Familles 1956
Le voyage a commencé par une visite à la boutique de bagages afin d’y acheter deux sacs qui pourraient contenir nos biens les plus précieux. La révolution qui avait débuté dans un espoir si grand venait d’être renversée. Budapest était détruite et blessée. Le soutien et le confort de son frère qui vivait en Espagne depuis la fin de la guerre civile espagnole, avait aboli toutes les craintes et les peurs de ma mère et elle avait décidé que nous devions quitter. J'avais 15 ans.
Sa décision n'était pas prise à la légère. La grande migration avait commencé peu après que les chars russes avaient anéanti tout espoir, le 4 novembre 1956. C’était maintenant la mi-décembre. Nous avions passé toutes les soirées du dernier mois l’oreille collée sur la radio, à écouter les messages diffusés par la Radio Free Europe d'amis et de parents qui s’étaient rendus en toute sécurité en Autriche.
La meilleure amie de ma mère, Mariska, une vraie femme de décision, son mari et sa fille quittaient eux aussi et cela a donné à ma mère le courage de s’embarquer dans cette aventure vers l'inconnu. Il a été décidé que nous cinq devraient louer une chambre d'hôtel la veille du départ, près de la gare, pour ne pas attirer l’attention du voisinage et pouvoir quitter en tout début de matinée avec nos sacs à bandoulière.
Ces petits sacs étaient remplis à pleine capacité de nos biens les plus prisés. La lourde machine de réparation de bas de ma mère devait être la première chose à emballer. Elle se disait qu’après tout, il lui faudrait bien gagner sa vie d'une façon ou d’une autre. Ma poupée, que mon défunt père m'avait donnée pour mon premier anniversaire et qui avait été ma compagne et confidente durant la guerre et toute mon enfance, était également un incontournable. Ensuite sont venus les bijoux de famille, en partie provenant de l’héritage familial et en partie des biens réunis par mon père au cas où nous devrions vendre quelque chose pour obtenir des biens essentiels. Les albums de photos ont aussi été déclarés des essentiels et je ne pouvais me départir de mes nouvelles sandales bourgogne et de mon costume bleu marine, fruits de mon premier emploi comme stagiaire d'été au Collège d’horticulture. Bien entendu, la nouvelle blouse de soie bleue pâle si amoureusement fabriquée à partir de retailles par les doigts agiles de ma grand-tante bien-aimée Nene ne pouvait être laissée derrière, elle non plus. Deux toiles miniatures, qui pouvaient être vendues si le besoin s'en faisait sentir, ont pu être insérées parfaitement. Comme nous avions encore un peu d'espace, ma mère a ouvert l'armoire de lingerie pour y prendre de petites broderies et des dentelles qui pourraient également être vendues. Ma mère ne pouvait pas supporter l’idée de se séparer de la belle literie brodée rose qu'elle avait commandée lorsqu'elle me donna naissance. Nous avons donc emballé cela aussi. Nous avons ont marché à travers notre appartement afin de tester le poids des sacs et nous avons évalué que nous étions capables de les transporter pendant des heures.
Le cousin de ma mère nous avait donné une importante somme d'argent afin de payer les « guides » qui faisaient traverser les gens à la frontière. Nous avons rempli de nourriture nos filets à provisions et nous étions prêts. Nous avons rejoint nos amis à cet hôtel miteux en début de soirée. L'humeur est passée de tristesse aux rires nerveux, en passant par toute la gamme d’émotions possible. Tôt le matin, notre petit groupe marchait dans la grande avenue de la gare. C'était le 19 décembre 1956.
Le voyage s’est déroulé sans histoire jusqu’à Gyor, mais les nouveaux règlements stipulaient que nous devions détenir un droit de passage, ce que nous n'avions évidemment pas, pour entrer dans la zone frontalière. Par conséquent, après avoir passé Gyor, notre groupe, qui s’était maintenant gonflé à environ 15 personnes dont certains étaient de parfaits étrangers, devait se déplacer dans la voiture à bagages pour rester hors de vue. J'ai été chanceuse car j’avais un traîneau pour m’y assoir, mais l'arbre de Noël derrière moi était piquant. À chaque station, lorsque la police frontalière venait faire son inspection, tous les 15 d’entre nous devaient s’entasser dans le seul compartiment de toilettes de la voiture pour nous cacher. La plus grande personne s'assoyait sur la toilette et le reste d'entre nous s’empilait par-dessus elle. Nous avons dû faire cela quatre à cinq fois avant d’atteindre notre destination, un petit village frontalier, au crépuscule. Nous avons marché jusqu’à une maison de ferme éloignée où nous nous sommes entassés dans la pièce avant. Et voilà, un autre petit groupe était prêt à passer de l’autre côté de la frontière.
