Port d’entrée, traitement et gardiens – Une histoire d’immigration au port de Québec pendant la Grande Dépression

par Jan Raska PhD, Historien
(Mise à jour le 14 octobre 2020)

En mai 2015, le Musée canadien de l'immigration du Quai 21 a ouvert une nouvelle exposition sur l'histoire du Quai 21, lieu historique national du Canada et, à la fin de juin, dévoilera une nouvelle exposition sur l'histoire de l'immigration au Canada. Ce blog est basé sur la recherche qui soutient ces nouvelles expositions.

Introduction

A partir du XVIIIe siècle, la population migrante locale de Québec et les immigrants venus d’Europe avaient un impact majeur sur le développement des institutions, le commerce et les modes de transport de la ville. Ces trois domaines mentionnés façonnaient la zone portuaire de la ville. À son tour, le port de Québec avait ensuite contribué à diversifier la composition socioculturelle et politique de la ville environnante.[1] Au XXe siècle, les politiciens locaux, chefs d'entreprises, responsables de l'immigration et les immigrants européens avaient joué un rôle dans le façonnement des installations portuaires, ce qui augmentait l'écoulement du trafic « passager » et l'importance du port comme une plaque tournante du transport maritime et du transport canadien.[2]

Le port de Québec durant la Grande Dépression

L'époque de la Grande Dépression nous offre l'occasion d'examiner les événements dans le port de Québec au cours d'une période d'instabilité socio-économique mondiale. Durant les années 1930, les agents d'immigration canadiens stationnés à Saint John et à Halifax au cours de la saison d'hiver étaient souvent envoyés à Québec au printemps, une fois que le fleuve Saint-Laurent dégelait et que la saison des transatlantiques commençait. Saint John et Halifax restaient ouverts toute l'année. Les navires ayant accosté à Québec avant de continuer vers Montréal incluaient les navires du Canadien Pacifique et de la Cunard White-Star Line. Cependant, les paquebots de luxe du Canadien Pacifique, y compris RMS Empress of Britain et RMS Empress of Australia, terminaient leur voyage à Québec et étaient amarrés à l'Anse-au-Foulon. Les passagers étaient inspectés à bord du navire, dans le bâtiment de l'immigration ou en amont du fleuve à Rimouski pour éviter d'éventuels retards avec un arrêt à Québec. Dans les années 1930, les installations de l'immigration ont été concentrées dans le bâtiment de l'immigration, sur le Quai Louise. L’agent de l'immigration canadienne Fenton Crosman, décrit l'édifice comme « un bâtiment bas fait de béton, ayant au moins un huitième de mille de longueur, avec fenêtres, véranda et salle d'examen, le tout fortifié avec de cages métalliques afin de décourager l'entrée illégale de toutes personnes qui n'avaient pas encore passé l'examen. Comme pour les hangars de l'immigration à Saint John et à Halifax, il contenait une grande salle d'examen, des quartiers de détention, des cuisines et salles à manger, des quartiers médicaux, une salle des bagages, des guichets et des bureaux pour le personnel de l'immigration canadienne et américaine. » Des installations plus modernes pour l’accueil et le traitement des immigrants avaient été bientôt construits à l'Anse-au-Foulon.[3]

Les immigrants protestent contre les conditions des installations d’immigration de Québec

Durant la Grande Dépression, certains passagers avaient été placés en détention en raison de leur mauvaise santé, d’un manque d’argent, d’une documentation de voyage inappropriée ou d’un casier judiciaire. Les passagers en détention à Québec étaient de plus en plus soumis à des conditions misérables. Le 17 septembre 1930, treize immigrants (sept de l'Écosse, trois de l'Angleterre, deux d’Irlande et un de Hollande) s’étaient plaints, dans une lettre adressée à la Cunard-Anchor Line, de l'état lamentable des quartiers de détention de la ville de Québec. Détenu pendant douze jours, le groupe affirmait que leurs draps n’avaient été changés qu’une fois, tandis que les couvertures n’avaient été fumigées qu’une fois par année tant et si bien que les voyageurs notaient « leur état actuel le démontre certainement [...] un tel état de choses est tout simplement dégoûtant. » Quant aux conditions de lessive, les quartiers de détention n’offraient que six bassins avec un seul bouchon de caoutchouc pour l’ensemble! Les hommes pouvaient faire de l’exercice sur le toit de la salle de l'immigration couvert de vieux panneaux enduits d’années de crasse. La nourriture offerte aux détenus était déplorable tant et si bien qu’un des hommes avait attribué l'apparition de plaies à la mauvaise alimentation en détention. Le groupe affirmait que certains de ses membres ont été forcés de dépenser leur propre argent pour acheter de la nourriture pour survivre[4]

