Finn Sander

Mur d'honneur de Sobey

Colonne
31

Rangée
11

First Line Inscription
Finn Sander

La journée du 11 mars 1953 est arrivée. Une journée de printemps chaude et ensoleillée. La journée où nous allions quitter Copenhague pour aller vers un avenir incertain mais, nous l'espérions, prometteur. Toute la parenté était réunie sur le front de mer pour nous souhaiter bon voyage. Il y a eu beaucoup de larmes versées et oncle Kurt a couru le long du quai pour nous dire un dernier « au revoir ». Une fois dans l'Oeresund, le navire a pris la direction nord vers la Norvège. Le SS Stavangerfjord était un gros navire, l'un des navires porte-étendards de la société de navigation Norwegian America. L'autre, le SS Bergenfjord, était plus récent et plus gros, mais je trouvais qu'il n'avait pas autant de personnalité que notre navire. C'était ma façon de me réconcilier avec le fait que le SS Stavangerfjord était plus petit, plus vieux (construit en 1917) et plus grinçant. Malgré tout, c'était un navire magnifique qui avait du caractère, selon moi, parce qu'il avait transporté des milliers de troupes alliées pour les conduire sur le théâtre des opérations durant la Seconde Guerre mondiale. Je l'imaginais couvert de glace, lourdement chargé de matériel de guerre et de jeunes hommes nostalgiques en uniforme, luttant contre les vagues monstrueuses de l'Atlantique Nord tout en tentant désespérément d'éviter les torpilles des sous-marins allemands de l'Amiral Dœnitz qui étaient de véritables meutes de loups.

Le jour suivant, nous sommes arrivés à Stavanger, une ville du sud-ouest de la Norvège. Notre navire avait évidemment été nommé en son honneur. C'était une ville agréable et nous avons joué les touristes avec plaisir. Le jour suivant, nous avons poursuivi notre route vers le nord pour atteindre Bergen, le deuxième port en importance de la Norvège. Nous avons pu de nouveau passer la journée à terre et nous avons sans tarder exploré ce vieux port hanséatique et les environs avec leurs montagnes spectaculaires. Finalement, ce soir-là, nous avons quitté l'Europe continentale. Il y avait un sentiment d'excitation dans l'air parce que la plupart des passagers étaient des émigrants comme nous en route vers le Canada et les États-Unis et beaucoup d'entre nous ne s'étaient probablement pas rendu compte à ce moment-là qu'ils coupaient les ponts et que les difficultés d'adaptation à une nouvelle vie les attendaient au-delà de l'océan alors que disparaissait la côte norvégienne. Je suis certain que mes parents ont dû y penser, même s'ils étaient réconfortés à l'idée que mon oncle Erik serait là pour nous accueillir et que nous pourrions profiter de son expérience. Ce n'était pas le cas pour un de nos compagnons de voyage, un conducteur de tramway de Copenhague. Il s'en allait jusqu'à Vancouver avec sa femme et ses cinq jeunes enfants. Il a raconté à mon père qu'il ne connaissait personne là-bas et que sa seule expérience de travail était comme conducteur de tramway. Je me suis toujours demandé comment lui et sa considérable famille s'étaient débrouillés pour survivre au tout début, surtout que personne ne parlait un mot d'anglais.

Notre départ d'Europe a été célébré avec un gros buffet, mon premier festin de ce genre. J'étais totalement dépassé par la quantité de nourriture et sa qualité et j'ai perdu tout contrôle quand je suis arrivé à la grande table avec mon assiette vide. La première chose sur la table qui m'a attiré a été un tas impressionnant de petits pois sucrés. Je me suis servi avec enthousiasme une grande quantité de ces petits pois. Ça ne laissait pas beaucoup de place pour quoi que ce soit d'autre, mais cela ne me préoccupait pas beaucoup étant donné qu'on m'avait dit que je pourrais faire plus d'un voyage à la table du buffet. Je me suis bien sûr fatigué des pois et je m'apprêtais à retourner à la table du buffet en laissant au serveur le soin d'enlever mon assiette avec son surplus de pois, comme je l'avais vu faire pour les autres passagers. Toutefois, cette manœuvre a échoué à cause du sens aigu du savoir-vivre de ma mère qui a insisté pour que je mange ce qu'il y avait dans mon assiette avant d'aller chercher quelque chose d'autre. Je l'ai écoutée mais après avoir mangé des centaines de ces petites boules vertes, j'avais un peu mal au cœur et je ne me sentais pas du tout prêt à savourer d'autres mets délicats. Le fait que nous étions maintenant en haute mer et que le mouvement du navire semblait donner vie à la multitude de petits pois dans mon estomac n'aidait pas. Une sortie rapide jusqu'au bastingage leur a fait plaisir et je leur ai rendu la liberté dans la mer de Norvège. J'ai vite eu le pied marin, mais mon père qui était tellement sujet au mal des transports qu'il ne pouvait même pas prendre l'autobus, a commencé à se sentir mal au cours de la soirée. Il a vite été, lui aussi, victime du mouvement du navire. Ma mère, au contraire, n'a eu aucun problème durant tout le voyage, probablement un cadeau de son père qui avait été dans la Marine danoise pendant un certain temps.