Soudain, la porte s’est ouverte et un très jeune garde-frontières en uniforme a fait irruption dans la pièce. « Vous êtes tous en état d'arrestation ! » cria-t-il. « Nous vous retournons à Budapest immédiatement. On tirera sur toute personne tentant de s'échapper. » Le silence est tombé. Il est sorti de la maison puis, nous avons entendu des rafales de coups de feu dans la cour. Quand il est revenu, les gens ont commencé à supplier le garde et à lui offrir montres, argent et bijoux pour nous laisser partir. Il avait un visage de pierre, mais il a accepté les articles. Il nous a regroupés et nous avons commencé à marcher vers ce que nous pensions être la prison certaine. Aucun signe de nos « guides ». La direction que nous prenions nous semblait toutefois être la mauvaise, mais c’était peut-être l'obscurité profonde de la nuit qui causait cette impression.
Ma mère, de peur et d'épuisement, était prête à se débarrasser de son sac alors qu’elle trébuchait en faisant son chemin dans une colonne humaine apeurée. J’ai attrapé son sac et marché en silence, comme un robot. Je ne savais pas quoi penser. Il me semblait des heures plus tard, mais je soupçonne que c'était moins d'une demi-heure, le garde nous a dit de nous arrêter. Il a pointé dans l'obscurité et a dit : « Voilà la frontière. Je vais vous tourner le dos. » Ce n'est que quelques mètres plus tard, quand ma mère a trébuché sur un fil de fer, que j'ai commencé à le croire. Tous ensemble, nous devions maintenant être environ 30, avons marché en silence pendant environ une heure à travers les champs labourés et boueux qui aspiraient littéralement nos chaussures de nos pieds et nous tordaient les chevilles. Il y avait même une femme aveugle avec son chien-guide dans le groupe. Les belles chaussures de marche « robustes » qu’un voisin m'avait données pour le voyage étaient ruinées. Les semelles se séparaient de l'empeigne en plusieurs endroits.
Je traînais vaillamment les sacs tout en surveillant ma mère trébuchant tout au long de notre marche. Après environ une heure de cette excursion à travers les champs, une apparition s’est mise à flotter dans le ciel. Une petite ville éclairée par une lumière bleutée – en Hongrie, les lampadaires donnaient une lueur jaune – a commencé à se dessiner dans l’horizon. Le soulagement était palpable, les gens ont recommencé à parler. Notre ami a fait remarquer que nous devions maintenant être proches de Budapest. Il reconnaissait le clocher de l'église de Soroksar, sa ville natale, près de la capitale. Les sacs paraissaient maintenant un peu plus légers et les ornières moins profondes. Comme nous progressions, il devenait de plus en plus évident que l'apparition était en fait un village autrichien, perché sur un plateau. C'était la plus jolie des visions ! Comme nous marchions dans la ville au beau milieu de la nuit, quelques fenêtres se sont ouvertes et les gens nous priaient d’être moins bruyants. Les bons villageois de Deutchkreuz avaient eu bien peu de sommeil durant le dernier mois.
Dans le centre de la ville, nous avons été conduits à la caserne de pompiers qui était vide à l’exception d’une épaisse couche de paille propre sur laquelle reposait un grand nombre de personnes de toutes formes et dans toutes les positions. Environ 300 personnes s’y trouvaient déjà. Dans le foyer, une énorme marmite de thé sucré avec des citrons bouillait et plusieurs femmes s’affairaient à tartiner de la confiture sur des tranches de pain aussi vite que leurs bras le permettaient. Quelqu'un m’a priée d’en prendre une, mais tout ce que j’étais capable d’avaler était du thé chaud.
L’idée de dormir dans un endroit inconnu sur un amas de paille a vite été rejetée. Nos amis ont rapidement pris des arrangements pour prendre un taxi jusqu’à Vienne, où d’autres amis nous y attendaient. Les quelque 11 dollars américains ne suffisaient pas à assurer le transport pour nous tous et nous n’avions pas d’autre argent. Il a été suggéré que nous restions sur place et que nos amis obtiendraient de l'argent une fois rendus à Vienne et qu’ils enverraient quelqu’un nous chercher. Ma mère s’est alors fâchée. Elle n’était pas très indépendante et la pensée d'être laissée seule avec moi était bien plus qu'elle ne pouvait gérer. Une discussion s'ensuivit et cela était plus que je ne pouvais gérer moi-même. Ma tenue jusque-là exemplaire s’est émiettée et je me suis assise sur la clôture de fer forgé de l'Église et au milieu de la nuit, je me suis mise à pleurer comme une enfant de trois ans. Deux jeunes hommes sont venus demander quel était le problème et je leur ai expliqué la situation. Ils ont fouillé dans leur poche et ont remis à ma mère les deux dollars nécessaires pour couvrir notre part du coût du taxi. Elle a bien essayé de les rembourser avec quelques babioles qui se trouvaient dans nos sacs, mais ils l’ont simplement saluée et sont disparus dans la nuit.
