Familles d’avant 1956
Nous avons quitté la Hongrie en 1945 et nous sommes retrouvés en Allemagne via l'Autriche. Mon père et mon grand-père étaient tous deux médecins. Mon père était chirurgien pour la Croix-Rouge hongroise. En Allemagne, à la fin de la guerre, il devint officiellement prisonnier de guerre, quoique les Américains considéraient ses compétences et capacités très utiles. Il parlait un anglais plutôt correct, l’ayant appris à l'Université de Budapest. Il a été employé dans des postes administratifs dans divers hôpitaux tout en prenant soin de ses patients, qui étaient principalement des soldats hongrois blessés. Étant prisonnier de guerre, il était très peu payé et nous vivions grâce aux paniers de subsistance sur les paquets de soins. C’était une période extrêmement dure. Mon grand-père, qui avait alors presque soixante-dix ans, ne parlait pas l’anglais et n'a jamais pu revenir à la pratique. En Hongrie, il avait été membre du Parlement fédéral pour un quart de siècle, ainsi que médecin spécialiste dans plusieurs disciplines. Il a aussi entré la première machine à rayons X en Hongrie, pour utilisation dans le cadre de sa pratique.
Réflexions au sujet du navire General Blatchford et de la traversée de l'Atlantique Nord :
C'est au cours de la dernière semaine d'octobre 1950 que j'ai vu le General Blatchford pour la première fois. Il était amarré au quai de Bremerhaven, en Allemagne. Avec mes jeunes yeux d’enfant de neuf ans, je voyais le General comme une immense cité surmontée d’un volcan rejetant doucement son épaisse fumée vers le ciel. Une passerelle serpentait sur son flanc et une longue et lente lignée de fourmis humaines transportant toutes sortes de bagages faisait son chemin à bord. Notre petit groupe de cinq – mon grand-père, ma mère et mon père, ma sœur et moi – était au beau milieu de cette chaîne constante et ascendante d’âmes déplacées. Ça se passait en début d’après-midi par une journée d'automne plutôt ensoleillée et les ombres étaient bien définies. Je me souviens de certains détails de ma première impression de ce grand navire gris : le rythme cadencé comme un métronome de l'antenne radar rotative, l'odeur de la peinture fraîche qui recouvrait toutes les surfaces, leur texture toute bosselée comme la peau d'un éléphant par les nombreuses couches antérieures, la grande lampe en forme de cercle et munie de volets sur sa lentille (j'ai appris plus tard que c'était pour l'envoi de messages en code Morse), les rangées d’embarcations de sauvetage et les nombreuses manches à air.
Plus tard dans la journée, alors que le soleil s'approchait des toits de Brême et que tout le monde se massait contre les garde-fous, l'équipage a commencé à tirer la passerelle à bord. Sur le quai, un responsable a délié les cordages des cabestans, puis les a lancés à bord. À ce moment, le cordon ombilical qui nous avait jusqu’alors rattachés à l'Europe, à nos foyers et à nos vies, était sectionné. Il y avait étonnamment peu de gens présents pour saluer les quelque 3 000 personnes qui se trouvaient à bord. Je suis certain que nous avions tous des êtres chers pour qui nos cœurs souffraient et que nous laissions derrière, mais chacun de ceux-ci constitue une histoire en soi. Mon grand-père observait toute cette activité de ses yeux embrouillés, sachant qu'il fût peu probable qu’il ne revoie jamais son domicile, mais néanmoins excité par ce qui nous attendait. Ma sœur et moi, avec toute l'exubérance des jeunes, voyions surtout l'aventure que tout cela représentait. On nous avait donné un bâton de gomme à mâcher pour le voyage. Nous avons réalisé que le fait de le couper en deux en faisait un trop petit morceau pour tirer tout le plaisir. Nous avons plutôt opté pour mâcher le bâton complet en se le passant à chaque jour. Elle mâchait en plein bonheur tandis que je regardais un tourbillon d'eau noire et huileuse apparaître entre la coque du bateau et le quai. Au coucher du soleil, nous étions déjà dans l'estuaire faisant un virage vers le sud sur la Manche. C'était une belle soirée et d'innombrables goélands plongeaient à la surface d’une eau en miroir qui reflétait un coucher de soleil parfait.
