Mels van der Laan

Femmes et hommes célibataires

9 décembre 1955 – Ryndam

Né Melchior Franciscus van der Laan, cadet de cinq enfants. L’aîné était mon frère Han, âgé de 17 ans puis venaient mes trois sœurs, Adre, Mien et Gre, et enfin votre serviteur communément surnommé Mels. Bien que tout jeune à cette époque, je me souviens des troupes d’envahisseurs marchant vers le Dijk (la digue) où je vivais. Je me rappelle aussi la libération de notre secteur de la Hollande, lorsque des soldats canadiens, britanniques et américains atteignirent Lisse, notre ville, en 1945.

Mon père avait une entreprise de culture de bulbes pour l’exportation et mon frère et moi y étions apprentis. En 1950, mon frère décida d’émigrer au Canada avec sa nouvelle épouse, Annie. Leur voyage au Canada s’était effectué à bord d’un navire troupier d’un confort sommaire. Ils accostèrent à Halifax, en Nouvelle-Écosse et franchirent le hangar du Quai 21 pour se diriger ensuite vers Vernon, Colombie-Britannique.

Mon frère travailla quelque temps pour un certain Bill Osborne. Les conditions étaient horribles. Ils logeaient dans un silo désaffecté où, la nuit, on voyait les étoiles par les interstices du toit. Pas d’eau courante, pas de meubles et toilettes à l’extérieur et en plus, on demandait à ma belle-sœur de contribuer aux travaux ménagers de ces dames. Tout cela pour soixante-quinze dollars par mois. Les voisins qui avaient bon cœur leur trouvèrent un meilleur emploi et un logement plus approprié.

Quant à moi, en Hollande, j’avais terminé ma dernière année d’études à l’école d’agriculture et je préparais mon discours de graduation (discours d’adieu à la classe de 1952); je devais par la suite entrer dans l’entreprise paternelle. Mais le destin me réservait un tout autre périple. Nous reçûmes la visite d’un dénommé Nick Verbruggen, représentant en bulbes qui voyageait fréquemment en Amérique du Nord où il avait rencontré mon frère à Lavington, Colombie-Britannique. De retour aux Pays-Bas, il fut invité à diner à la maison où il nous raconta ses aventures outremer et nous donna des nouvelles de notre famille au Canada. L’une des choses qui m’attira à propos de ce grand pays dans les récits de Nick était son histoire au sujet de l’or. Si vous allez en Colombie-Britannique, nous dit-il, il se peut que, marchant sur une route de terre, vous donniez un coup de pied sur un caillou et qu’il s’agisse d’une pépite d’or ! Quel adolescent n’aurait pas rêvé d’aller dans un pays où l’on marche sur l’or ?

Au grand étonnement de mes parents et de mes sœurs, je décidai de suivre les traces de mon frère et d’émigrer vers le Canada. Malgré les réticences de mes parents à me voir partir, mon père me donna son consentement. Lui et ma mère étaient malheureux, mais ils devaient savoir que les perspectives étaient bien meilleures au Canada qu’en Hollande. Désormais, mes sœurs auraient plus de raisons de rendre visite à deux frères plutôt qu’un seul et elles firent toutes le voyage à destination de ce merveilleux pays.

Le navire SS Ryndam quitta le port de Rotterdam le 30 novembre 1955 et faisait escale au Havre, en France et à Manchester, en Angleterre, avant de se diriger vers le Canada. Mon père, deux de mes sœurs, Mien et Gre et mon meilleur ami Pier den Butter étaient sur le quai pour me souhaiter bon voyage. Je bouillonnais intérieurement d’un mélange de trouble et d’exaltation. La tristesse de quitter mon pays natal s’alliait à la joie d’entreprendre un tout nouveau voyage.

J’arrivai au port de Halifax Harbour tôt le matin du 9 décembre 1955 et franchis vers midi les barrières du Quai 21. Le nombre de personnes empruntant le passage était incroyable. Assis sur les bancs de bois sous la lettre « V », j’attendais qu’on appelle mon nom. C’était un peu différent, car en Hollande, j’aurais attendu sous la lettre « L ». Après avoir franchi la douane, j’étais prêt à poursuivre mon voyage.

En attendant le train qui m’emmènerait vers l’Ouest, je m’aventurai dans les rues de Halifax et demandai à un passant de prendre une photo de moi. Personne n’y consentit, mais je crois que c’est parce qu’ils ne comprenaient rien de ce que je leur disais. À cette époque, je n’avais pas une grande maîtrise de l’anglais. Toutes mes possessions, mes vêtements et mes souvenirs se trouvaient dans une légère valise de couleur havane pâle, constituant mon unique bagage. Mon voyage était payé conjointement par les gouvernements du Canada et des Pays-Bas et on m’avait aussi gratifié d’une somme de 75 dollars pour un voyage de 10 jours. Comme il y avait sur le navire des divertissements et un bar payant et qu’à l’époque, j’étais fumeur, ce n’était pas beaucoup.

