Maria (Nobile) Harvey

La traversée transatlantique de Rosa (Mulé) Nobile et de ses filles Maria et Carmela

Lorsque ma sœur Carmela et moi avons appris que nous étions acceptées pour immigrer au Canada, nous sommes montées sur le lit et avons littéralement sauté de joie. Dans mon esprit de 10 ans et dans le sien de 8 ans, le Canada était le pays des richesses infinies.

Nous avons quitté le port de Messine le 11 août 1961.

Notre père, qui avait travaillé en Australie, s’était établi à Montréal, puis nous avait parrainées. Nos grands-parents maternels avaient émigré l'année précédente. S’y trouvaient également une quantité incroyable de tantes, d’oncles, de cousins, de proches et de paesani.

Notre chez-nous n’avait été à ce jour qu’une minuscule ville de 700 habitants appelée Bombile, située sur une colline en Ardore, dans la province de Reggio de Calabre. Bombile est à sept kilomètres dans les terres à l'est d’Ardore Marina qui se trouve sur la côte ionienne faisant face à la Grèce (sous le gros orteil de l'Italie).

Nous devions à l’origine faire le voyage à bord du navire Queen Frederica à une date antérieure, mais comme mon père n’était arrivé au Canada qu’en avril, la paperasse n'était pas prête. L'agent de voyages Bianco nous a donc informés que nous allions faire la traversée à bord du Leonardo da Vinci.

Ma mère prépara trois ou quatre grosses malles, dont l'une avait dû être faite sur mesure pour y mettre une machine à coudre à pédale Singer. Les autres malles étaient remplies de vêtements, d'articles ménagers et de linge de maison. Une grande partie du linge de maison était composée de ma dot et de celle de ma sœur. Comme le voulait la coutume, presque immédiatement après notre naissance – étant des filles – notre mère entamait une dot. On y retrouvait principalement des serviettes faites de lin et de genêt. Une fois au Canada, elles ne pouvaient rivaliser avec la douceur et le caractère absorbant du coton et du tissu éponge; aujourd'hui, elles sont donc inutilisées et rangées dans nos placards, mais constituent un lien étroit avec nos racines. De temps en temps, je les regarde et m'émerveille en pensant au temps, à l'énergie, à la patience et au dur labeur qu'il a fallu pour les produire, de la culture de la plante jusqu’à en faire des toiles.

Lorsque nous avons quitté notre petite ville, les habitants étaient alignés le long de la route pour nous souhaiter un bon voyage. Bien que nous fûmes bien impatients de partir, j’avais les larmes aux yeux et une boule dans la gorge tout le long des quelques kilomètres nous séparant de la gare dans l’arrière d'un camion. Mon oncle Domenico nous a accompagnés à Messine où nous embarquions à bord du Queen Frederica. Je me souviens très bien de ce moment, me tenant à la rambarde du navire, regardant mon oncle agiter un mouchoir blanc, et le fixant du regard pour m’assurer de garder le plus longtemps possible un lien avec ceux qui restaient derrière. J'étais tellement concentrée sur lui que je n'ai jamais remarqué le bateau s'éloigner du quai. Quand j'ai finalement réalisé que nous étions en mouvement, mon oncle avait disparu dans une foule agitant des mouchoirs blancs sur le quai.

Sur le bateau, nous avons fait la connaissance d'une grande famille. Le père s’appelait Girolamo Salvatore. Il avait six enfants. Le plus âgé avait environ 16 ou 18 ans, et le plus jeune, environ cinq ans.

Dans les eaux du détroit de Gibraltar, des marchands ambulants en bateau montaient à bord pour vendre toutes sortes d'objets. Ma mère a acheté quelques tapis.

J'ai de bons et de mauvais souvenirs de ce voyage. Un de ces mauvais souvenirs est que nous ayons tous été gravement atteints du mal de mer lors de la traversée du détroit de Gibraltar. Le navire était balancé violemment et ma mère m’a par la suite raconté que, pendant quelques nuits, elle nous a fait dormir ma sœur et moi sur le lit du bas avec elle. Elle avait peur que nous soyons projetées en bas de la couchette supérieure. Un autre souvenir peu agréable que je garde est que chaque fois que nous essayions de nous asseoir sur des chaises longues, un agent arrivait pour nous dire de partir, car ces chaises étaient réservées aux « touristes ». Je n'avais aucune idée de ce qu'étaient des « touristes », mais je me disais qu'ils devaient être plus importants que nous. Un autre souvenir que j'ai est celui des nombreuses odeurs dans l'escalier émanant des cuisines. Même aujourd'hui, 43 ans plus tard, les odeurs de cuisine des appartements me ramènent parfois dans l’escalier de ce navire.

