Eric Wicherts

Familles

9 avril 1954 – Groote Beer

J'ai fait mes études à l'Université d'Utrecht aux Pays-Bas où j'ai décroché, en 1951, un diplôme de premier cycle en géologie et géophysique. Je n'avais vraiment aucune raison de quitter les Pays-Bas. J'avais un bon poste à l'Institut national de recherche, j'étais marié (et le suis toujours) et étais le père d'une petite fille.

Cependant, bien avant la guerre alors que je n'étais encore qu'un enfant, j'avais lu l'histoire d'un garçon qui avait parcouru le Canada à bord des imposants trains canadiens. Imaginez-moi, un jeune garçon dans son lit en train de faire la lecture de cette histoire fascinante au sujet d'un jeune homme ayant ainsi parcouru le Canada. Imaginez-moi en train de lire cette histoire fascinante tandis que le vent et la neige tourbillonnent autour de notre maison près du Zuiderzee, la mer du Sud. Un jour la guerre survint, nous sommes allés à l'école, puis ce fut l'occupation. Enfin, le pays fut libéré par les Canadiens, par le régiment de la Chaudière, en ce qui nous concerne. Après quoi le gouvernement néerlandais se mit à encourager l'émigration ce qui fut une grande erreur, car 10 ans plus tard, la Hollande allait devoir faire venir des milliers de personnes d'autres pays. Quoi qu'il en soit, j'avais toujours cet intérêt marqué pour le Canada et ma formation pouvait certainement m'offrir beaucoup de possibilités. J'avais écrit à l'Impériale pour demander un emploi et on m'avait répondu que, si je pouvais venir à Toronto, nous allions pouvoir en discuter. Nous avons donc fait une demande d'immigration à l'ambassade canadienne et avons dû attendre un peu plus de six mois pour obtenir l'autorisation de poursuivre les démarches. Je m'y étais d'abord rendu seul pour m'y établir avant de faire venir ma femme et mon enfant. À Rotterdam (maintenant l'un des plus grands ports du monde, dans le temps, c’était une simple jetée), je suis monté à bord du bateau avec des émigrants de tous horizons, mais principalement des personnes issues du domaine agricole. Pour monter à bord, nous devions passer sur des tapis trempés d'un liquide contre les moustiques afin qu'aucune bactérie de la ferme ne nous suive à bord.

Je me suis rapidement fait ami avec de jeunes gens, dont plusieurs avaient également suivi une formation universitaire. Nous avons eu un beau voyage, particulièrement grâce à la nourriture qui était excellente à bord et parce que le vent soufflait avec furie sur l'Atlantique Nord. Cela fit en sorte qu'ils furent nombreux à ne pas se présenter à table à cause du mal de mer. Je n'avais pas ce problème, ayant navigué en mer sur des yachts à plusieurs reprises. Au milieu de l'Atlantique, le navire avait dû virer de l'avant, car une forte lame se déferlait sur le pont à environ 30 degrés. Nous avons même croisé le Queen Mary qui naviguait vent arrière bâbord vers tribord à environ 30 degrés… c'était un spectacle fort impressionnant !

Vers la fin de la traversée, tout le monde essayait de percevoir le premier bout de terre à l'horizon. Le temps s'était alors amélioré et nous étions tous accotés au garde-corps lorsque nous avons accosté au Quai 21. La visibilité sur l'intérieur des terres était plutôt faible et nous ne pouvions bien voir les collines derrière la ville. Le hall du Quai 21 était bondé d'arrivants et d'agents des services d'immigration qui vérifiaient les papiers, le tout dans la plus grande gentillesse. À l'époque, les gens n'étaient pas autorisés à monter à bord du navire si leurs papiers n'étaient pas en règle. Les choses ont bien changé si l'on se fie à tous ces gens qui arrivent au pays aujourd'hui. On nous a aussi donné une grande carte du CN montrant l'ensemble de son réseau (laquelle est toujours en ma possession). Nous avons donc, mes amis nouvellement acquis à bord et moi, été autorisés à poursuivre notre chemin et avons traversé les portes du hall en direction du train du CN immobilisé. C'était pour moi, bien sûr, un rêve d'enfance qui devenait réalité… mais j'étais loin d'être le seul impressionné par la taille du train, bien supérieure à celle des trains d'Europe. Nous avons ensuite rejoint la voiture et les sièges qui nous avaient été assignés et où se trouvaient des couchettes supérieures et inférieures. Puis, nous avons débarqué, car notre train n'allait finalement pas partir avant deux bonnes heures. Nous en avons donc profité pour nous balader dans Halifax. Les premières images à nous marquer furent celles de vieilles maisons en bois, de voitures partout et de vallons.