Dans un effort pour calmer les compagnies maritimes concernées qui craignaient que les voyageurs ne choisissent une autre destination ou reportent leur voyage à Québec, le ministère de l’immigration et de la colonisation informait le CP que la nourriture préparée dans le hall de l'immigration a été bien faite « mais qu’elle ne plaisait à tous ». Les draps étaient changés une fois par semaine, et si un immigrant était détenu plus longtemps, de nouveaux draps fumigés lui seraient fournis après chaque utilisation. Les fonctionnaires avaient également eu à se défendre contre les accusations de « vermine » qui existait dans le hall de l'immigration. Ils répondaient que de telles accusations étaient le résultat de la détention plutôt que d'un manque de confort. Alors que les agents d'immigration affirmaient que chaque détenu avait droit à un lit propre et à de la nourriture bien faite, de nombreux immigrants avaient constaté que leur environnement n’était pas agréable. En conséquence, le ministère notait le besoin « de faire appel à des témoins indépendants » à la lumière des accusations publiques.[5] Chaque printemps, avant l'arrivée du premier paquebot transatlantique, une vingtaine de femmes étaient embauchées, pour une période de deux semaines, pour nettoyer l'installation de l'immigration. Ce travail comprenait le nettoyage des fenêtres, des murs et des quartiers de détention alors que le travail difficile était réservé aux gardiens sur le site.[6]

En 1931, le « hangar A » ou la « remise A » était érigé le long de la ligne de chemin de fer comme un bâtiment administratif qui pourrait aussi faire le traitement des immigrants.[7] Le bâtiment de l'immigration sur le Quai Louise était la maison d’un agent de l'Immigration, Odilon Cormier, de Québec, ainsi que d’un mélange d’inspecteurs, d’interprètes, d’agents féminins, de gardes, de matrones, de cuisiniers, d’aides aux cuisines et de personnel de bureau. La plupart du personnel du port de Québec était canadien-français, même si un contingent important d’Irlandais était également été employé sur le site.

La déportation des immigrants pendant la Grande Dépression

Durant la Grande dépression, de nombreux Canadiens et Canadiennes de même que les immigrants récents étaient devenus « charge publique » en raison d'un manque de travail. La Loi sur l'immigration autorisait les agents canadiens à expulser tout immigrant en chômage réputé être une « charge publique ». À cause de plaintes officielles de la part des autorités municipales, ces personnes étaient examinées par une commission d'enquête et plus tard, des trains de déportés étaient amenés à Québec et à d'autres ports d’entrée de l'Atlantique pour être retournées au Royaume-Uni ou en Europe continentale.[8]

Alors que les « charges publiques » étaient déportées, le Canada fermait ses portes à l'immigration croyant que cela permettrait d'éviter une pression supplémentaire sur son économie. Le décret P.C. 695, du 21 mars 1931, limitait l’immigration aux citoyens américains et aux sujets britanniques du Royaume-Uni, de l'Irlande, de Terre-Neuve, de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande et de l'Union sud-africaine « qui possédaient des moyens suffisants pour se soutenir jusqu'à ce qu’un emploi soit assuré. » Les épouses, les enfants célibataires de moins de dix-huit ans, les fiancées à des hommes résidant déjà au Canada étaient également admissibles, alors que les agriculteurs « ayant les moyens suffisants pour cultiver au Canada » étaient également autorisés à entrer.[9] Avec l’expulsion des immigrants sans emploi, le Port de Québec avait eu sa part de détresse comme il avait été aux prises avec des dettes considérables en raison de la crise financière mondiale.

Conclusion

Le port jouait un rôle déterminant dans le développement des institutions, le commerce et les modes de transport de la ville de Québec. Il avait également contribué à diversifier la composition socioculturelle et politique de la ville. Durant la Grande Dépression, le port avait été utilisé comme une barrière sociale et économique : expulsion des immigrés chômeurs jugés « charge publique », et refus d'entrée aux immigrants sans moyens financiers suffisants pour subvenir à leurs besoins pendant une période d'instabilité mondiale.