Quand nous sommes arrivés à la pointe nord des îles Shetland, la mer était orageuse. Le bateau était secoué chaque fois qu'il frappait une vague et ces chocs répétés étaient suivis des grincements continus de ce qui semblait être chacun des joints structurels du navire. La mer a été agitée pendant toute la traversée de l'Atlantique et mon pauvre père a beaucoup souffert. Je peux compter sur les doigts d'une seule main les fois où il s'est aventuré à l'extérieur de la cabine après que nous sommes sortis du passage entre les îles Shetland et Féroé. Quand j'y repense, il me semble qu'il a manqué une grande aventure parce que j'ai trouvé les repas bien à mon goût et l'émotion d'être sur le pont supérieur d'un navire qui affronte des vagues énormes, tout à fait grisante. Il faut dire que je n'avais jamais entendu parler de la fatigue du métal dans les vieux navires.

L'excitation est restée vive parce qu'après être passés au sud du Groenland et à l'approche de Terre-Neuve, nous avons rencontré des conditions comparables à celles que le Titanic avait rencontrées dans cette même partie de l'océan quelque quarante ans plus tôt. Il y avait beaucoup de bancs de brume, de banquises et de petits icebergs, mais le navire ne semblait pas préoccupé par ces inconvénients, probablement parce que son radar lui signalait que le passage était libre. Quoi qu'il en soit, nous avons ressenti une collision quand le navire a croisé la route d'une grosse baleine. L'impact a été ressenti dans tout le navire, m'a-t-on dit. J'étais sur le pont avant au moment de la collision et j'ai clairement observé l'incident. J'étais vraiment excité parce que j'ai tout de suite pensé que c'était un excellent sujet pour le grand récit d'aventure que j'écrirais pour l'envoyer à mes camarades de classe à Bagsvaerd. La version du capitaine, transmise aux passagers par les haut-parleurs du navire, était que le navire avait heurté une baleine « morte ». Il avait peut-être raison.

Onze jours après avoir quitté Copenhague, j'ai aperçu le Canada pour la première fois quand le SS Stavangerfjord est entré dans le port de Halifax. Vous n'avez pas idée combien j'étais excité. Il faut se rappeler que c'était bien avant que le monde ne commence vraiment à rapetisser. Avant les communications par satellite et les vols transatlantiques fréquents et bon marché. Avant l'américanisation mondiale de la cuisine, de la musique, de l'habillement, de l'architecture et autres, quand les jeunes en particulier ne portaient pas tous des jeans, des t-shirts et des chaussures de sport et ne vivaient pas tous dans des villes avec de hauts immeubles. Mes parents et moi allions découvrir que beaucoup de choses seraient nouvelles ou différentes pour nous.

Nous avions quitté une ville propre et jolie où l'air printanier était chaud et parfumé par l'odeur de l'herbe fraîche ainsi que des crocus et des jonquilles en fleur. Nous avons été accueillis par une journée triste, humide, pluvieuse et venteuse dans une ville qui, selon les normes européennes, ne pouvait être décrite que comme une ville sale et laide du point de vue architectural (elle s'est améliorée depuis). Notre humeur est vite devenue aussi morose que la ville et nous n'avons pas été tristes de fuir au milieu de la journée à bord d'un train du CN à destination de Montréal. Nous étions convaincus que Halifax était une exception et que le paysage serait spectaculaire car qui n'avait pas entendu parler des montagnes Rocheuses ! Bien sûr, nous savions que les Rocheuses étaient bien loin des Maritimes, mais elles avaient nourri nos attentes.

