Carmela Citro : un voyage en solitaire
Cette plaque, sur le mur Sobey, est en l’honneur de ma mère, Carmela Torjan, qui a immigré au Canada en 1951, en provenance de l’Italie. Afin de célébrer son propre voyage en solitaire, j’ai choisi d’y inscrire sur le mur Sobey son nom de jeune fille, Citro, car c’est sous ce patronyme qu’elle est arrivée sur cette terre nouvelle. Bien qu’elle n’ait pas vraiment voyagé seule, moi je crois qu’une partie du parcours de chaque immigrant se fait en solitaire, en commençant par le désir personnel de réaliser un rêve intérieur, de pousser l’esprit humain et de rechercher une vie meilleure. Quel que soit le pays d’origine ou de destination, chaque voyage commence de la même façon, avec cette détermination personnelle d’affronter ses peurs et de franchir ce premier pas. Et bien que la majorité puisse voyager en suivant le même parcours, chaque étape demeure propulsée par l’individu et dirigée par la peur, le désir et la volonté pure qui nourrissent l’âme.
Le voyage de Carmela vers le Canada n’était pas différent. Avant son départ d’Italie, elle travaillait dans une école de métiers à titre d’Orlatrice Modelista (designer de chaussures) où elle est rapidement devenue la favorite de son Profesore, qui non seulement appréciait la douceur de son esprit, mais reconnaissait que son œil pour le design était doublé par son talent, en plus de sa solide éthique de travail. Le Profesore a très rapidement offert à Carmela un poste dans la plus grande usine de production du pays, située à Turin, où elle pourrait concevoir et fabriquer des chaussures. C’était une offre intéressante pour une jeune femme, mais elle restera non réalisée. Laisser derrière elle cette proposition d’emploi fut la dernière chose qui resta à l’esprit de Carmela lorsque son frère aîné, Raffaele, annonça à la famille qu’ils déménageaient tous ensemble au Canada.
Raffaele était à la fois le frère aîné et le chef de famille. Les autres membres de la famille de Carmela étaient sa mère, Elisabetta, ses deux autres frères Antonio et Alessandro et sa sœur, Raffaela. Fidèle à la tradition et la coutume, c’était la responsabilité de Raffaele d’être l’homme de la maison. Sa décision de déménager la famille au Canada a donc été respectée de tous. Raffaela, la seule qui était mariée, resta en Italie avec son mari, où elle réside toujours à ce jour. Lorsque vous lui posez la question, Carmela montre une déception modérée d’avoir laissé derrière elle une position prometteuse comme Orlatrice Modelista, mais dans un esprit de loyauté familiale, elle s’est préparée pour le départ de son pays natal, avec force et courage. Les circonstances ont fait que Raffaele fut incapable d’émigrer vers le Canada parce que les autorités de l’immigration l’avait refusé pour cause de mauvaise vision. À l’époque, seuls ceux qui satisfaisaient aux exigences strictes de santé pouvaient émigrer. Le Canada était intéressé à accueillir uniquement les travailleurs les plus en santé. Cette tournure ironique des événements a tout de même fait que Carmela fut envoyée dans un pays envers lequel elle avait peu d’intérêt, tout en laissant derrière elle un avenir prometteur dans la conception de chaussures italiennes. Une situation au sujet de laquelle Carmela admet qu’elle était opposée. Sanglotant, elle pria son frère de lui permettre de rester, mais son avenir était déjà tracé.
Voyageant léger, Carmela laissait non seulement son pays natal, mais aussi la plupart de ses biens. Elle est arrivée au Quai 21 d’Halifax le 6 décembre 1951 avec deux de ses trois frères, Antonio et Alessandro. Carmela était soulagée lorsqu’ils touchèrent finalement terre, car non seulement avait-elle passé la majeure partie du voyage de dix jours souffrant du mal de mer, mais elle avait fait la traversée dans la crainte que le vieux bateau en ruines ne se déchire avant d’atteindre la terre. Le navire, le M.S. Anna Salen, était en effet dans un tel état que ce fut son dernier voyage, et il fut ensuite mis au rancart. Carmela avait bien peu d’enthousiasme à l’égard de cette nouvelle terre. Ses pensées profondes étaient restées en Italie, avec son frère aîné et sa mère qui étaient restés là-bas, avec la promesse d’apporter les effets personnels de Carmela lorsqu’ils feraient à leur tour le voyage.