  1. David-Thierry Ruddel, Québec : L’évolution d’une ville coloniale, 1765-1832 (Hull : Musée canadien des civilisations, 1991), 31.
  2. Pour une vue d’ensemble du port de Québec, voir Pierre Camu, “Le déclin du Port de Québec dans la deuxième moitié du XIXe siècle,” Northern Mariner/le marin du nord 20.3 (2010): 251; Charles N. Forward, “The Development of Canada’s Five Leading National Ports,” Urban History Review 10.3 (1982): 26. Une quantité considérable de littérature existe sur le port de Québec, voir Albert Faucher, “The Decline of Shipbuilding at Quebec in the Nineteenth Century,” Canada Journal of Economics and Political Science 23.2 (1957): 195-215; Judith Fingard, “The Decline of the Sailor as a Ship Labourer in 19th Century Timber Ports,” Labour/Le Travailleur 2 (1977): 35-53; Forward, “The Development of Canada’s Five Leading National Ports;” Judith Fingard, Jack in Port (Toronto : Presses de l’Université de Toronto, 1982) ; Robert J. Grace, “Irish Immigration and Settlement in a Catholic City: Québec, 1842-61,” Canadian Historical Review 84.2 (2003): 217-251; Robert J. Grace, “A Demographic and Social Profile of Quebec City’s Irish Populations, 1842-1861,” Journal of American Ethnic History 23.1 (2003): 55-84; Christopher Andreae, “Evolution of the Port of Quebec, 1858-1936” (PhD diss., Université Western Ontario, 2006); Marc Vallières et Yvon Desloges, “Les échanges commerciaux de la colonie laurentienne avec la Grande-Bretagne, 1760-1850,” Revue d’histoire de l’Amérique française 61.3-4 (2008): 425-467; Serge Rouleau, “Un regard archéologique sur le port colonial français de Québec,” Archéologiques 22 (2009): 208-223; Camu, “Le déclin du Port de Québec dans la deuxième moitié du XIXe siècle;” Keith Mercer, “Northern Exposure: Resistance to Naval Impressment in British North America, 1775-1815,” Canadian Historical Review 91.2 (2010): 199-232.
  3. Fenton Crosman, “Recollections of an Immigration Officer:” Les mémoires de Fenton Crosman, 1930-1968 (Ottawa : Société historique de l’immigration canadienne, 1989), 15.
  4. Bibliothèque et Archives Canada (ci-après BAC), Direction de l’immigration (ci-après DI), RG 76, vol. 665, dossier C1077 “Inspection of Immigrants,” lettre de Harry C. Duncan et al. à M. F.B. Barrow, Ligne Cunard-Anchor, 17 septembre 1930.
  5. LAC, IB, RG 76, vol. 665, dossier C1077 “Inspection of Immigrants,” lettre du sous-ministre adjoint, Ministère de l’immigration et de la colonisation à William Baird, Responsable du trafic de passagers par paquebot, Société de chemin de fer Canadien Pacifique, 10 octobre 1930.
  6. BAC, DI, RG 76, vol. 667, dossier C1596, pt. 3 “Immigration Building, Quebec, P.Q.,” mémorandum du commissaire de division à A.L. Jolliffe, commissaire de l’immigration, Ministère de l’immigration et de la colonisation, 28 mars 1931
  7. Places historiques du Canada, “Champlain Maritime Station,” http://www.historicplaces.ca/fr/rep-reg/place-lieu.aspx?id=10393.
  8. Crosman, “Recollections of an Immigration Officer”, 16, 18.
  9. BAC, Privy Council fonds, RG 2, vol. 1479, dossier “Orders in Council – Décrets du Conseil,” Order-in-council, P.C. 695, 12 mars 1931, 1-2.
Author(s)

Jan Raska, PhD

Un homme se tient devant des étagères de livres allant du sol au plafond.

Dr. Jan Raska est un historien au Musée canadien de l’immigration du Quai 21. Il est titulaire d’un doctorat en histoire canadienne de l’Université de Waterloo. Il est le conservateur d’anciennes expositions temporaires du Musée, dont Safe Haven : Le Canada et les réfugiés hongrois de 1956 et 1968 : le Canada et les réfugiés du printemps de Prague. Il est l’auteur de Czech Refugees in Cold War Canada: 1945-1989 (Presses de l’Université du Manitoba, 2018) et co-auteur de Quai 21 : Une histoire (Presses de l’Université d’Ottawa, 2020).