« La Loi sur l'immigration est une arme » : le Panama Maru et l'exclusion des immigrants en 1913

par Steve Schwinghamer, Historien
(Mise à jour le 28 janvier 2022)

Le 17 octobre 1913, le Panama Maru est arrivé à Victoria, en Colombie-Britannique. Le navire était un navire de ligne de l'Osaka Soshen Kaisha Line qui avait l'habitude de ce trajet. Il transportait alors 56 passagers que les agents d'immigration ont qualifiés d'« hindous », bien que plusieurs d'entre eux étaient probablement sikhs. Dix des passagers ont rapidement débarqué, et sept autres ont débarqué le lendemain, parce qu'ils avaient déjà élu domicile au Canada auparavant.[1] Les trente-neuf passagers restants ont été retenus pour évaluation supplémentaire. Leur expérience des politiques et des lois canadiennes sur l'immigration donne un aperçu de la nature de l'exclusion des immigrants du Canada au début du vingtième siècle, y compris le rejet plus connu des passagers du Komagata Maru qui aura lieu l'année suivante.

Bien que les passagers détenus affirmaient qu'ils revenaient au Canada alors qu'ils restaient sur le Panama Maru, ce n'était le cas d'aucun d'entre eux, et tous les passagers à l'exception d'un seul sont revenus sur leurs dires rapidement lorsque les agents d'immigration ont fait enquête. Cette situation a renforcé l'impression des agents d'immigration selon laquelle les passagers tentaient d'entrer au Canada en mentant.[2] De surcroît, parce que les passagers avaient peu de moyens et qu'ils n'avaient pas fait un voyage continu, les agents ont déterminé que les passagers enfreignaient deux autres règlements spécifiques.[3] Le passager Gurdit Singh a tenté d'expliquer la fausse déclaration selon laquelle il était un citoyen canadien de retour d'un séjour à l'étranger de la façon suivante :

« M. Davie (avocat) (Q) : Qu'avez-vous dit à l'agent d'immigration sur le bateau?
M. Singh (R) : Un homme à Hong Kong m'a dit de dire ce que j'ai déclaré sur le bateau.
Q : Est-ce que ce que vous avez dit sur le bateau était vrai ?
R : L'homme à Hong Kong m'a dit : "Dis exactement comme je te dis, et on te laissera entrer" Ce qu'il m'a dit, je vous l'ai dit.
Q : Quel était le nom de cet homme ?
R : Je ne sais pas, car je ne le lui ai pas demandé. C'était un homme de l'Inde qui portait un chapeau. C'était un homme de notre pays, qui portait un chapeau. Je ne sais pas s'il était hindou ou musulman.
Q : Qui vous a dit de changer votre histoire maintenant ?
R : Je vois que je ne peux pas entrer au pays, alors je dis maintenant la vérité.
Dr Rogers (agent d'immigration) (Q) : Savez-vous si l'homme au chapeau travaille pour la compagnie Steamship ou non ?
R : C'était un homme de retour du Canada en route vers l'Inde. »[4]

Peu importe les conseils donnés, le mensonge allait à l'encontre de la Loi sur l'immigration et était en soi le motif de déportation. Étrangement, les ordres de déportation des passagers n'ont pas clarifié que le mensonge avait été l'un des motifs utilisés pour justifier la décision, alors cet élément n'a pas figuré dans les procédures d'appel qui ont suivi.[5] Ce sont plutôt les deux autres règlements qui ont constitué le cœur des demandes d'appel des passagers. Les décrets du Conseil 920 (voyage continu) et 926 (Exigence financière des immigrants asiatiques) faisaient partie d'une vaste structure d'exclusion visant à entraver autant que possible l'arrivée des immigrants asiatiques au Canada, même s'ils étaient sujets de la Couronne. Le règlement concernant les voyages continus exigeait que les immigrants arrivent soit directement, ou par billet direct, à partir de leur pays d'origine. Le Panama Maru a navigué au Canada à partir de Yokohama, au Japon, ce qui suffisait aux autorités pour affirmer que toute personne qui n'était pas du Japon n'avait pas pu effectuer de voyage continu. Le règlement était une barrière générale pour les personnes qui traversaient le Pacifique, car il n'existait pas de lignes offrant de trajets continus ou de billets directs pour plusieurs gros pays d'Asie. Le surintendant de l'Immigration à l'époque, W.D. Scott, affirmait que cette règle s'appliquait « non seulement aux Asiatiques, mais également aux Européens, aux Africains, et à tous les autres », mais les instructions internes du ministère de l'Immigration démentent cette déclaration.

