Jack de Vries

Enfants

Mars 1952

À l'âge de 15 ans, je savais que je n'allais pas passer ma vie dans mon pays d'origine. C'était environ un an après l'occupation allemande en Hollande qui avait duré cinq ans. Les Allemands avaient laissé le pays en ruines et complètement paralysé. L'idée d'émigrer ne nous paraissait en rien étrange, à ma famille et à moi. Nous avions déjà déménagé trois fois avant mes neuf ans. Une fois, nous avions dû emménager dans une maison plus grande en raison de notre famille grandissante. Par la suite, nous avions dû déménager au centre-ville où mon père ouvrit un magasin. Au début des années 1940, six semaines avant le début de la guerre, nous allions encore changer de lieu de résidence. Cette fois-ci, c'était en raison de la récession qui frappa le pays; mon père avait pu trouver du travail dans une ville ouvrière située à 40 km de ma ville natale, Apeldoom, l'une des villes de résidence de la reine.

Ce ne fut qu'après le retour de mon frère aîné d'Indonésie, où il avait servi dans l'armée hollandaise, que nos pensées se tournèrent vers le Canada. Notre pays était devenu trop petit pour lui. Après tout, lorsque quinze millions de personnes vivent ensemble dans une zone de la taille du lac Érié, cela fait un peu bondé. Pourquoi le Canada ? Nous aimions les Canadiens, car ils nous avaient libérés en 1945. Ma sœur aînée s'était mariée et était déjà installée à Ottawa avec son mari et sa famille. Notre famille se composait de mon père, de ma mère et de leurs huit enfants dont l'âge variait de 8 à 24 ans. Ma sœur mariée la plus vieille vivait à Amsterdam et n'avait aucunement l'intention de quitter le pays. Certains d'entre nous voulaient partir, d'autres pas. Mes parents décidèrent de régler la question en procédant par vote.

Le processus d'émigration a finalement été mis en branle. Je recevais alors une formation obligatoire dans l'armée, quelque chose que je n'appréciais pas trop, aimant mon ancien travail. Comme toute la famille allait partir, il s'agissait là pour moi d'une opportunité de quitter l'armée. J'étais fiancé à la fille d'un pasteur, laquelle avait aussi, heureusement, l'intention d'émigrer (même si ce n'était pas au Canada). Elle voulait répondre à une annonce de la Nouvelle-Guinée ou s'occuper de l'alimentation sur des bateaux de croisière, ce qui avait un lien avec sa profession. Elle avait appris l'anglais, ce qui s'avéra fort utile pour moi qui ne connaissait que quelques mots de cette langue.

Au début des années cinquante, nous savions très peu de choses à propos du Canada, sinon qu'il s'agissait d'un pays énorme, lointain et aux hivers froids. Mon frère nous avait bien sûr envoyé plusieurs lettres, nous donnant une idée vague de la vie rurale là-bas. Mais cela n'avait pas suffi à faire en sorte que nous puissions bien nous le représenter. Juste après la guerre, il y avait peu de nouvelles étrangères et la télévision n'en était qu'à ses balbutiements. Cependant, bon nombre de Néerlandais désiraient prendre un nouveau départ et le Canada était l'une des options qui s'offraient à eux. Après tout, les Canadiens nous avaient libérés et notre reine y avait résidé pendant la guerre. Nous avions toutes les raisons au monde de croire en ce pays.

Immigrer demande beaucoup de préparation et nous devions faire face à plusieurs incertitudes. Changer de citoyenneté et quitter un pays exigent beaucoup de contrôles et de déclarations (il fallait, par exemple, être en bonne santé et dépourvu de dettes). Fort heureusement, chacun des membres de notre famille répondait aux conditions d'admissibilité. Puis, on déterminait le moment de votre départ. Selon la taille de votre famille et afin de maximiser le nombre de passagers pour chaque voyage, on vous plaçait sur une liste d'attente. Nous n'avions bénéficié que d’un avis d'une douzaine de jours pour nous préparer à l'embarquement sur le navire. Douze jours seulement pour remplir les documents nécessaires, recevoir les injections de nos vaccinations et choisir, d'entre tous nos biens, ceux que nous emportions et ceux que nous laissions derrière. Nous avons dû les emballer et les ranger dans des caisses, et la plupart furent donnés aux membres de la famille de ma mère qui vivaient dans la ville. Les adieux furent plutôt précipités. Nous étions persuadés, alors, de ne jamais plus nous revoir.