Une fois à Vienne, il est devenu douloureusement évident que mes chaussures étaient dans un état pitoyable. La neige et la gadoue maintenaient mes pieds continuellement froids et humides. Plusieurs organismes de secours étaient en place pour aider les réfugiés. L’organisme Unitarian Service Committee donnait à chacun un sac vert arborant leur dénomination et contenant des produits d'hygiène essentiels. Une autre organisation donnait d'énormes blocs de fromage à pâte fondue américain et du lait en poudre. Nous avons déposé du fromage et du lait sur le radiateur de notre chambre d'hôtel, constituant ainsi notre souper pendant un mois. Des dépôts de vêtements usagés étaient en place partout dans la ville. Les réfugiés se donnaient des conseils les uns aux autres sur les endroits où aller pour obtenir des choses. Après plusieurs tentatives infructueuses, je suis tombée sur une bonne paire de chaussures vert émeraude qui me faisait bien.
Nous avons parcouru les rues pendant des heures, admirant les vitrines bien garnies. À l’occasion, on se payait une orange ou une tablette de chocolat. Ma mère a pris contact avec son frère en Espagne, mais il nous a découragées d'essayer de nous y rendre. Les femmes ne pouvaient gagner leur vie, et il n’était suffisamment à l’aise pour envisager de nous prendre sous sa responsabilité. Il nous a suggéré d’essayer de nous rendre au Canada ou aux États-Unis. Il nous a envoyé un peu d'argent pour payer les menues dépenses. Le problème suivant était d'obtenir un visa pour l'une ou l’autre de ces destinations.
Les quotas d’immigration des États-Unis étaient atteints. Seules les personnes parrainées étaient considérées. Nous n’avions pas de parrain. La même situation nous menaçait à l'ambassade du Canada, où une petite foule de réfugiés fourmillait sur la place, en face de l'édifice. Jusqu'au début de décembre, l'ambassade avait remis des droits de passage anonymes sur des feuillets pour permettre l’entrée au Canada à toute personne qui en faisait la demande. Par contre, si des personnes réussissaient à entrer aux États-Unis, ou décidaient d'attendre d’autres membres de leur famille, ils n'avaient pas besoin de ces feuillets et les donnaient à d'autres qui en avaient besoin. Nous avons erré sur la place pendant environ une demi-heure jusqu'à ce que nous trouvions un homme qui avait un feuillet supplémentaire. Après un examen médical sommaire, on nous a dit de nous présenter à la gare dans quelques jours afin d’être transportés vers le camp de réfugiés canadiens de Wiener Neustadt, où nous serions regroupés, répertoriés et affectés à un transport vers le Canada.
Le camp canadien de Wiener Neustadt était, selon la rumeur, un ancien camp de concentration Nazi. Certains jeunes emmenaient même les nouveaux arrivants jusqu’à des ruines qu'ils prétendaient être celles du crématorium. Je n’ai jamais fait de recherche pour savoir si cette rumeur était vraie. Ce n'était certainement pas un lieu agréable. Le bâtiment, semblable à une baraque, était doté d’une salle de bains non-chauffée avec des rangées de 20 lavabos et 20 toilettes. Il y faisait tellement froid que la plupart des lavabos contenaient de l'eau gelée. Nous étions dans la salle du milieu d'une série de trois salles, chacune contenant des lits en métal recouverts de paille qui pouvaient accueillir de 10 à 12 personnes. Des enfants, des adultes, des gens mariés, des célibataires, des familles entières… tous s’y entremêlaient. Il y avait un gros poêle dans un coin tentant vaillamment de diffuser une certaine chaleur. Ceux qui étaient proches grillaient tandis que ceux qui se trouvaient dans la ligne suivante gelaient. Les fenêtres étaient dans un si mauvais état que nous essayions de les calfeutrer avec de la paillasse pour se protéger du froid. Heureusement, nous n’y sommes restés que trois jours. La nourriture était abondante, rudimentaire et chaude. La cafétéria agissait aussi comme salle de classe pour des leçons d'anglais qui étaient données entre les repas.