Une communication privée en 1908 entre Laval Fortier (au nom de M. Scott) à l'intention des agents d'immigration dans plusieurs ports d'entrée a clarifié l'utilisation du règlement sur les voyages continus. Selon ces instructions, les termes du règlement étaient « absolument prohibitifs, mais... ne visent à être strictement mis en œuvre que pour contrer les immigrants vraiment indésirables. Vous comprendrez donc que vous disposez d'une certaine discrétion en ce qui concerne l'application de ce décret en particulier. »[6] En revanche, l'exigence monétaire stipulée par le DC 926 visait explicitement les immigrants asiatiques, exigeant que toute personne d'origine asiatique ait en sa possession réelle la somme de deux cents dollars pour être admise au pays.[7] Les passagers du Panama Maru’s ont été détenus et déportés de Victoria en vertu de ces deux règlements.

Habituellement, une personne dont la déportation du Canada a été ordonnée présente sa demande d'appel au ministre de l'Immigration. Dans ce cas-ci, les demandes d'appel ont été soumises au bureau du ministre, avec une note du surintendant de l'Immigration qui assurait le sous-ministre que M. Scott se « chargerait de faire parvenir le rejet des demandes d'appel à Victoria immédiatement avant le départ du navire de déportation, de sorte que tous soient à bord du navire sans avoir l'occasion de causer plus de problèmes ou d'échapper aux règlements en faisant appel aux cours municipales. » Sans surprise, le ministre a rejeté les demandes d'appel.[8]. De plus, la section 23 de la Loi sur l'immigration de 1910 visait à empêcher toute demande d'appel supplémentaire en cour pour contrer les processus de détention, de rejet et de déportation extrajudiciaires. Par conséquent, le fait que les passagers ont réussi à se présenter en cour a provoqué l'indignation de M. Scott, qui a demandé, par télégramme: « Expliquez-moi au juste comment le dossier des hindous est de nouveau devant un juge ». Il continue par écrit au sous-ministre : « Je ne vois pas pourquoi il faut reconnaître le jugement de la cour de toute façon. »[9] Toutes ces actions de la part des autorités de l'immigration étaient entièrement conformes à la perception de la politique sur l'immigration articulée par l'agent d'immigration W.C. Hopkinson, selon laquelle « le gouvernement de ce pays détient, grâce à la Loi sur l'immigration », une arme par laquelle il est possible d'exclure certaines classes d'immigrants en tout temps s'il existe le risque d'une arrivée en masse ».[10]

En dépit de la force bureaucratique et juridique à la portée du ministère de l'Immigration, les passagers du Panama Maru ont réussi à faire entendre leur demande d'appel à la Cour Suprême de la Colombie-Britannique. Cependant, la formulation de la décision du juge en chef Gordon Hunter n'a pas commencé avec de la sympathie pour les passagers. Leur avocat, J.E. Bird, qui plus tard se chargerait du dossier des passagers du Komagata Maru, a argumenté que le ministère de l'Immigration avait « employé un subterfuge pour bannir la race hindoue et que, par conséquent, la Cour avait le devoir de vaincre la supposée injustice ». Le juge Hunter a rejeté cette déclaration, indiquant que la Cour, lorsqu'elle traitait des lois fédérales, « ne s'intéresse pas aux questions de rapidité ou de bonne foi, mais uniquement à la validité et à l'interprétation ».[11]