En ce qui me concerne, j'avais peu à faire en matière de préparatifs. J'étais demeuré loin de ma ville natale durant mon service militaire (étant plutôt dans le sud de la Hollande ou dans la famille de ma fiancée, au nord du pays, où je passais mes week-ends). Le jour de notre départ, mon futur beau-père nous conduisit à Rotterdam. Ce fut une journée très triste pour lui et très éprouvante pour nous tous. Le pauvre homme allait célébrer son anniversaire le jour suivant. Au moment de procéder à l'enregistrement, nous avons découvert que nos papiers n'étaient pas en règle. Mon père dut se rendre à la capitale, La Haye, afin de les faire corriger. L'attente nous sembla interminable. Quand il revint enfin, tout le monde était déjà monté à bord et nous avions passé le souper. Nous étions, toutefois, très heureux d'être à bord. Le bateau quitta les quais au son de notre hymne national et cela ne put faire autrement que de nous envahir d'un sentiment de mélancolie. On ne s'attendait pas à revoir ce rivage un jour.

L'angoisse du départ, l'effet des récentes injections et nos estomacs vides commencèrent rapidement à se faire sentir. Quittant le port dans le clapotis des vagues du début du mois de mars, le mal de mer commença rapidement à affecter certains d'entre nous. À bord, les familles étaient divisées pour maximiser la capacité du navire. Les hommes logeaient dans les cabines d'une section, alors que les femmes, les enfants et les bébés logeaient dans celles d'une autre section. Les cabines étaient bondées. Assez rapidement, le bateau rencontra une tempête et ils furent peu nombreux à se rendre à la salle à manger. Le navire subissait la houle et le roulis jour et nuit. Des dix d'entre nous, huit avaient maintenant le mal de mer et ne quittaient plus leur chambre. Pendant une journée entière, le bateau ne fit aucun progrès. Un escalier en acier inutilisé menait sur le pont supérieur. Un de mes frères et moi regardions l'eau éclater au-dessus de nos têtes alors que le navire subissait les secousses de la mer. Après avoir calculé le temps entre chaque éclaboussement d'eau, nous avion décidé de courir jusqu'à la cheminée entre deux jets. De là, nous avions une vue extraordinaire sur l'ensemble du pont de l'avant vers l'arrière. En alternance, nous ne voyions rien d'autre qu'un mur d'eau vert et noir, puis rien d'autre qu'un ciel sombre. À l'exception d'une corde tendue au milieu du pont, celui-ci était complètement vide. Le nom du bateau prit pour nous alors tout son sens : Rocking Goat (la chèvre à bascule). J'appris par la suite qu'on ne l'avait mis à la ferraille que 17 ans plus tard.

La tempête se calma, ce qui nous procura un certain soulagement… lequel fut de courte durée, car nous allions bientôt faire face à une tempête pire que la première – je crois que le capitaine s'était volontairement éloigné de la première afin de nous conduire dans une tempête encore pire. Les jeunes hommes qui transportaient le thé très chaud dans de grandes marmites se brûlèrent, puis montèrent sur les treillis en acier séparant les chambres. Les gens se retrouvèrent projetés contre les murs. On attacha les enfants à leur lit à l'aide de ceintures. Mon frère et moi décidâmes de nous aventurer dans une salle d'attente vide se trouvant à proximité. Nous nous tenions fermement à une table ronde fixée au sol. Il y avait une femme assise sur une grande chaise qui tenait un bébé sur ses genoux. Un côté du bateau se souleva, la chaise glissa d'un bout à l'autre de la pièce, se renversa, puis l'autre côté du bateau se souleva, la chaise se retrouva debout à nouveau et glissa en direction opposée. Il était impossible de s'en approcher sans se faire écraser (quelqu'un se cassa même le bras). Les gens commencèrent à paniquer de plus en plus. La rumeur se répandit que le capitaine avait décidé de courir davantage de risques pour arriver à l'heure prévue. À deux heures cette nuit-là, le capitaine convoqua une réunion avec tous les hommes du navire. Le capitaine en second affirma alors que leurs vies aussi étaient mises en danger et qu'ils ne prenaient aucune chance. Des prières furent organisées pour implorer l'aide de Dieu. Nous craignions réellement que l'océan devienne notre tombeau. Soudainement, une nuit, il y eut un son retentissant; le navire commença à se remplir d'eau. Les pompes fonctionnaient jour et nuit. La progression était lente. Chaque jour, nous regardions un tableau sur le mur indiquant le parcours du navire en mer. L'humeur générale était, disons-le, plutôt maussade.