On nous a appelés à la cafétéria pour y manger saucisses, choux et pommes de terre bouillies. Chaque banc était plein de gens affamés, mais la nourriture était abondante et bonne et nous avons tous mangé avec appétit. Puisque je n’avais que neuf ans, j'ai été affecté au quartier des femmes avec ma mère et ma sœur. Celui-ci occupait à peu près la moitié de la cale du navire : une grande salle caverneuse où se trouvaient environ quinze cents occupants. Les lits étaient doubles et superposés, chaque unité accueillant quatre personnes. Ma sœur et moi occupaient le lit inférieur de l'unité et notre mère partageait celui du haut avec une dame polonaise qui lui était inconnue. Nous ne connaissions personne à bord. Alors que j'essayais de dormir, je me suis rendu compte qu’il y avait un grondement qui revenait à intervalles. Le mouvement du navire est devenu de plus en plus perceptible et le grondement plus fréquent; il secouait pratiquement le navire. Le mouvement était incessant et le bruit s’accentuait; il était effectivement causé par la proue du navire frappant les vagues et rendait le sommeil impossible. La cale était comme une gigantesque caisse de résonance, et bien vite, les gémissements des personnes ont débuté. La dame au-dessus de nous a commencé à être malade puis, ce fut le tour de notre mère. Du vomi a ensuite coulé dans notre lit et nous sommes tombés malades à notre tour. La cale est alors devenue un véritable chaos de vomissements et de gémissements. Je priais que le matin vienne. Quand le jour s’est levé, la scène ressemblait à une toile de Jérôme Bosch. La salle des toilettes était encore pire.
Ce premier matin, au petit déjeuner, il n'y n'avait pas de ligne d’attente. Les passagers entraient et s’installaient de façon éparse sur les bancs. J'ai pris deux œufs bouillis, une rôtie et une orange et je me suis dirigé vers le pont supérieur. Une fois à l'air frais, je me sentais beaucoup mieux et j’ai pu manger. Ma mère est demeurée terriblement malade durant toute la traversée, perdant beaucoup de poids, malgré le fait qu’elle était mince avant même le départ. Mon père et mon grand-père n’ont jamais été malades. Ma sœur et moi étions parfois malades, mais on s’en est sorti relativement bien. C'est l'odeur omniprésente du vomi qui nous donnait le mal de mer. Je pense que la majorité des passagers ont été indisposés pendant la majeure partie du voyage.
Au cours de cette première journée hors du port, nous avons fait le tour de la pointe sud de l'Angleterre et le nez gris et froid du General s’est engagé dans les eaux grises et froides de l'Atlantique Nord. Durant les six jours suivants, nous avons rencontré un certain nombre de tempêtes dont les vagues étaient parfois beaucoup plus hautes que le navire lui-même. Lorsqu'on glissait dans le creux de ces vagues, il y avait un véritable mur d'eau qui se formait tout autour de nous, dans toutes les directions. Comme bien d'autres, j’en suis certain, je me sentais toujours inquiet à ces moments-là. Les soirs plus calmes, le navire devenait grouillant d'activité. Il y avait une petite salle qui était ouverte après le souper et les personnes faisaient la ligne pour recevoir quelques biscuits au chocolat Oréo. Ma sœur et moi, on les prenait et on se replaçait en ligne tout en les croquant. Les bons soirs, on pouvait en manger six ou huit. Oh ! Qu’est-ce qu’on les aimait. À la tombée de la nuit, si la mer était calme, les gens restaient sur le pont aussi longtemps que possible. Tout le monde se sentait mieux dans l'air frais et personne ne voulait faire face à l'horreur de la cale. Durant une nuit particulièrement claire, avec un ciel rempli d’étoiles par millions, je suis passé sous le cordon qui barrait la section avant du pont principal. Il y avait d’étranges appareils et des manches à air et des tambours de câble, mais j'ai fait mon chemin jusqu’à la proue du navire et j’ai pu observer à travers le garde-fou. Sous moi, la mer glissait sur la coque qui la tranchait et la séparait de chaque côté. Alors que je regardais cela, une bande de dauphins nageait à nos côtés. C'était un moment magique, mais il n'a pas duré longtemps : les haut-parleurs ont annoncé la fin de la soirée. Très peu d'entre nous parlions ou comprenions l’anglais, mais les annonces étaient respectées instantanément. Nous avions même des exercices avec les embarcations de sauvetage et cela se passait assez bien. Je ne sais pas combien de nationalités étaient représentées à bord, mais il y en avait certainement plusieurs.