Au moment du débarquement, au port de Halifax, le caissier du navire me remit un billet de train pour la Colombie-Britannique et 50 dollars pour la nourriture et mes besoins personnels. En montant à bord du train pour la côte ouest du Canada, je me rappelle les banquettes de bois, la truie chauffée au bois. Si vous vouliez un verre d’eau, il fallait traverser plusieurs wagons en enfilade pour le trouver. Les couchettes étaient très rares à bord. Jeune célibataire, je m’arrangeais de cela, mais je plaignais les familles comptant des bébés et de jeunes enfants. Les lits leur étaient assignés et nous autres, dormions assis sur les banquettes de bois.

Si vous vouliez manger, vous deviez vous procurer des aliments dans les magasins, lors des arrêts du train en gare, pourvu que ce soit le jour et qu’il y ait un commerce à proximité. Mon voyage dura cinq jours et cinq nuits. Le paysage se limitait à des arbres et des rails. Venant d’Europe où se succédaient à tous les quelques kilomètres villes, villages et zones agricoles, c’était surprenant. À Montréal, nous fîmes un arrêt de quelques heures et je me souviens que deux jeunes néerlandaises qui se rendaient en Saskatchewan quittèrent le train en compagnie de deux marins canadiens. Au moment du départ à la gare, elles demeurèrent introuvables et le train repartit sans elles. J’arrivai à la gare de Kamloops, Colombie-Britannique à 2 h du matin, le 16 décembre et j’y fus accueilli par mon frère. De là, ce fut un voyage en automobile de 80 milles jusqu’à Lavington, assez long pour nous permettre de partager toutes les nouvelles familiales de Lisse.

Ce fut mon premier Noël au Canada où les célébrations étaient bien différentes de celles des Pays-Bas. Ici, à Lavington, tous ceux qui travaillaient dans les camps de bûcherons étaient en congé une semaine avant Noël et ne reprenaient le travail que la deuxième semaine de janvier. L’alcool coulait à flots en une fête continuelle. Aux Pays-Bas, c’était une période festive mais paisible où l’on visitait ses parents et amis tout en célébrant la naissance du Christ par de fréquentes visites à l’église.

Après les fêtes, je trouvai un emploi pour Alphons Snyder dans un camp de bûcherons situé à 10 milles de Lumby, Colombie-Britannique. C’était en soi toute une expérience, que j’ai baptisée la « farce du chocolat ». Quelqu’un m’offrait du chocolat et, étant poli, je n’en prenais pas un seul, mais deux ou trois morceaux quand l’hôte m’en offrait. À mon grand dam, j’en fus malade quelques jours durant et je faillis même me retrouver à l’hôpital. Il faut dire que la friandise qu’on m’offrait était du Ex-Lax, je n’en dis pas plus. Je changeai d’emploi et fus embauché par Iver Hanson, sur le Mont Monasee, à 50 milles à l’ouest de Lumby où je fis la connaissance de véritables personnages : un vieux Suédois, un Danois, un couple de Doukhobors, et moi, j’étais le seul hollandais là-bas. Une fois de plus, la langue était une pierre d’achoppement.

L’apprentissage se fit rapidement. Personne ne vous donnait rien si vous ne le demandiez pas. Donc, si vous étiez dans la baraque réfectoire et que vous vouliez manger, il fallait apprendre le nom de ce que vous vouliez manger, car il n’était pas question de passer devant les autres. J’ai vu quelqu’un se faire planter une fourchette dans la main en voulant se servir sans demander. Question nourriture, vous appreniez du mieux que vous pouviez, et il fallait y mettre la manière comme dans : « s’il vous plait, passez-moi les petits pois » ou « un peu plus de viande, s’il vous plaît » etc., etc. et il fallait toujours ajouter « merci » à la fin de la phrase. C’était une bande de durs, mais au moment des repas, ils sortaient leurs bonnes manières. Faute de quoi, vous ne mangiez pas. Oh, quelle merveilleuse nourriture il y avait dans ces camps : œufs au miroir, tournés, pochés, brouillés ou bien cuits et cet aliment phénoménal qu’on appelle steak ! Je fis l’expérience d’un dessert appelé tarte, inconnu dans ma région de la Hollande. Je la commandais à la citrouille et m’en régalais, dévorant une tarte entière par repas. J’appris aussi un jeu de cartes appelé poker. D’abord, je perdis de l’argent, puis, j’appris les règles ainsi qu’à lire les cartes et bientôt je gagnai la cagnotte à la régulière.