Immédiatement après avoir débarqué du navire, Carmela a été séparée de ses frères, son dernier lien avec la maison. La situation semblait empirer à chaque détour. Se sentant seule, remplie de crainte et sans personne vers qui se tourner, Carmela s’est mise à pleurer. Un aimable agent d’immigration a alors vu Carmela et l’a aidée à se calmer. Soucieux envers elle, l’agent a pris des dispositions pour que Carmela soit employée avec deux autres femmes immigrantes à l’hôtel Connors Brothers de Black's Harbour et situé juste à l’extérieur de Saint John, au Nouveau-Brunswick. Les trois jeunes femmes sont donc montées à bord d’un train et ont fait le voyage en direction du Nouveau-Brunswick, Carmela laissant ses deux frères, sans savoir quand et si elle les reverrait jamais. Ainsi, en moins de vingt-quatre heures après son arrivée au Canada, Carmela avait un emploi et se mettait au travail, mais en même temps, elle avait perdu sa patrie et sa famille. Seule, isolée et incapable de parler la langue, cette jeune femme de 21 ans en avait déjà assez du Canada et aurait désespérément voulu retourner à la maison, en Italie. Mais la seule pensée de désobéir à son frère aîné et de refaire une traversée en mer redoutable a calmé ses ardeurs.
Comme femme de ménage, Carmela gagnait 49 $ par mois et travaillait dix heures par jour, sept jours par semaine, à l’hôtel de Blacks Harbour. Son seul contact avec ce qu’elle appelait autrefois la maison étaient de rares lettres provenant de ses frères au Canada et de la famille restée en Italie. Ce fut une période difficile et remplie de solitude. Conformément à la Loi sur l’immigration, Carmela devait conserver le même emploi pendant au moins 12 mois à défaut de quoi elle ferait face à la déportation. [Cette menace] avait des conséquences attrayantes. Mais Carmela est demeurée consciencieuse. Elle travaillait et envoyait de l’argent à ses deux frères au Canada et à sa mère en Italie, tout en conservant un peu de son maigre salaire pour elle-même.
En 1953, après treize mois de travail, un mois de plus que ce qui était requis, Carmela n’a pas perdu de temps pour retrouver ses frères Antonio et Alessandro à Calgary, alors une petite bourgade enneigée d’à peine 200 000 habitants, où elle vit toujours. Prenant un emploi à l’Armée du Salut et maintenant auprès de ses frères, la vie à Calgary faisait parfaitement l’affaire de Carmela. C’est là qu’elle a rencontré l’homme qui allait devenir son mari, Rudolf Torjan, qui ironiquement était arrivé au Canada en passant par le même Quai 21 des années auparavant, en provenance d’une petite ville de la Slovénie tout près de l’Italie où avait grandi Carmela. En 1954, son frère aîné Raffaele et sa mère Elisabetta ont finalement reçu la permission d’entrer au Canada. C’est à ce moment que le Canada a finalement commencé à ressembler à la maison.
C’est aussi à cette époque que Carmela a commencé à fonder sa propre famille de quatre enfants : deux filles et deux garçons. Canadiens de naissance, mais élevés dans la philosophie du « vieux pays » qui était bien loin géographiquement, mais pas dans l’âme. Et c’est ainsi qu’a commencé un nouveau chapitre du long voyage de la vie. Un voyage qui parfois a été fait à plusieurs, mais a demandé le courage indélébile d’une seule personne, celui d’une jeune fille tranquille venue d’Italie.
En y repensant, je trouve cela quasi poétique que ma mère ait laissé une carrière dans la chaussure pour en chausser ici une paire que peu de gens auraient pu combler. Lorsqu’interrogée sur son aventure au Canada, Carmela en parle toujours à la fois avec fierté et un pincement au cœur, décrivant ces premiers jours devenus si lointains. C’est une époque qui a pris fin avec ses derniers pas franchis sur la terre ancestrale et repris dans un pays enneigé, un monde loin de la maison, où ils se sont succédés vers un avenir inconnu, à partir du Quai 21.