Puis un jour, quelqu'un distingua des mouettes. Tout le monde était très excité. La terre ne pouvait plus être loin. Jusque tard cette soirée-là, les gens se tinrent devant la rambarde, observant l'horizon. Ce ne fut que le lendemain matin qu'apparurent au loin des montagnes enneigées sous les magnifiques rayons du soleil. Quelle vue magnifique ! Je suis persuadé qu'ils furent nombreux, alors, à avoir remercié Dieu. Puis, le bateau jeta finalement l'ancre dans le port de Halifax tard en soirée ce jeudi-là. Il était trop tard pour quitter le navire. Le vendredi matin, nous passâmes la douane. Après avoir longuement cherché de la nourriture, nous montâmes à bord du train, un train très vieux et très sale dégageant une odeur de suie. Nous avons alors eu un aperçu du paysage. Au début, nous ne voyions que des territoires sauvages et inhabités. Quel changement par rapport à notre ancien pays, où chaque kilomètre carré est densément peuplé ! Voilà donc, pensai-je, mon nouveau pays. Alors que nous traversions la ville de Québec, avec ses structures impressionnantes, j'étais heureux de constater que s'y trouvaient des bâtiments historiques.

Une surprise nous attendait à notre arrêt de quelques minutes à Brockville : ma sœur et son mari étaient là pour nous accueillir ! Il portait un bonnet rouge, probablement parce qu'il travaillait dans la forêt et qu'il devait être visible. Les couleurs vives étaient taboues en Hollande, où personne ne cherchait à se démarquer, et les couleurs étaient généralement fades. Lorsque le train commença à se déplacer à nouveau, je me mis à angoisser quelque peu. Mon père tenait la main de ma sœur alors que le train prenait de la vitesse. C'était à la fois émouvant et effrayant. Le train contourna le lac Ontario, Toronto apparut finalement au loin et on nous fit changer de train. Mon père utilisa la toilette publique située sur le quai… il ne se faisait pas à l'idée des toilettes à deux places, cela lui semblait irrespectueux de l'intimité individuelle. Des années plus tard, il découvrit que les vestiaires des hommes étaient également dépourvus d'intimité. Quelque chose d'autre à laquelle il dut s'habituer.

Le train arriva enfin à Strathroy, le dimanche 15 mars à 12h30. Le temps était très froid et les flocons de neige tourbillonnaient. Mon frère et notre parrain étaient déjà sur place à nous attendre. Après une petite photo, nous montâmes à bord de deux véhicules. Il s'agissait de ma toute première expérience de conduite en terre canadienne et la visibilité était plutôt réduite alors que nous parcourions de petites collines. Un accueil chaleureux nous attendait dans une maison confortable, ainsi que de trop bons produits canadiens de boulangerie.

Nous n'étions pas tout à fait encore installés. C'est que la vieille maison que nous allions occuper nécessitait un nettoyage supplémentaire selon l'état dans lequel l'avaient laissée les occupants précédents. Malheureusement, pour la semaine qui allait suivre, nous allions devoir nous débrouiller avec ce que contenaient nos bagages à main; l'adresse inscrite sur la caisse de notre famille était incomplète et celle-ci se retrouva dans une autre ville en Ontario (je n'étais en rien responsable du problème). Le lendemain (le lundi), nous nous sommes rendus à London où j'ai obtenu un permis et des vêtements de travail. Cette nuit-là, nous avons conduit jusqu'à Chatham pour y rejoindre un autre groupe. Le travail consistait à remplacer les voies ferrées. Nous avons commencé le mardi à 7 heures du matin. Chaque jour, nous travaillions de six à dix heures et marchions environ quatre milles. La neige avait fondu et l'herbe verdissait. Puis, nous avons poursuivi nos activités à Orangeville, près de London, où nous avons dû faire face à un pied de neige. Nous avons poursuivi le remplacement des rails jusqu'à Owen Sound. Ces dix semaines m'avaient donc permis de voir beaucoup de pays, d'apprendre l'anglais et d'être fin prêt à me trouver du travail en ville.