Le 25 janvier à l'aube, nous nous sommes réunis pour monter à bord d’un autobus qui nous emmènerait jusqu’au train, en route vers Brême, où on devait s’embarquer à destination du Canada. Le voyage a duré toute la journée et la nuit suivante. Alors que nous nous approchions de Brême, ma mère pouvait difficilement se contenir elle-même. Son frère, qu’elle n'avait pas vu depuis 20 ans, avait promis d'essayer de nous rencontrer au navire. J'étais impatiente de voir cet oncle « plus grand que nature » pour la première fois. Le train entrait dans cette gare sous une fine pluie, personne n’était en vue sur le quai. Puis soudain, une silhouette solitaire est apparue et ma mère poussa un cri… J’ai alors su que cela devait être Robert.
Il nous a accompagnées sur le navire, m'a acheté un coca, mon tout premier, au bar et nous a donné quelques chauds foulards et une grande boîte de dates et de figues pour grignoter durant le voyage. Dans l’espace de quelques heures, cette rencontre se terminait et nous naviguions en direction du Canada. Dès que nous avons passé les merveilleuses falaises blanches de Douvres, la mer s’est déchaînée et nous avons passé le plus clair de notre temps à souffrir du mal de mer. Chaque fois que c’était possible, nous nous rendions à la soirée de danse et cela était très divertissant. À bord, en plus de réfugiés hongrois, il y avait beaucoup de jeunes immigrants allemands et yougoslaves : un grand choix de partenaires de danse, même pour une jeune femme âgée de quinze ans.
Le matin du 4 février était gris et bruineux alors que nous nous entassions sur les ponts pour apercevoir le Canada. Nous avons été conduits jusqu’à une grande salle d’accueil et de là, vers le train qui nous emmènerait à Winnipeg. La plupart des souvenirs de ce voyage se sont estompés dans ma mémoire, car nous étions entassés comme un véritable troupeau humain.
Le train était fabuleux. Nous n'avions jamais rien vu de semblable : des sièges luxueux en peluche, de sympathiques porteurs noirs en uniformes impeccables et des boîtes de corn flakes Kellogg placées dans tous les coins et recoins. Nous n’avions jamais vu de flocons de maïs auparavant et n'avions jamais mangé de céréales au petit déjeuner. Nous pensions que cette petite gâterie était un équivalent canadien aux croustilles et nous en avons grignotées pendant tout le voyage. Alors que nous quittions Halifax, nous pouvions occasionnellement voir une maison ici et là, mais la faible densité de la population était étrange à nos yeux, nous qui étions surtout des gens de la ville. Plus étranges encore étaient les couleurs pastel éclatantes des maisons.
Une fois rendus à Montréal, quelques-uns de nos compatriotes parrainés et quelques aventuriers ont décidé d’y rester, malgré qu’on leur ait dit qu'ils n'obtiendraient pas l’aide prévue du département de l'Immigration. De Montréal à Winnipeg, durant la traversée du Bouclier canadien, nous n’avons vu que quelques zones peuplées. Le soleil brillait et les lacs et les forêts se sont succédés pendant des jours.
Le 8 février, nous sommes arrivés à Winnipeg. Sur la plate-forme, un comité d’accueil formé de femmes dans la cinquantaine portant robes de soie, chapeaux de paille et manteaux de fourrure attendait pour s'occuper de nous et nous aider à devenir canadiens.
L’aventure a été longue et ardue, mais elle en valait la peine. J'ai obtenu mon diplôme en sciences de l'Université du Manitoba en 1963. John et moi nous sommes mariés en 1964. John est également un réfugié hongrois qui a fait la traversée à bord du Venezuela. Il a débuté sa vie au Canada à Vancouver. Nous avons vécu à Toronto, Winnipeg, Edmonton, Calgary et sommes désormais semi-retraités dans l’un des joyaux du Canada : Canmore, en Alberta. Nous avons eu un fils et avons maintenant deux merveilleux petits-fils.
Merci Canada!
Eva Kende née Varadi
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Eva Kende a poursuivi son cheminement en obtenant son baccalauréat en sciences et a travaillé comme assistante de recherche en biochimie pendant plusieurs années. Elle a épousé un autre réfugié, John Kende et a vécu à Toronto, Winnipeg, Edmonton et Calgary. Leur fils, Leslie, et son épouse, ainsi que leurs deux « brillants » petits-fils, vivent à Calgary. Les Kende sont maintenant à la retraite à Canmore, en Alberta. Ils voyagent de par le monde et visitent la Hongrie à chaque année. Eva a publié en 1984 un livre de recettes « best-seller », Eva’s Hungarian Kitchen, qui se dirige maintenant vers sa sixième édition, à la demande populaire. Pour célébrer le 50e anniversaire de la révolution, elle a écrit et publié Snapshots: Growing up Behind the Iron Curtain, en novembre 2005.
Visitez la page Web d’Eva : www.telusplanet.net/public/ekende