Un après-midi, la mer était assez calme. Nous étions loin de la terre et de tout signe de vie humaine, autre que celle qui était à bord, depuis plusieurs jours quand à l'horizon, nous avons vu une bouffée de fumée. Peu à peu, on s’est mis à voir la forme à peine perceptible d'un navire. Une équipe de marins a manié la lampe à code Morse et j'ai alors vu ses éclairs éblouissants alors qu’ils faisaient battre les volets en position ouverte et fermée. Après un certain temps des flashes de réponses ont été émis du navire éloigné. Ils se sont répondu pendant un certain moment, mais les deux navires ne se sont jamais rapprochés l’un de l’autre et nous avons finalement perdu de vue l’autre bateau. Je me sentais tout seul et l'immensité de l'Atlantique en accentuait l'expérience. Un autre après-midi, par une journée de tempête, les vagues prenaient de plus en plus d’ampleur et le vent est devenu d’un froid transperçant. Une annonce a finalement retenti, demandant à chacun de retourner dans la cale, mais mon père, qui était né avec un solide sens de l'aventure, m’a assis sur un banc placé contre une cloison, côté bâbord. Dans une clarté qui disparaissait et des vagues qui déferlaient sur le navire avec une telle fureur qu'elles passaient par-dessus le pont en cascade de notre côté, j'ai alors entendu l'histoire de Christophe Colomb et de sa première traversée de l'Atlantique.
C'est durant l'après-midi du septième jour que le General Blatchford a mis les vapeurs dans le port de Halifax et a accosté au Quai 21. Se mettre en ligne et attendre étaient maintenant devenu un mode de vie pour nous et le temps nous a semblé très court avant de pouvoir quitter ses ponts toujours en mouvement et de mettre notre premier pas sur la terre ferme de notre nouveau domicile, le Canada. C’est peut-être symbolique, mais le mal de mer de tous les passagers est disparu instantanément. C’est à ce moment que la gomme a touché l'eau, un peu raidie, aigre et tout vestige de saveur disparu depuis longtemps.
Il y avait de grands filets de débarquement dans lesquels nos bagages étaient déposés. Je me souviens de la grue qui les portait à terre. Dans la zone de tri et de réception du Quai 21, on nous assignait une place contre un des murs pour y retrouver nos biens. Après que les responsables des douanes et de l’immigration eurent complété leur processus, nous étions libres de quitter la zone. Dans une concession au sein du complexe, nous avons acheté et mangé notre premier repas dans notre nouveau domicile. Je ne l'oublierai jamais : une bouteille de lait en verre, une miche de pain blanc Wonder Bread enveloppé dans un papier ciré imprimé de gros points et une canette de Spork. J'ai adoré !
Nous étions donc enfin arrivés dans ce merveilleux pays appelé Canada. Aujourd’hui, des cinq d'entre nous que le General Blatchford a déposés de façon si gracieuse sur ces rives bénies, seuls ma mère et moi sommes toujours en vie. Nous avons tous été dûment assermentés à titre de citoyens canadiens, et mon grand-père, mon père et ma sœur sont enterrés dans le sol canadien. Notre famille a grandi et s’est élargie et maintenant ce voyage de renouvellement et d'espoir d'une vie meilleure s'estompe dans le folklore; mais pour moi, le « General » représentera toujours quelque chose de spécial.