de plus pour qu’elle et quelques autres arrivent au milieu de nulle part et soient trouvés par des travailleurs réfugiés. Elle n’a jamais revu ses parents.

Si le Quai 21 pouvait parler, il raconterait bien des histoires. Je suis effectivement content que ce soit aujourd’hui des bateaux de croisières et non pas des navires pleins d’immigrants qui font la queue aux quais. Notre pays reconnaît le rôle important qu’il a joué dans l’histoire pendant des décennies. Le Quai 21 est sans aucun doute un acteur important dans l’odyssée de ma vie.

Hanns F. Skoutajan