Anton et Paula Rouss

Familles

11 août 1953 – Sibajak

Mon nom est Anton Rouss. Je suis arrivé avec ma femme Paula (née Van Den Berg et que j'ai épousée le 15 juillet 1953) à bord du MS Sibajak le 11 août 1953 après avoir quitté Rotterdam le 3 août à 17 h. J'avais alors décidé, pour les neuf jours de la traversée, de rédiger le journal intime que voici :

Lundi 3 août – Après une longue attente, nous avons enfin levé l'ancre. Nous sommes passés devant Vlaardingen, notre ville natale, pendant l'appel des noms et cela m'a vraiment bouleversé, car je savais que certains proches seraient là pour nous saluer de la main. Nous avons au moins pu voir la famille de Paula à Hoek van Holland, ce qui nous fit presque rater le repas du soir. Pendant la nuit, nous avons dépassé l'Angleterre.

Mardi 4 août – Je me suis réveillé à 5 h 30. Le navire Groote Beer (Ursa Major) est passé près de nous en s'en retournant à Rotterdam. Je n'ai pas vu un seul rayon de soleil de la matinée et le brouillard s'est levé en après-midi. Je n'en reviens toujours pas d'avoir manqué ma famille sur le rivage de Vlaardingen hier. Ce matin, nous avons croisé quelques chalutiers et un pétrolier Shell. À 21 h, je suis allé border Paula (les hommes logent à l'avant du bateau, les femmes et les enfants à l'arrière… un genre de lune de miel). On nous fait passer le film Escale à Broadway, mais le théâtre étant trop petit pour accueillir tous les passagers, nous devrons attendre à demain pour en profiter. Nous n'avons toujours pas reçu nos billets de train pour Toronto, mais on devrait nous les donner à Halifax. Qu'est-ce que je fais durant la journée ? Je m'assois, je marche, je lis, je me tiens debout, je traîne, je trouve le temps long. Il est 21 h 30. C'est l'heure d'aller au lit.

Mercredi 5 août – Lever à 6 h. Ça a été brumeux toute la journée jusqu'à 19 h. À 21 h 30, nous avons perçu des lumières blanches et des lumières clignotantes rouges. Notre navire a alors changé de direction. Plus tard, nous avons pu nous rendre compte qu'il s'agissait du Waterman qui était sur le chemin du retour en direction de la Hollande. On pouvait entendre de nombreux cris et des éclats de voix. Ce fut le seul navire que nous avons vu aujourd'hui. Nous étions dans la salle de cinéma ce soir et tout d'un coup, je me suis mis à avoir mal à l'estomac. J'ai peiné à me rendre à la balustrade. De manière générale, le navire n'est pas si mal. Il y a environ 300 Américains à bord. Le Sibajak naviguera jusqu'à New York après être passé à Halifax, il n'y a donc pas que des immigrants à bord. Je pense encore à ce qui est arrivé pendant l'appel des noms. Il est 22 h, mais nous devons reculer l’heure et il est donc 21 h. L'heure d'aller se coucher.

Jeudi 6 août - Il n'y a pas beaucoup de nouvelles aujourd'hui. Ce matin, pendant que nous parlions, Paula a soudainement senti l'envie de quitter la pièce. Nous étions à peine rendus sur le pont quand elle s'est mise à vomir. Beaucoup de pluie et un vent fort ont été la récolte de la journée. Nous avons vu des dauphins aujourd'hui. Un cargo est passé côté bâbord. Pour le reste de la journée, nous sommes demeurés au centre du navire et à l'extérieur la majeure partie du temps. Paula n'a pas envie de souper ce soir. J'ai raté le premier dîner assis, car je me suis endormi pendant l'après-midi. Nous nous sommes assis sur le pont pendant un bon moment ce soir et sommes allés au lit à 22 h.

Vendredi 7 août – Réveil à 7 h. La moitié des passagers ont le mal de mer. Il y a un vent qui souffle très violemment. Paula a vomi à nouveau cet après-midi. Elle ne s'est pas présentée au dîner et est plutôt demeurée au lit. J'ai remarqué que les Américains, bien qu'ils nous ressemblent beaucoup, quand ils parlent, ils le font d'une manière différente de celle que nous sommes habitués d'entendre à la BBC. Cet après-midi, j'ai encore dormi un bon moment et je suis encore arrivé en retard pour le souper. Nous avons encore reculé l'heure et je suis allé au lit à 21 h. Paula n'est pas sortie du lit de la journée.

