La Pensée historique (6) : Adopter une perspective historique

par Steven Schwinghamer, Historien
(Mise à jour le 28 janvier 2022)

Le projet de la pensée historique (http://histoirereperes.ca/) souligne l’importance de la prise de perspectives historiques dans le cadre de la construction et la compréhension des histoires. C’est un élément central du travail historique. Cela semble facile à dire, mais il est important de toujours se rappeler les peuples du passé vivaient dans des mondes culturels, émotionnels, spirituels et économiques complexes, tout comme le monde d’aujourd’hui. Ce qui rend tout cela délicat, c’est que la formulation d’un argument historique demande de la généralisation, ce qui peut souvent donner qu’on longe les limites d’illusions logiques comme la généralisation hâtive et l’exceptionnalisme.

Les mesures que nous prenons en tant qu’historiens afin de donner sens — établir la pertinence, utiliser des sources primaires, rechercher la continuité et le changement, analyser les causes et les conséquences — ne peut pas fonctionner si nous déformons le passé par le biais d’une lentille axée sur le présent. Il existe de nombreux exemples d’échecs lorsque nous ne prenons pas de perspective historique pour juger le passé, mais les plus fréquents surviennent dans les affaires qui sont étroitement liées à des questions d’ordre moral ou éthique. Afin d’analyser et d’argumenter sur les événements du passé, les historiens doivent élargir leur travail, s’éloigner d’une interprétation restrictive d’un événement. Nous nous plongeons dans l’information contextuelle afin de pouvoir établir dans nos esprits un sens plus large du passé.

Dans le cadre de notre récente exposition temporaire, Façonner le Canada : l’exploration de nos paysages culturels, l’étude de cas des Acadiens et Acadiennes fut l’une des plus compliquées à discuter au niveau du choix des perspectives historiques. Pourquoi ce groupe s’identifiait-il à son territoire géographique et non pas à l’une des puissances coloniales ? Quelles étaient les préoccupations autour d’un serment d’allégeance et du service militaire ? Bon nombre de réponses se trouvent dans l’enchevêtrement riche des relations régionales et des histoires de la vie acadienne au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Les Acadiens et Acadiennes sont le plus souvent identifiés comme des descendants des colons français. Cette « identité » ne suffit pas : elle met de côté les relations fortes que les Acadiens et Acadiennes partageaient avec les Premières Nations et les liens personnels et économiques qu’ils avaient avec d’autres colonies du Nord-Est de l’Amérique du Nord, qu’elles soient d’origine britannique ou française. Le patrimoine acadien était enraciné dans le développement d’un réseau local qui n’avait souvent rien à voir avec l’impérialisme français. En outre, la dynamique de pouvoir dans la région était en constante évolution. Les pouvoirs intermédiaires étaient régulièrement renversés par les raids et les pressions économiques, ou pouvaient tout simplement disparaître à mesure que leurs intérêts en Acadie/Nouvelle-Écosse diminuaient.

Après environ soixante-dix ans de cet environnement variable, la perspective selon laquelle les Acadiens et Acadiennes sont non seulement des résistants mais aussi des gens qui sont méfiants envers l’incohérence du pouvoir, émerge pour éclairer notre compréhension historique de la raison pour laquelle la géographie est devenue si importante pour ce groupe, plutôt qu’une affiliation politique externe. Elle permet également de comprendre pourquoi un serment d’allégeance inconditionnelle — l’argument portant sur l’exigence du service — est devenu une préoccupation pour les Acadiens et Acadiennes. Leur « neutralité » était une réponse pragmatique à adopter en tenant compte des trop nombreux conflits soudains survenus dans leur région, les laissant ainsi vivre avec les conséquences de toute affiliation qu’ils auraient pu avoir au cours des combats. Lutter contre la Nouvelle-Angleterre, par exemple à l’instigation de la France, pourrait conduire à de courts succès. Mais cela résulterait éventuellement en des années de mauvais sang à résoudre, des années qui s’étendraient longtemps après que les forces françaises aient quitté leurs forts en ruines et que leurs navires aient abandonné les eaux locales.