Le ton de la décision a rapidement changé, cependant, lorsque le juge Hunter a trouvé des problèmes techniques à la fois avec les règlements de voyage continu et des exigences monétaires pour les Asiatiques. Dans le cas de l'exigence monétaire, le décret du Conseil stipulait les personnes d'« origine asiatique », qui est une catégorie plus vaste que ce que les termes de la loi indiquaient en précisant « de race asiatique ». Le juge Hunter a également trouvé problématique le décret du Conseil exigeant qu'une personne ait l'argent en sa possession réelle plutôt qu'en possession de droit (par exemple, dans un compte bancaire), comme le stipulait la loi. Quant aux voyages continus, il s'est fondé en partie sur une décision préalable qui invalidait le décret du Conseil, en notant que le règlement ne correspondait pas à la loi sur l'immigration en ce qui concerne l'usage des termes « citoyen naturalisé » et « de naissance », ce qui, selon lui, élargirait démesurément le règlement et bloquerait les « personnes de race britannique ». Le 24 novembre 1913, le juge en chef Hunter a déterminé que les décrets du Conseil étaient invalides en vertu des différences indiquées entre la Loi sur l'immigration et les règlements, et a donc libéré les trente-neuf passagers du Panama Maru.[12]

La réaction immédiate du ministère de l'Immigration face à la décision a clairement montré le pouvoir de l'arme qu'était la politique en matière d'immigration. Le lendemain de la décision, M. Scott a demandé l'approbation d'un décret du Conseil qui était déjà en cours de processus depuis la mi-octobre de cette année-là : le DC 2642 bloquait l'entrée dans tout port de la Colombie-Britannique à tous les artisans et travailleurs, qualifiés ou non.[14] De plus, le ministre a formé une Commission d'enquête permanente au port de Victoria au début du mois de décembre.[16]

Pendant tout le déroulement du dossier du Panama Maru, les autorités en matière d'immigration n'ont pas souvent ouvertement expliqué le raisonnement de leurs actions d'exclusion. Cependant, l'intérêt du ministère des Colonies pour cette question n'a pas faibli, entretenu, se plaignaient les autorités d'immigration, par « une clique d'agitateurs professionnels »; dans ce contexte, le raisonnement des obstructions officielles a finalement été expliqué de façon approfondie. Le surintendant adjoint de l'Immigration, E. B. Robertson, a écrit à un collègue que :

[L]e gouvernement canadien ne voit pas d'un bon œil l'arrivée massive des hindous dans ce pays. Le système de castes, les normes de qualité de vie plus basses, l'impossibilité d'assimilation, la susceptibilité de ce peuple à la tuberculose et son incapacité générale à résister aux rigueurs du climat fait en sorte qu'il est nécessaire, non seulement pour les intérêts du Canada mais également pour les intérêts des hindous eux-mêmes, que le gouvernement du Canada empêche autant que possible l'arrivée de plus d'entre eux.[17]

Les passagers du Panama Maru ont obtenu une victoire surprenante, admis comme ils l'ont été en dépit de ces attitudes. Cependant, suite à cette victoire, les politiques plus rigoureuses du ministère de l'Immigration étaient déjà en place au moment où le Komagata Maru est arrivé au port de Vancouver, en 1914. L'avocat M. Bird a de nouveau pris le dossier sous son aile, allant contre les nouvelles versions des mêmes règlements, soit les voyages continus et les exigences monétaires, mais il a perdu, entraînant la déportation de plus de trois cent cinquante passagers. Le rejet du Komagata Maru, bien que tragique, n'était ni un cas isolé ni un cas exceptionnel. Il constituait le résultat d'une série d'actions volontaires dans le temps de la part des autorités en matière d'immigration du Canada, comme l'illustre leur réaction aux passagers du Panama Maru.


