L’immigration tibétaine au Canada

par Jan Raska PhD, Historien
(Mise à jour le 29 septembre 2020)

Introduction

Le Mois du patrimoine asiatique nous donne l’occasion d’en apprendre davantage sur l’histoire des Canadiennes et des Canadiens d’origine asiatique, et de célébrer les contributions de cette communauté à la croissance et à la prospérité du Canada.[1]

Chaque année, en mai, nous célébrons la contribution des Canadiens et Canadiennes d’origine asiatique à notre pays. Aujourd’hui, je voudrais souligner brièvement l’histoire d’immigration d’une communauté spécifique de Canadiens et Canadiennes d’origine asiatique : les Tibétains.

Les débuts de l’intérêt canadien pour le Tibet Dre Susanna Rijnhart, missionnaire

Les liens entre le Canada et le Tibet remontent à plus d’un siècle. En 1895, une missionnaire protestante canadienne, le Dr. Susanna Rijnhart, devient la deuxième femme occidentale seulement à pénétrer au Tibet. Née en 1868 à Chatham, Ontario, Susanna Carson obtient son diplôme en médecine du Trinity College à Toronto. En 1894, elle rencontre Petrus Rijnhart qui faisait une tournée de conférences au Canada, demandant des contributions financières pour retourner poursuivre son travail missionnaire au Tibet. Mme Carson et M. Rijnhart se marient en septembre cette année-là et partent bientôt pour le Tibet.

Un incident dramatique survient en septembre 1898 durant leur excursion vers Lhassa. Des bandits attaquent leur caravane, blessant un guide et volant plusieurs chevaux. Plusieurs de leurs guides autres ayant déserté, Petrus Rijnhart laisse sa femme derrière en quête de secours pour le guide blessé. On n’entendit plus jamais parler de lui. Ne trouvant pas de guide, sans ressources et sans argent, Susie Carson ne peut atteindre Lhassa.[2]

Immigration des Tibétains au Canada

Bien que l’intérêt que le Canada porte au Tibet ait augmenté depuis la fin du 19e siècle, ce n’est que depuis les dernières décennies que des Tibétains n’immigrent au Canada. En 1959, un soulèvement national des Tibétains contre l’occupation chinoise de leur pays force des milliers d’entre eux à s’expatrier. Vers la fin des années 1960, près de 100 000 Tibétains sont déplacés et s’enfuient vers l’Inde et le Népal. Au début, les Tibétains déplacés ne sont pas les bienvenus au Népal. Par conséquent, la majorité de ceux qui ont fui leur foyer se sont retrouvés en Inde.

Le gouvernement indien est incapable de fournir son assistance à chaque réfugié Tibétain. Par conséquent, le Bureau du haut commissaire aux réfugiés des Nations-Unies (HCRNU) prend en charge une partie de l’aide quotidienne aux réfugiés. En 1966, le HCRNU amorce des discussions avec le gouvernement canadien pour l’accueil de réfugiés tibétains. Le HCRNU espère qu’Ottawa pourra accueillir beaucoup de ces réfugiés dont plusieurs sont agriculteurs. L’organisme international vise aussi la relocalisation des réfugiés en groupe afin de respecter leurs besoins spirituels et culturels. Bien que le gouvernement fédéral rejette tout plan impliquant un établissement en groupe, le Haut commissaire du Canada en Inde, James George, suggère aux responsables fédéraux que le Canada accueille une petite partie des réfugiés tibétains.[3]

Un an plus tard, un comité interministériel représentant cinq ministères fédéraux est mis sur pied pour étudier la demande des réfugiés tibétains, leur accueil et leur relocalisation au Canada. En juillet 1970, le Dalaï Lama est informé par des représentants officiels du Canada, qu’Ottawa considérerait la relocalisation au pays des 240 réfugiés tibétains. Durant sa première année d’activité, le Programme des réfugiés tibétains va coûter environ 794 000 dollars.[4] À l’intérieur de la division des opérations du ministère de la Main-d’œuvre et de l’Immigration, la section des Services aux immigrants et aux migrants est responsable du Programme des réfugiés tibétains. Par l’entremise des Centres d’emploi du Canada, la Section se concentrait sur une « aide à l’adaptation » pour les nouveaux arrivants Tibétains, leur offrant une aide financière, du conseil, des références et de l’aide à la recherche d’emploi.[5]