Dire que le paysage a été à la hauteur de nos attentes serait mentir. Bien sûr, il faut dire que la fin du mois de mars dans l'Est du Canada n'est pas le meilleur temps de l'année pour faire du tourisme. Nous avions laissé au Danemark un paysage composé de petites fermes propres et bien organisées où étaient garées les bicyclettes des propriétaires. Au Canada, nous observions du train de nombreuses fermes dilapidées décorées d'antennes de télévision et avec de grosses Buick garées à côté de granges non peinturées. Différents pays, différentes priorités. Les fermiers canadiens nous paraissaient gaspilleurs, négligents et extravagants, mais il nous a fallu comprendre que leurs terres étaient vastes et que les distances entre les fermes et les villes étaient souvent grandes. Par comparaison, au Danemark, chaque ferme était petite et nécessairement efficace. Chaque pied carré de terre était chéri et utilisé avec soin. Au Danemark, on pouvait facilement parcourir à bicyclette les courtes distances entre les fermes et les villes, ce qui n'était pas possible en milieu rural au Canada à cause des grandes distances et à cause de l'hiver.

Il y avait bien sûr d'autres choses à voir et à observer. Par exemple, les porteurs à Halifax et le personnel à la cantine à bord du train étaient presque tous des Noirs. Je n'avais jamais vu une personne noire de ma vie. Je me souviens de ma curiosité d'enfant à vouloir toucher leurs cheveux crépus. Je m'attendais aussi à voir des Indiens, mais je n'en ai pas vus. Avec le recul, ce n'était pas surprenant étant donné que je m'attendais à ce qu'ils soient bien visibles dans leurs costumes, pour ne pas dire avec leurs plumes sur la tête. Je me souviens d'avoir été bien intrigué par les aliments et les boissons vendus à bord du train. Il y avait une variété de boissons gazeuses qui m'étaient totalement inconnues. Du jus d'ananas ! Qui avait entendu parler de ça ! Et tout aussi étonnant, les distributeurs d'eau avec des petits gobelets en papier. Des gobelets en papier ? Ça, c'était vraiment l'Amérique ! Cependant, les sandwiches ont été une source de grandes déceptions. Le pain était tellement mou que ma mère parlait de « pain de coton ». Les sandwiches au jambon et au fromage nous semblaient très insipides comparés aux vrais sandwiches : une tranche de pain noir dense avec du pâté de foie et des betteraves marinées.

Nous avons traversé Moncton, qui n'était pas mieux que Halifax, et après une nuit inconfortable passée à essayer de dormir assis, nous sommes arrivés dans les environs de Québec. Je ne me souviens pas beaucoup de la ville de Québec, sinon du Château Frontenac qui dominait le paysage. Puis, nous avons traversé le fleuve Saint-Laurent sur le point Jacques-Cartier et avons aperçu au loin le profil de Montréal. Et de loin, c'était vraiment impressionnant. Il y avait trois gratte-ciels à l'horizon, l'édifice Sun Life étant le plus haut avec ses 25 étages. À l'époque, l'édifice le plus haut de Copenhague n'avait pas plus que 6 ou 7 étages. Alors c'était vraiment une grosse affaire. Malheureusement, tout avait l'air beau de loin, mais c'était loin d'être beau dans les bidonvilles de Pointe-Saint-Charles et de Saint-Henri où le train passait pour se rendre à la gare centrale au centre-ville de Montréal. C'était en mars et typiquement, on ne voyait que des arrières cours et des allées malpropres qui n'ont rien fait pour nourrir nos premières impressions de la ville. Je me souviens que nous étions tous très déçus et, honnêtement, préoccupés à l'idée que toute la ville serait comme ça.

Mon « riche oncle d'Amérique », Erik, n'était qu'un grand parleur. La vérité nous a sauté au visage la minute qu'il nous a accueillis à la gare. Il s'était vanté d'avoir trouvé un emploi à mon père, de nous avoir trouvé un bel appartement et d'avoir acheté une automobile pour notre usage mais tout cela n'était que de la frime. De fait, ses premiers mots ont pratiquement été pour nous dire qu'il avait besoin de 50 $ et pour demander à mon père s'il pouvait lui prêter un peu d'argent pour l'aider à combler son manque temporaire de liquidités. Voilà ce qui en était de mon riche oncle d'Amérique ! Nous nous sommes ensuite rendus à notre appartement qui n'était qu'une pièce dans une pension située de l'autre côté de la rue des voies ferrées du CN, dans un quartier délabré de la ville. La vue de notre fenêtre se limitait à une ruelle malpropre et il n'y avait comme meubles qu'une petite commode, un lit double, un lit pliant, un évier et un brûleur au kérosène. C'en était trop pour ma mère qui a commencé à verser quelques-unes des nombreuses larmes qu'elle allait verser au cours des quatre semaines suivantes avant que nous soyons réinstallés en banlieue.