J'ai eu quatre emplois cet été là. J'ai d'abord travaillé à la pelle pendant trois semaines, puis soudé des chaudières pendant trois mois, pour finalement travailler sur une chaîne de montage et d'assemblage dans une usine. Je n'avais perdu que deux jours ouvrables au total entre deux emplois et avais doublé mon salaire en six mois ! Nous travaillions les week-ends avec le reste de la famille dans l'industrie du tabac et nous rendions chaque jour à London.

Nous sommes en octobre 1952 et toute la famille déménage à London, car nous y avons acheté une maison assez grande pour tout le monde. Nos frères et sœurs les plus jeunes vont à l'école durant la journée. Les plus âgés travaillent le jour et suivent des cours du soir. Ceux d'entre nous qui avaient un permis de conduire pouvaient en profiter. Même ma mère allait à l'école, conduite par son professeur. Elle put ainsi obtenir sa sixième année en anglais et aimait bien lire les journaux locaux. C'était une personne exceptionnelle. Mon père n'est jamais parvenu à apprendre aussi bien l'anglais. En ce qui me concerne, j'appris en travaillant, prenant ainsi un accent plutôt écossais. Après plusieurs années, je terminai ma 12e année d'anglais. Le 1er janvier 1953, l'entente que nous avions prise de travailler et d'économiser en tant que famille prenait fin. J'ai alors donc pu commencer à faire des économies pour mon mariage et, au début du mois de mars, je me suis marié. Nous nous sommes loué un petit appartement, mais ne pouvions pas nous offrir une voiture. Nous prenions le vélo et l'autobus. Deux ans plus tard, nous avons pu nous acheter une voiture. En 1957, nous avons acheté notre première maison et sommes devenus citoyens canadiens. En 1959, nous avions nos quatre enfants. En 1968, nous nous sommes payés, avec toute ma famille, un voyage dans notre ancien pays pour une période d'un mois. Nous y avons découvert que les gens nous percevaient maintenant comme des Américains.

En regardant en arrière, je repense aux raisons profondes qui nous ont incités à quitter la Hollande : les impôts étaient extrêmement élevés, le gouvernement était embourbé dans une bureaucratie complexe et dans trop de paperasse, il n'y avait pas de logement disponible pour ceux qui voulaient se marier (vous pouviez être placé sur une liste d'attente pendant 5 à 7 ans), la population trop dense était sous étroite surveillance avec des voisins sachant tout les uns sur les autres… il était temps pour nous de changer d'air. Il y avait, aussi, une certaine peur du communisme. Pas étonnant que nous ayons choisi la terre de nos libérateurs, la terre des opportunités.

Couper les liens et en créer de nouveaux avaient occasionné beaucoup d'émotions. Notre décision, en tant que famille, d'émigrer et de garder notre famille intacte a été toute une onde de choc pour notre petite communauté et notre famille plus éloignée. Ils nous ont posé beaucoup de questions. Certains se sentaient mal à l'aise parce que notre décision les contraignait à envisager, eux aussi, l'immigration. Certains n'aimaient pas l'idée que nous partions et croyaient qu'il nous fallait rester pour aider à reconstruire le pays en ruines. D'autres, au contraire, admiraient notre courage et notre grande confiance en nous. Une chose était certaine : amis et famille souffraient de cette séparation. Ce fut tout particulièrement le cas de ma fiancée, qui dut quitter ses parents et son seul frère. On ne s'attendait pas à se revoir les uns les autres. Quant à moi, j'étais fier de ma fiancée, me sentant à la fois près et responsable d'elle. Je me sentais bien. Canada, nous voilà !