Après avoir passé deux ans à l’intérieur de la Colombie-Britannique, je partis pour l’île de Vancouver et je travaillai un moment à Port-Alberni à la scierie de Macmillan and Bloedell. En 1957, je décidai de retourner aux études pour devenir soudeur. Je réussis le cours haut la main, obtins mon certificat de soudeur de la Colombie-Britannique et déménageai à Prince-George. Je travaillais comme soudeur et mécanicien d’entretien pour la Church Sawmill à Willow River. C’est là que je rencontrai Russell Dalton un conducteur de « cat » (véhicule à chenilles). Il exerça sa surveillance sur ce jeune voyageur, m’apprit à manier des équipements lourds et nous devînmes les meilleurs amis du monde.

Je me sentais parfois comme un nomade errant, chercheur d’or. Voyageant en Alberta de Calgary à Drumhelier. Je fus engagé comme soudeur par Bill Rieger. Bill était propriétaire d’un atelier de soudure et d’usinage. Ici je fis connaissance avec la communauté Huttérienne, des gens extrêmement travaillants. Je visitai à plusieurs reprises la colonie Rosebud pour faire de la soudure. L’un des aînés de la communauté me proposa de venir travailler avec eux pour enseigner la soudure aux jeunes. J’ai toujours regretté de n’avoir pu relever ce défi.

J’éprouvais alors un peu de nostalgie pour la Hollande et je crus le moment venu de visiter ma famille, de retrouver mes amis et copains d’école et de repenser au passé. Tous mes amis croyaient que j’étais plein de vous savez quoi, lorsque je leur racontais mes aventures au Canada. Mais tant que ce riche Canuck avait de l’argent pour leur payer à boire, ils voulaient bien s’asseoir et écouter. Quand l’argent se fit plus rare, je reconnus mes vrais amis. « Quelle leçon ce fut » ! En passant, je dus demander à mon grand frère au Canada de m’envoyer des fonds pour que je puisse rentrer au Canada. Après être demeuré trois mois chez mes parents, il était temps de prendre l’avion pour le Canada. À mon retour, j’errai et travaillai à Revelstoke pour la construction de routes et dans les vergers de la vallée d’Okanagan.

En août 1960, mon frère, son fils de sept ans et sa fille de trois ans partirent tôt le matin pour une excursion de pêche. Après leur départ, je me rendis à Vernon pour y rencontrer quelques bûcherons. À mon retour, à 22 h, ma belle-sœur m’attendait dans l’entrée d’auto et me dit que Han, Johnny et Nancy n’étaient pas rentrés. Je conduisis jusqu’à l’endroit où ils devaient se trouver, mais il était impossible de les retrouver dans la nuit. Les voisins furent prévenus, et, au lever du jour, un résident du secteur prit son petit avion pour partir à la recherche du trio. Il repéra la voiture et la battue commença. On trouva Nancy cachée sous un arbre. Elle n’avait pas mangé depuis 24 heures. Un hélicoptère des services de foresterie découvrit mon frère et mon neveu flottant dans un bras de rivière aux environs de 14h. Ils s‘étaient noyés dans la rivière Shuswap et des plongeurs ramenèrent leurs corps.

Ma vie prit un sens nouveau et, en 1961, je joignis l’Armée canadienne dans la police militaire en m’enrôlant à Vancouver, à Jéricho Beach. En 1962, je changeai d’unité pour faire partie du Corps royal du génie canadien (CRGC) où je servis de façon exemplaire durant 35 ans. Ce qui signifiait des séjours en Europe, au Moyen-Orient, et au Canada de l’Atlantique au Pacifique et dans l’Arctique.

En 1964, j’épousai une Canadienne qui fut 35 ans durant mon amie et ma confidente. Nous avons trois fils travailleurs et une fille magnifique. Notre aîné a obtenu son diplôme d’ingénieur du Collège royal militaire de Kingston, en Ontario. Notre deuxième fils a fréquenté l’University of Western Ontario pour obtenir un diplôme en éducation physique. Le troisième fils est retourné aux études en informatique et notre cadette a étudié la puériculture au Lambton College, elle travaille à temps partiel et parfait ses compétences en service à la clientèle.

Ma femme et moi avons pris une retraite hâtive, acheté une ferme dans le sud de l’Ontario et pour moi, la vie a complété un cycle complet. Nous élevons des moutons Texel hollandais pour en tirer quelques revenus, nous cultivons des bulbes, pas pour l’exportation mais pour notre plaisir, dans notre jardin de l’amitié, en nous émerveillant de constater à quel point ce pays a été bon pour nous.

Je n’ai jamais trouvé de pépites d’or, mais néanmoins, le Canada m’a donné plus que de l’or, un pays où la liberté dépasse nos rêves les plus fous, où vous pouvez en vous regardant dans le miroir être heureux de ce que vous avez accompli. C’est un pays incommensurable, plein de possibilités. Dieu bénisse cette terre. En 1955, j’ai traversé l’océan Atlantique et accosté au Quai 21, ne possédant qu’une petite valise, 50 dollars en poche et un billet de train aller seulement pour l’Ouest. Aujourd’hui, le Canada est ma patrie. Que puis-je dire de plus que « O’ CANADA », merci.