Juger de leur position d’un point de vue basé sur les normes et éthiques modernes signifierait de les dépouiller de leur contexte historique compliqué et de fausser leur relation avec les événements et les gens qui les entouraient. Par exemple, si nous imposions une sensibilité moderne du pacifisme sur les Acadiens et Acadiennes, on pourrait imaginer qu’ils ont rejeté le service militaire comme une forme d’objection de conscience. Cela nous conduirait ailleurs et bien loin de comprendre les succès réels des Acadiens et Acadiennes dans la négociation de leur parcours à travers des décennies de tumulte alors qu’ils étaient voisins de groupes aux intérêts divergents. Les Acadiens et Acadiennes du XVIIIe siècle abordaient la neutralité dans un contexte unique qui ne devrait pas être confondu avec celui des modèles modernes de comportement.

Il est important de comprendre qu’il y avait aussi beaucoup de gens autour des Acadiens et Acadiennes. Les Nouveaux-Anglais qui attaquaient, faisaient du commerce, se mariaient et s’installaient en Acadie avait une opinion différente de la vie dans la région — non moins importante ou signifiante, mais certainement de grande conséquence pour les Acadiens et Acadiennes. Et la même chose est vraie pour les soldats anglais, les missionnaires du Québec et ainsi de suite. Il est également important de se rappeler qu’au centre même d’un peuple « unique » comme celui des Acadiens et Acadiennes, il y a bien des perspectives. Certaines personnes estimaient qu’ils auraient pu prêter serment aux Anglais si cela pouvait leur éviter le service militaire. D’autres étaient déterminées à aider les intérêts français dans la région. Le point est que, dans l’exploration des perspectives historiques, nous devons être conscients de la pluralité : il y a plusieurs voix différentes dans le passé, et les réunir en un seul chœur est difficile.

Il y a un dernier et très important aspect au fait d’adopter une perspective historique : être conscient que la perspective est propre à chacun et que cela a une influence sur le travail. On ne peut jamais vraiment atteindre un niveau pur d’objectivité dans un art aussi personnel et imaginatif que l’étude historique, mais il ne faut pas pour autant réduire notre obligation de tester et d’être conscients de notre propre partialité. En vue d’essayer de mettre de côté la perspective moderne, on a à réfléchir sur ce que peut être la perspective. À titre d’historiens, cela nous rappelle toujours de la profonde différence qui continue d’exister entre nous et les acteurs historiques que nous étudions. Il s’agit là d’une caution.

Tous ces jugements sur la signifiance, la conséquence et la perspective conduisent à un processus qui est ardu pour les historiens, mais combien important pour y donner sens et comprendre les dimensions éthiques du passé.

Quelques images de la section « L’identité et le lieu » de l’exposition Façonner le Canada, mettant en vedette des portraits photographiques contemporaines de Naomi Harris.

Une salle d’exposition avec de grands panneaux orange et turquoise où sont affichés des images et du texte.
Crédit : © SteveKaiserPhotography.ca
Un grand portrait de deux hommes debout dans la neige sur un mur turquoise.
Crédit : © SteveKaiserPhotography.ca
Un grand portrait, accroché au mur, d’un homme dans la neige avec des chevaux de trait et une tronçonneuse.
Crédit : © SteveKaiserPhotography.ca
Une salle d’exposition avec de grands panneaux orange et turquoise où sont affichés des images et du texte.
Crédit : © SteveKaiserPhotography.ca
Author(s)

Steve Schwinghamer

Un homme, vêtu d'une chemise et d'un pantalon kaki et portant un sac à dos, se tient sur un terrain rocheux.

Steve Schwinghamer est historien au Musée canadien de l’immigration et est affilié au Centre d’histoire orale et de récits numériques de l’Université Concordia. Avec Jan Raska, il a co-écrit Quai 21 : Une histoire Il s’intéresse aux politiques et aux lieux de l’immigration canadienne, en particulier au XXe siècle.