Nous partagions l'étage (et l'unique salle de bain) avec deux autres couples. L'un des couples était un monsieur à la retraite, qui semblait avoir mené une vie excitante dans l'armée sans toutefois en tirer beaucoup de compensations financières, et sa compagne, une femme autochtone âgée qui fumait comme une cheminée et qu'il appelait en blaguant sa « squaw ». Je dois dire qu'ils faisaient un peu pitié. L'autre couple avait émigré d'Allemagne depuis peu. Le mari avait été pilote de combat dans la Luftwaffe et il semblait souffrir d'un choc traumatique parce qu'il était très nerveux et qu'il avait un tic au visage. Sa femme était jeune et très jolie et elle a suscité l'admiration de mon oncle, ce qui ne lui a pas échappé.

Le jour de notre arrivée, nous avons dû faire face aux nécessités de la vie. La première chose était de se procurer de quoi manger et pour ça, mon père, ma mère et moi sommes allés au magasin d'alimentation le plus près, un gros magasin Steinberg à l'angle des rues Sainte-Catherine et Guy. Cet endroit-là était tout à fait étonnant. Tout ce dont vous aviez besoin était offert sous un seul toit. C'était la première expérience positive au Canada pour ma mère, qui était déprimée. Elle était ravie de pouvoir remplir un chariot de produits alimentaires. Sans connaissance ni de l'anglais ni du français, nous avons eu de la difficulté à reconnaître certains produits comme la farine, le sucre, la poudre à pâte, la fécule de maïs pour épaissir les sauces et d'autres produits du genre, mais la plupart des produits semblaient évidents. Ma mère a décidé que pour notre premier repas, nous aurions simplement des saucisses avec des pommes de terre en purée étant donné que nous avions vraiment de la difficulté à reconnaître les ingrédients pour faire un repas plus compliqué. Les saucisses étaient plutôt courtes et quand nous les avons fait bouillir, une fois rendus à la maison, nous avons aussi découvert qu'elles n'avaient pas autant de goût que les saucisses danoises et qu'elles n'étaient pas aussi fermes.

Notre plus grande déception toutefois a été avec la moutarde qui ressemblait exactement à la moutarde européenne, mais qui était probablement la pire moutarde que nous n’ayons jamais goûtée. De fait, nous étions totalement étonnés par son goût et sa consistance. De plus, elle ne se mariait pas très bien avec les saucisses. Nous avons découvert plus tard que nous avions goûté pour la première fois à du beurre d'arachide.

La bonne nouvelle a été que quelques jours plus tard, on a offert un emploi à mon père dans un grand atelier de réparation d'automobiles près de l'Université McGill, au centre-ville de Montréal. La compagnie s'appelait Peterson and Traynor Inc. M. Peterson était lui-même un immigrant qui avait quitté le Danemark dans les années trente. Il est certain que cela n'a pas nui aux chances de mon père. Toutefois, celui-ci a dû se soumettre à une période d'essai parce que, comme le lui ont dit les patrons, les mécaniciens canadiens travaillaient bien et rapidement et s'il ne pouvait pas travailler au même rythme qu'eux, il ne pourrait pas garder son poste. De plus, comme mon père ne parlait pas un mot d'anglais et qu'il n'était pas familier avec les modèles de voitures américaines d'après-guerre, ils se disaient que ses jours étaient probablement comptés d'avance. Mais au moins, ils étaient prêts à lui donner une chance. Je tiens à souligner qu'en quelques mois, mon père avait été promu chef d'atelier malgré son manque de connaissance de la langue et que plus tard, il est devenu vice-président de la compagnie.

Le jeune Finn appuyé contre les poulies d’un canot de sauvetage à bord du Stavangerfjord.
Finn Sander à bord du SS Stavangerfjord.