Points de départ : le service militaire autochtone, le soldat Jesse Moses et le Quai 21

Par le collaborateur invité John Moses, des bandes Delaware et Upper Mohawk, des Six Nations du territoire de Grand River, et directeur, Rapatriement et relations avec les peuples autochtones au Musée canadien de l’histoire.

Point de départ :

Pendant une partie de son histoire, le Quai 21 fut autant un point de départ qu’une destination.. En tant que membre des bandes Delaware et Upper Mohawk des Six Nations du territoire de Grand River, situé près de Brantford, en Ontario, et en tant qu’ancien combattant des Six Nations et détenteur du savoir communautaire, j’ai eu la chance d’hériter des lettres de guerre et autres documents éphémères de mon parent, feu Jesse Moses. Il était membre de la bande Delaware des Six Nations et a servi dans le 11e Régiment blindé canadien (les chars de l’Ontario) pendant toute la Seconde Guerre mondiale. À l’occasion de la semaine du Souvenir 2022, je suis heureux de partager des aspects de son service de guerre. Ce faisant, je souhaite encourager les personnes lisant ces lignes à se pencher de manière peut-être plus approfondie sur les contributions des Autochtones au patrimoine et à l’histoire militaires du Canada. En ce sens, à voir le Quai 21, du moins symboliquement, comme point de départ d’une discussion sur le service militaire autochtone au même titre qu’il fut une destination pour les immigrants nouvellement arrivés sur ces rives.

Des preuves historiques indiquent que cinq navires de transport de troupes avec des soldats canadiens à bord ont quitté le Quai 21 d’Halifax le 21 juin 1941. Le soldat Jesse Moses, membre de la bande Delaware des Six Nations du territoire de la rivière Grand de Brantford, en Ontario, était à bord de l’un de ces navires, le Pasteur.[1] Il portait fièrement le béret noir et l’insigne de casquette en laiton distinctifs du 11e Régiment blindé canadien, les chars de l’Ontario ou « ONTARS », qui présentait l’emblème unique d’un chat sauvage de l’Ontario prêt à bondir. Jesse, un de mes cousins au second degré, était ouvrier agricole sur la propriété familiale située sur la réserve des Six Nations, près de Brantford, en Ontario. Lorsque la guerre a éclaté, il se préparait à prendre la relève, à prendre la place de son père à la tête de la ferme le moment venu. Il était jeune et en bonne forme physique, et l s’est enrôlé peu après le début de la Seconde Guerre mondiale, comme tant d’autres membres de la bande des Six Nations l’ont fait et l’avaient fait un quart de siècle plus tôt, pendant la Grande Guerre.[2]

En effet, son service n’est qu’une manifestation parmi d’autres d’une relation politique datant des premières rencontres coloniales et qui perdure encore aujourd’hui dans l’esprit et l’intention de la ceinture wampum de la Chaîne de l’Alliance : des relations diplomatiques et commerciales mutuellement bénéfiques en temps de paix, et une alliance militaire en temps de guerre. De nombreuses familles élargies et personnes des Six Nations étaient prêtes à soutenir la notion d’un Dominion et d’un Commonwealth forts et unis, à condition que la Couronne respecte en retour les droits inhérents des Autochtones.

Destinations

Avant de s’engager, Jesse n’avait guère eu l’occasion de s’aventurer bien au-delà des limites de la réserve des Six Nations. Un voyage à Oshawa, où les ONTARS étaient en garnison, puis aux écoles de véhicules de combat blindés de Petawawa et de Borden. Ces aventures allaient devoir lui suffire. En juin 1941, les ONTARS étaient prêts à être envoyés outre-mer, à destination du Royaume-Uni. Ils y suivraient un entraînement supplémentaire avant de se joindre au combat pour la première fois, en Sicile. Les ONTARS se sont battus pendant toute la campagne d’Italie, puis dans le nord-ouest de l’Europe, notamment pour la libération de la Belgique et des Pays-Bas. Jesse a finalement été rapatrié des Pays-Bas à l’automne 1945.

Correspondance

Lorsqu’il faisait partie des ONTARS, Jesse a notamment servi dans les batailles de Monte Cassino et d’Ortona de la campagne d’Italie, et d’Arnhem pendant la libération des Pays-Bas. Cependant, les lettres qu’il a envoyées à la maison, soumises aux règles strictes de censure en temps de guerre, sont pratiquement dépourvues de tout détail technique ou opérationnel susceptible d’intéresser l’historien militaire contemporain. Les médailles de service que Jesse a reçues ont été bien méritées. Le manque de détails concernant son service est cependant compréhensible, compte tenu des personnes à qui il écrivait. La principale correspondante de Jesse était sa fiancée, Olive, et il voulait l’encourager et la soutenir pendant leur séparation forcée, sans l’inquiéter. Ainsi, le contenu des lettres que Jesse envoyait à Olive est essentiellement constitué de bribes de sa vie quotidienne; la qualité ou le manque de qualité de la nourriture et de l’hébergement et, ici et là, des incidents humoristiques et ironiques.