Samedi 8 août – Réveil à 6 h 30. Heureusement, il ne reste plus que trois jours. Je suis allé chercher Paula pour la sortir du lit ce matin, mais elle n'en a pas envie. Si elle était restée au lit, elle aurait été malade comme un chien sans jamais avoir pris d'air frais. Toutes les épouses sont dans leur lit pour la plus grande partie du voyage et leurs maris ne font rien à ce sujet. Ils devraient les encourager à sortir et à aller sur le pont. J'ai demandé à une femme dans un lit à côté de Paula où se trouvait son mari. « Il a peur de descendre, dit-elle. Il a peur d'avoir le mal de mer lui aussi. » Mais dans la salle à manger, il s'empiffrait comme un cochon. Ces hommes-là sont des lâches ! Paula n'est pas fâchée que je sois venu la sortir du lit. Elle s'est sentie beaucoup mieux toute la journée. La tempête a considérablement diminué et le navire roule à pleine vitesse, mais mis à part cela, il n'y a pas beaucoup de nouveautés. Paula s'est acheté une cuillère à café et moi, un étui à cigarettes. Les deux avec l'inscription « Sibajak ». À 22 h nous sommes couchés.

Dimanche 9 août – Réveil à 7 h. Il ne s'est pas passé grand-chose aujourd'hui. À 10 h, le programme de la journée sort. À midi, une autre ligne est tracée sur la carte de l'itinéraire du navire. À 7 h 45, le déjeuner. À 12 h, le dîner, à 18 h, le souper. De temps en temps, nous faisons une promenade sur le pont. Ce soir, il y a un dîner d'adieu et un bal.

Lundi 10 août – Réveil à 7 h. Enfin, après une longue période sans en apercevoir, nous avons vu quelques bateaux de pêche. Nous devons être près des Grands Bancs, je suppose. Un signe que la terre ne doit plus être très loin. À 11 h, nous avons passé Cap Race. Sinon, rien de nouveau. Les gens sont un peu agités. Demain à 17 h, le navire devrait arriver à Halifax. Nous sommes allés au lit tard, à 22 h 45. Bonne nuit.

Mardi 11 août – Réveil à 7 h 15. Aujourd'hui, l'agitation a encore augmenté. Halifax se rapproche. Nous avons tout emballé ce matin et avons verrouillé nos sacs. Ça n'a pas été une mauvaise idée, car il y a beaucoup de vols à bord… peut-être les Néerlandais, mais les membres de l'équipage, qui sont pour la plupart des Japonais, n'ont pas peur de voler. À 17 h, le pilote est monté à bord. Dans ma tête, j'avais imaginé un homme du loodsdienst (service de pilotage maritime) vêtu d'un uniforme noir et d'une casquette noire, tout comme en Hollande, mais ce n'était pas le cas. Il s'agissait d'un homme dans un costume ordinaire avec un chapeau stetson sur la tête. À 18 h, nous avons commencé à souper pendant que le navire accostait. Après le repas, nous avons obtenu les billets pour le train et avons réglé d'autres formalités. Paula gardait toujours un œil sur nos valises. Nous avons eu la chance d'être parmi les premiers à débarquer du navire. Nous avons reçu une boîte remplie de sandwichs de la part de Rotterdam Lloyd. Aux douanes, Paula fut presque reçue à bras ouverts. Ces hommes-là étaient heureux de voir une belle femme néerlandaise. Nous avons vu la femme de V.D. Hoeven et leurs enfants, et leur avons donné le cadeau. Il y avait aussi Schilder et sa femme qui étaient là avec une horloge. Il y quelque chose d'anormal : la compagnie de chemin de fer affiche une heure de retard par rapport à l'heure à l'extérieur de la gare… le train doit partir à 23 h, mais notre montre indique minuit. Le train est beaucoup mieux que ce à quoi nous nous attendions. Avec de si beaux sièges en tissu bleu, le voyage de 35 heures ne devrait pas être trop terrible. Il est maintenant 23 h 15 (sur notre montre) et, donc, dans trois quarts d'heure, le train devrait partir. Nous nous sommes installés de la manière la plus confortable jusqu'à demain.