Nous avions la chance de pouvoir nous offrir une cabine intérieure comportant des lits superposés, des toilettes et une douche. Ma mère dormait sur la couchette inférieure, ma sœur et moi, sur la couchette supérieure. Dans notre ancien pays, nous n'avions pas d’installations de plomberie à l’intérieur – ou de plomberie tout court. Cette cabine était du grand luxe pour nous, même si on y était très à l'étroit… mais pas autant que la famille que nous avons rencontrée. Un jour, ils nous ont emmenés à l’étage inférieur pour nous montrer leurs quartiers. C'est à ce moment que j'ai fini par comprendre ce qu’était un « entrepont ». Des couchettes superposées de quatre ou cinq étages de haut, le long des murs d'une grande salle. Pour plus d'intimité, chaque couchette disposait d'un rideau. Le sol était jonché de toutes sortes de bagages. La salle exhalait une odeur nauséabonde de nourriture, d'urine, de couches sales, d’odeurs corporelles, de vomi…

Nous étions ébahis par la variété et la quantité d'aliments que l’on nous servait chaque jour, tant de fois par jour. Je me souviens particulièrement des desserts. Les jours où nous avions le mal de mer étaient particulièrement tristes, car nous ne pouvions pas profiter des gourmandises servies. Ma mère me dit par la suite que la seule chose que nous mangions dans ces moments difficiles était des œufs durs.

Un soir, nous avons jeté un œil à la salle de bal (je ne pense pas que nous y étions autorisés) pour regarder les danseurs. Je me souviens avoir vu des femmes dans des robes de soirée magnifiques et des officiers du navire portant des uniformes incroyablement blancs avec des galons dorés. Ils dansaient en tournoyant dans une salle de bal très bien ornée.

Nous sommes arrivés à Halifax le 21 août 1961. Je me souviens très bien de cette belle petite île sur le côté droit du bateau. D’un vert émeraude et de petite taille, elle flottait juste là, dans l'eau. Je suis restée marquée par cette belle image.

Je ne me souviens pas de débarquement. Le seul souvenir que j'ai est d’avoir fait la queue dans une très grande salle et d’une certaine agitation pas très loin de nous; une femme ayant apporté des salamis dans sa valise était la cause de ce tumulte, car le douanier venait de les lui confisquer. Après avoir passé la douane, nous avons pris un train pour Montréal. L'été de 1961 a dû être très sec. Le paysage vu du train contrastait grandement avec celui de cette jolie île verte aperçue dans le port d’Halifax. Je me souviens de ces champs secs, bruns, désordonnés – un peu comme ceux que j'avais quittés dans le sud de l'Italie – et de ces granges et cabanes délabrées. En Italie, nous avons grandi avec une chanson très populaire :

"Ci stava una casetta piccolina in Canada,
con vasche e pesciolini e tanti fiori di lillá.
E tutta quella gente che passavano di la,
dicevano 'che bella la casetta in Canada' ".

Ce qui se traduirait à peu près par : « il y avait cette petite maison au Canada, avec des piscines et des petits poissons, et tout plein de lilas. Tout le monde qui passait par-là se disait "la petite maison du Canada est d’une telle beauté!" ».

Je suppose que c'était ce que je m'attendais à voir depuis le train. J'ai été très déçue.

Dans le train, j'ai découvert les chips, un mets que je n'avais jamais goûté auparavant. Ma mère me raconta par la suite que, comme elle ne connaissait ni la langue, ni les devises du pays, elle avait tout payé à l’aide de billets; elle est arrivée à Montréal les poches lourdes, pleines de monnaie.

Nous sommes arrivés à Montréal tard dans la soirée du 23 août. Mon père et mon oncle Joe nous attendaient à la gare Windsor.

Les années qui ont suivi notre arrivée ont été de très bonnes années. Nous avons prospéré, nous nous sommes mariées, et nous élevons présentement la prochaine génération de fiers citoyens canadiens.

Ceci n’est qu’une partie du livre que je suis en train d’écrire pour mes enfants. Je veux qu'ils aient un bon compte rendu écrit de la part italienne de leur patrimoine.