Arrivée de réfugiés tibétains au Canada

Les premiers réfugiés tibétains arrivent au Canada en mars 1971. Ce petit groupe de nouveaux arrivants au Canada est l’un des premiers exemples de réfugiés non-européens accepté au pays. À l’époque, l’établissement de ces réfugiés nécessite l’acceptation d’un nombre égal de réfugiés par le Québec, l’Ontario, l’Alberta et la Colombie-Britannique. Au départ, la Colombie-Britannique rejette le plan, obligeant les trois autres provinces à accepter plus de réfugiés. Le gouvernement canadien recherche des jeunes couples déjà bien établis. Ce premier groupe compte 228 personnes, dont environ 90 % était âgé d’entre 14 et 44 ans.

Les réfugiés tibétains s’établissent dans 11 municipalités à travers l’Ontario, le Québec, l’Alberta et le Manitoba. Le gouvernement fédéral décide que l’acceptation d’autres réfugiés tibétains dépendra de la réussite de l’établissement de ce premier groupe de 228 personnes.[6] Au Québec, on offrit aux réfugiés tibétains une formation au travail et linguistique. Dans les autres provinces, ces nouveaux arrivants sont souvent laissés avec peu ou pas d’aide durant leurs premiers mois au Canada. Dans les Prairies, les réfugiés tibétains travaillent comme employés de ferme.[7] Des 128 réfugiés qui trouvent ensuite des emplois à temps plein, la majorité travaille dans les domaines des services et de l’artisanat.[8] Selon savant Brian J. Given, les réfugiés tibétains « … ont particulièrement bien réussi dans des « professions humanitaires », telles que le travail dans les hôpitaux ou des résidences pour personnes âgées …», en raison des valeurs bouddhistes tibétaines de compassion et de respect de la vie.[9]

Les réfugiés tibétains s’adaptent à leur nouvel environnement canadien

Au début, plusieurs réfugiés luttent pour s’adapter à leur nouvel environnement, puisque les autorités de l’immigration canadienne désapprouvent leur établissement en groupe. Au Canada, les réfugiés tibétains souffrent d’un manque de contact avec leur famille en Inde et leur chef spirituel, le Dalaï Lama.[10] Vers le milieu des années 1970, les rapports de Emploi et Immigration Canada indiquent que les 228 réfugiés tibétains « … évoluent bien dans leur nouvel environnement canadien et semblent s’établir d’heureuse façon. »[11] Après cinq ans au Canada, presque tous les adultes tibétains occupent « … un emploi rémunéré et sont en mesure de se nourrir, se vêtir et se loger convenablement ».[12] Plusieurs années plus tard, les Canadiens et Canadiennes d’origine tibétaine créent des organismes communautaires pour soutener leurs traditions culturelles et linguistiques.

Promouvoir la culture et le patrimoine tibétains au Canada

La Société culturelle tibétaine de Colombie-Britannique est incorporée en 1981. Les objectifs de l’organisme sont de préserver et promouvoir la culture et le patrimoine tibétains dans la Grande région de Vancouver. Ses principales activités comprennent le renforcement de la vie communautaire tibétaine et la création d’une école de langue et de classes de musique et de danse.[13] Six ans plus tard, les Tibétains du Canada et leurs supporteurs non tibétains fondent le Comité Canada-Tibet, qui deviendra parmi les organisations non-gouvernementales un chef de file voué à la promotion des intérêts du peuple tibétain, et de la culture et de la souveraineté du Tibet.[14] Bien que plusieurs organismes desservent aujourd’hui les Canadiens et Canadiennes d’origine tibétaine, leur communauté demeure modeste au Canada.

Statistique : La communauté tibétaine du Canada

Selon le recensement canadien de 2006, la communauté canado-tibétaine compte un peu plus de 4 250 personnes. Près de 3 215 Tibétains d’origine, représentant 75 % de toute la communauté canado-tibétaine, résident à Toronto. De même, Calgary abrite environ 300 canado-tibétains (7 %), tandis que 100 d’entre eux (2 %) résident à Vancouver. Près de 85 % de la communauté canado-tibétaine réside à Toronto, Calgary ou Vancouver.[15]

Réinstallation ultérieure de réfugiés tibétains au Canada

Le 17 octobre 2007, le Centre culturel Tibétain du Canada a été créé à Etobicoke, en Ontario. Le Centre est ouvert au grand public et il offre divers programmes et services, y compris des cours de langue tibétaine et des classes d’art d’interprétation et de philosophie bouddhiste.[16] À la même période, des négociations ont eu lieu entre le Dalaï Lama et le gouvernement canadien pour la relocalisation de Tibétains déplacés vivant dans le Nord de l’Inde.