En ce qui concerne son départ du Quai 21 d’Halifax et son voyage outremer, la lettre à Olive datée du 2 juillet 1941, envoyée d’Angleterre, révèle ce qui suit :

« J’écris cette lettre de quelque part en Angleterre, et je veux bien dire quelque part, car s’ils me relâchaient, je ne saurais pas vers où me diriger pour en sortir. C’est notre troisième journée en Angleterre, depuis notre débarquement. Nous sommes cependant passés par deux pays, l’Angleterre et l’Écosse... Mince, je pourrais écrire un livre sur cette traversée, si un homme pouvait raconter tout ce qu’il a vu, mais ils disent qu’il est interdit de mentionner les nations et ainsi de suite... Je voulais écrire avant de quitter le Canada, mais ils auraient retenu nos lettres jusqu’à ce que nous ayons atteint l’Angleterre... Ce voyage en mer, je ne l’oublierai jamais. Je n’aurais jamais imaginé qu’il puisse y avoir autant d’eau ... Lorsque nous sommes débarqués en Écosse, nous avons dû rester sur le bateau pendant toute une journée... Nous les avons vus monter et descendre les ballons, et pas ceux que l’on achète dans les foires. Tu as probablement lu au sujet de ces vieux châteaux. Nous en avons croisé environ six en train, entre l’Écosse et l’Angleterre. » (Angleterre, 2 juillet 1941).

À la fin du mois suivant, les ONTARS étaient bien engagés dans une formation plus spécialisée, formations qui ne se déroulent pas toujours sans heurts, comme le montre la lettre de Jesse datée du 22 août 1941 :

« Hier, nous avons fait du chargement. Nous sommes allés à la gare pour apprendre comment charger des chars d’assaut sur un train. Ici, ils ont beaucoup de murs de pierre le long des routes. Ils en ont un de moins maintenant. »

En 1944 Jesse et les ONTARS étaient aguerris, ayant participé aux batailles de Monte Cassino et d’Ortona. Sa lettre datée du 9 janvier 1944 a été écrite dans les jours qui ont suivi les combats d’Ortona. Il s’agit de la lettre la plus descriptive qu’il ait écrite à Olive, qui se trouvait sur la réserve des Six Nations :

« Je parie que le nombre de mes lettres a considérablement diminué au cours du dernier mois. Il n’y a qu’une seule raison à cela. Le vieux Jerry [ndt : « Old Jerry », « Germans », ou les Allemands] veillait à ce que nous n’ayons pas le temps d’écrire... En ce moment, nous avons une période de repos... Je pourrais continuer et te raconter beaucoup d’histoires sur ce que nous avons fait et vu. Mais à quoi bon? Tout ce que je peux dire, c’est que nous avons vu le pire visage de la guerre.. Pour ce qui est d’avoir été acculée au pied du mur, notre équipe a eu son compte. Voilà pour ce qui est de la guerre... Nous avons pratiquement vécu dans nos tacots. C’est surprenant de voir à quel point ils peuvent bien servir de petites cuisines... Nous avons passé le réveillon le plus chaotique que j’aie jamais eu et j’espère ne pas avoir à en passer un pire. Il pleuvait à verse et nous étions assis à environ 50 mètres des lignes du vieux Jerry. Quand nous sortions, nous nous enfoncions dans la boue jusqu’aux genoux. On s’est bien amusés. »

Retours

Les lettres de Jesse sont précieuses malgré leur manque de détails opérationnels, car elles donnent un aperçu du quotidien, des pensées et des sentiments d’un jeune militaire autochtone du Canada, un jeune au cœur de l’action, à l’étranger, en temps de guerre. Elles témoignent également, dans un microcosme, de la tradition de service militaire en soutien à la Couronne de la Confédération iroquoise des Six Nations (Haudenosaunee) et d’autres Premières Nations alliées, notamment de la bande Delaware dont est membre la famille Moses des Six Nations. Le voyage de Jesse à l’étranger révèle ainsi l’histoire du Quai 21 non seulement comme destination, mais aussi comme point de départ permettant d’examiner d’autres questions, notamment celle de la contribution des Autochtones à l’effort militaire du Canada pendant la Seconde Guerre mondiale.


  1. Voir Rod Henderson, 2016, Fidelus et Paratus: A History of the Ontario Regiment (RCAC), 1866-2016, p. 119
  2. Deux des oncles de Jesse, Jim Moses et Arnold Moses, ont servi successivement dans les deux formations canadiennes majoritairement autochtones de la Grande Guerre, c’est-à-dire le 107e Bataillon « Timber Wolf » du Corps expéditionnaire canadien, et le 114e Bataillon, « Brock’s Rangers ». Arnold a survécu à la guerre en tant que sapeur du Génie canadien, puis a rempli un mandat en tant que chef élu du conseil de bande des Six Nations dans les années 1950. Jim, le frère aîné d’Arnold, qui avait été recruté comme officier du 114e puis du 107e, a été transféré dans la Royal Air Force, toute nouvelle à l’époque. Il a par la suite été porté disparu, puis on a confirmé qu’il avait été tué au combat le 1er avril 1918, alors qu’il servait comme mitrailleur et observateur avancé d’artillerie dans le 57e Escadron de la Royal Air Force, à bord de bombardiers biplaces DH-4.
Une photographie en noir et blanc d’un homme portant un uniforme de l’armée et un béret. Derrière lui, un panneau indiquant Club Canada. Service de guerre des Chevaliers de Colomb. Florence
Jesse Moses en permission à Florence, automne 1944. Sa main gauche dissimule soigneusement une main droite blessée, dont il voulait cacher l’existence à ses proches. (Gracieuseté de John Moses)

En savoir plus sur Points de départ

Une vue aérienne du Quai 21, prise vers 1940.

Historique

Le Quai 21 et la Seconde Guerre mondiale

Découvrez le rôle que le Quai 21 a joué pendant la guerre comme point de départ pour le personnel militaire et comme point d’arrivée pour les épouses de guerre et autres civils.

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Un treillis de plaques sur lesquelles se trouvent les noms et les rangs de soldats et d’épouses de guerre.

En souvenir de

Mur de service

Découvrez le Mur de service du Musée, sur lequel des plaques commémoratives peuvent être apposées en l’honneur des hommes et des femmes ayant servi dans l’armée, et des épouses de guerre.

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