  1. W.D. Scott, Mémo au sujet des trente-neuf hindous, Ottawa ON, 12 février 1914, dans Bibliothèque et Archives Canada, « Hindu Immigration », RG 76 Volume 385 Dossier 536999 (ci-après le Dossier 536999) partie 8.
  2. Bibliothèque et Archives Canada, Lois du Canada, « L'Acte d'immigration, 1910 » (Ottawa: SC 9-10 Edward VII, chapitre 27), Section 33, sous-sections 2 et 7.
  3. Scott à l'intention de Cote, Ottawa ON, 24 novembre 1913, dans Bibliothèque et Archives Canada, « Immigration Agency, Victoria, British Columbia », RG 76 Volume 333 Dossier 334402 du personnel (ci-après le Dossier 334402 du personnel) Partie 3; Hopkinson à l'intention de W.W. Cory, Sous-ministre de l'Intérieur, 25 octobre 1913, Vancouver C.-B., Dossier 536999 Partie 6.
  4. Ministère de l'Immigration, “Minutes of a Board of Inquiry, The Immigration Act & Gurdit Singh, son of Pertab Singh”, 22 octobre 1913, Victoria C.-B., dans le Dossier 536999 partie 7.
  5. Hunter C.J., Cour Suprême de la Colombie-Britannique, « 39 Hindus and The Immigration Act », copie certifiée produite le 12 décembre 1913 et classée dans le Dossier 536999 partie 8.
  6. Scott à l'intention de Cory, Ottawa ON, 5 septembre 1913, dans Dossier 536999; Fortier à l'intention de F.W. Annand, Agent d'immigration de Halifax N.-É., Ottawa ON, 1 avril 1908, dans « Private Instructions to Port Agents: Emigrants prohibited from coming to Canada unless coming by a continuous journey from the country of their birth or citizenship », Bibliothèque et Archives Canada, RG 76 Volume 481 Dossier 745162 Privé.
  7. Canada, Conseil privé, Décret du Conseil 1910-926, Ottawa ON, 9 mai 1910, accédé à l'adresse http://www.bac-lac.gc.ca/fra/decouvrez/politique-gouvernement/decrets-conseil/ le 7 avril 2016.
  8. Scott à l'intention de Cory, Ottawa ON, 7 novembre 1913, Dossier 536999 partie 8; Scott à l'intention du Dr G.L. Milne, agent d'immigration et docteur à Victoria C.-B., Ottawa ON, 19 novembre 1913, Dossier 536999 partie 8.
  9. Scott à l'intention de Milne, Ottawa ON, 11 novembre 1913, dans Dossier 536999 partie 8; Scott à l'intention de Cory, Ottawa ON, 12 novembre 1913, dans Dossier 536999 partie 8.
  10. Hopkinson à l'intention de Scott, Vancouver C.-B., 14 août 1913, dans Dossier 536999 partie 6<.>
  11. Hunter C.J., Cour Suprême de la Colombie-Britannique, « 39 Hindus and The Immigration Act », copie certifiée produite le 12 décembre 1913 et classée dans le Dossier 536999 partie 8. Cette décision a été compliquée par le conflit juridique qui régnait à l'époque entre les pouvoirs en matière d'immigration et de responsabilité du gouvernement fédéral et du gouvernement de la C.-B. La loi faisait souvent l'objet de contestation entre les deux gouvernements en raison de cette bataille des pouvoirs plutôt qu'en raison des différences morales ou éthiques en ce qui concerne le racisme, la discrimination ou l'exclusion.
  12. Milne à l'intention de Scott, 24 novembre 1913, Victoria C.-B., dans “Hindu immigration”, Bibliothèque et Archives Canada, RG 76 Volume 385 Dossier 536999 partie 8.
  13. Scott à l'intention de Mitchell, Ottawa ON, 25 novembre 1913, dans le Dossier 536999 partie 8; Canada, Conseil privé, Décret du Conseil PC 2642-1913, Ottawa ON, 8 décembre 1913, accédé à l'adresse http://www.bac-lac.gc.ca/fra/decouvrez/politique-gouvernement/decrets-conseil/ le 7 avril 2016
  14. Cory à l'intention de R.L. Newcombe, sous-ministre de la Justice, Ottawa ON, 26 novembre 1913, Dossier 536999 Partie 8; Newcombe à l'intention de Cory, Ottawa ON, 30 décembre 1913, Dossier 536999 partie 8.
  15. W.J. Roche, ministre de l'Intérieur, à l'intention de Milne, 6 décembre 1913, dans Dossier 334402 Personnel partie 3.
  16. Cory à l'intention de Scott, Ottawa ON, 3 janvier 1914, dans Dossier 536999 partie 8; PC 23 et 24 de 1914 copiés dans le Dossier 536999 partie 8.
  17. Robertson à l'intention de Mitchell, Ottawa ON, 5 janvier 1914, dans Dossier 536999 partie 8.
Author(s)

Steve Schwinghamer

Un homme, vêtu d'une chemise et d'un pantalon kaki et portant un sac à dos, se tient sur un terrain rocheux.

Steve Schwinghamer est historien au Musée canadien de l’immigration et est affilié au Centre d’histoire orale et de récits numériques de l’Université Concordia. Avec Jan Raska, il a co-écrit Quai 21 : Une histoire Il s’intéresse aux politiques et aux lieux de l’immigration canadienne, en particulier au XXe siècle.