De retour à bord du train, la chaleur y était étouffante et nous espérions que l'on réduise le chauffage. Mais rien ne changea et vers 18 h, le train parti… il y eut une longue série de traverses sinueuses passant à travers les champs et de nombreux arrêts avant que l'on atteigne la voie principale et une bonne vitesse de croisière. Le chemin de fer montait depuis le port jusqu'aux hautes terres de la Nouvelle-Écosse et, au début, nous nous demandions ce que nous voyions à la surface des lacs… de la glace ? Et un peu plus tard, à la nuit tombante, la neige fit son apparition ! La température extérieure descendait donc rapidement et nous avons alors compris pourquoi on avait pris soin de si bien chauffer le train à vapeur avant son départ du Quai 21. La température était, effectivement, maintenant plus agréable et le préposé aux voitures plaça des couvertures sur la partie inférieure des fenêtres. Puis, il fit les lits des couchettes supérieures et inférieures, ce qui, pour beaucoup, fut une première. Pour moi, la première était la disposition des couchettes comme sur un navire au lieu qu'elles soient placées les unes en face des autres comme en Europe. Nous avons dormi très confortablement et, au matin, l'importance de la chaleur devint encore plus évidente : la température au Québec était de moins 30 degrés Celsius ! Nous nous interrogions tous au sujet du ciel d'un bleu profond, des bancs de neige et des granges non peintes. Vers la fin de l'après-midi, le train arriva à Montréal, mais le moteur du train fut remplacé par un moteur électrique un peu avant l'entrée en gare, car à l'époque, c'est le genre de moteur qu'on utilisait dans l'Est de Montréal. À Montréal, plusieurs durent prendre une direction différente, certains se dirigeant vers l'Ouest. Je devais, quant à moi, prendre un train en direction d'Ottawa au cours de la soirée. Cette partie du voyage allait s'avérer plutôt ennuyante. Mon train devait rouler sur les vieilles voies du CP, plutôt que sur la voie rapide de VIA Rail qui reliait les deux villes, et il était constitué de vieilles voitures à couloir central qui semblaient dater, et devaient probablement dater des années 1910. Dehors, le pays semblait triste et délaissé, composé de champs inondés et ténébreux. Ce fut la seule fois où j'allais remettre en question mon choix d'immigrer au Canada et repenser au confort de mon appartement en compagnie de ma femme et de mon enfant.

À Ottawa, j'avais rendez-vous avec la Commission géologique du Canada où l'on me dit que si je n'avais pas de doctorat, ça ne valait même pas la peine de faire une demande d'emploi. Mes impressions sur la ville : pour une capitale de pays, plus ou moins impressionnante. Outre les édifices du Parlement et ses environs immédiats, elle ressemblait plutôt à une ville minière délabrée et abandonnée. Je me suis pris une chambre au YMCA pour la nuit.

Puis, le jour suivant, je quittais Ottawa pour me rendre à Toronto. Cette fois-ci, le voyage fut plus agréable (le train comportait une piscine) et à mon arrivée à Toronto, un ancien camarade de l'école secondaire, vivant maintenant à Unionville, m'attendait. Le lendemain, j'allais passer une entrevue au siège social de l'Impériale au coin des rues King et Church, et on m'offrit le poste. Mes impressions sur Toronto : le centre-ville disposait, à cette époque, d'un courant électrique à 25 cycles; on pouvait voir les lumières vaciller et la ville était chauffée au charbon. Le soir venu, l'atmosphère avait quelque chose de dickensien, mais les gens de l'Impériale étaient sympathiques.

Plus tard, nous avons également vécu à Unionville, là où se trouvent aujourd'hui les voies du réseau ferroviaire GO. J'ai fait carrière dans le secteur de l'exploration et je suis maintenant retraité de chez BP. Dans l'intervalle, j'ai également été impliqué dans le secteur des chemins de fer; j'ai été copropriétaire et j'ai exploité avec d'autres des voitures-lits du Canadien Pacifique dans l'Ouest canadien. Je suis aussi devenu directeur de la première ligne côtière canadienne du Central Western Railway, longue d'une centaine de milles et servant au transport du grain. Nous sommes devenus citoyens canadiens en 1959, avons eu trois filles et sept petits-enfants, dont l'aînée est maintenant diplômée de l'Université de la Colombie-Britannique. Ma femme est une artiste bien connue à Calgary, et même ailleurs. Je suis membre de l'Ordre des ingénieurs de l'Alberta, de l'American Association of Railroad Superintendents et je soutiens le Parti libéral du Canada.