Trois ans plus tard, le gouvernement canadien annonce, le 18 décembre 2010, qu’il accueillera environ 1 000 réfugiés tibétains vivant dans l’Arunachal Pradesh, en Inde. Des Tibétains ayant fui leur pays après l’occupation chinoise en 1959 et relocalisés dans le Nord de l’Inde, seront autorisés à reétablir de façon permanente au Canada. Avec cette annonce d’Ottawa, la Société culturelle tibétaine de Colombie-Britannique (Tibetan Cultural Society of British Columbia) s’est engagée à relocaliser certains des réfugiés dans le Grand Vancouver. Grâce à la Société Projet Tibet (Project Tibet Society) de l’organisme, des parrainages seront offerts pour les candidats tibétains déplacés.

Le 17 mars 2011, Citoyenneté et Immigration Canada à commencé à accepter les demandes de résidence au Canada pour des Tibétains déplacés vivant dans l’Arunachal Pradesh disposant déjà de parrains au Canada.[17] De plus, le Comité Canada-Tibet fera en sorte que chaque nouvel arrivant soit soutenu par son programme « Groupe de cinq » (“Group of Five”) en vertu duquel chaque nouvel arrivant sera soutenu par cinq personnes au Canada. Ces groupes avaient comme objectif de fournir aux réfugiés tibétains de l’hébergement, du soutien financier, de l’aide à la recherche d’emploi, en plus de les aider à s’adapter à leur nouvelle vie au Canada.[18]

Conclusion

L’immigration tibétaine au Canada est souvent négligée dans l’histoire de l’immigration canadienne. Bien que la communauté demeure restreinte au Canada, plusieurs de ses membres comptent parmi les premiers réfugiés non-européens accueillis de façon permanente au Canada dans le cadre d’un programme d’accueil de réfugiés financé par le gouvernement. Les réfugiés tibétains du début des années 1970 ont ouvert la voie à d’autres groupes de réfugiés en démontrant aux autorités qu’ils pouvaient reétablir avec succès dans leur pays d’accueil. Les deuxièmes et troisièmes générations de la communauté aident aujourd’hui à soutener et promouvoir l’identité ethnoculturelle tibétaine au Canada par le biais de diverses organisations dans tout le pays.

Lisez l’article de Jan Raska (en anglais seulement), Geste humanitaire : Canada et le programme de réinstallation tibétain 1971-5, publié dans le Canadian Historical Review

D'autres liens pertinents :


  1. « Déclaration officielle », Citoyenneté et Immigration Canada, consultée le 4 avril 2013, http://www.cic.gc.ca/francais/multiculturalisme/asiatique/declaration.asp
  2. « Carson, Susanna », Dictionnaire biographique du Canada en ligne, consulté le 4 avril 2013, http://www.biographi.ca/fr/bio.php?BioId=40738; Wilbert R. Schenk, Missions étrangères nord-américaines, 1810-1914 : Théologie, théorie et politiques (North American Foreign Missions, 1810-1914 : Theology, Theory and Policy) (Grand Rapids : Eerdmans, 2004), 305; Rijnhart, Susie Carson, Avec les Tibétains, sous la tente et dans des temples (With the Tibetans in Tent and Temple) (Edinburgh : Oliphant, Anderson & Ferrier, 1901), 191-397.
  3. Gerald Dirks, Les politiques canadiennes pour les réfugiés : indifférence ou opportunisme ? (Canada’s Refugee Policy: Indifference or Opportunism?) (Montréal : McGill-Queen’s University Press, 1977), 235-236; Valerie Knowles, Étrangers à nos portes : l’immigration au Canada et les politiques canadiennes d’immigration (Strangers at Our Gates: Canadian Immigration and Immigration Policy), 1540-2006 (Toronto : Dundurn Press, 2007), 212; Ninette Kelley et Michael Trebilcock, La construction de la mosaïque : une histoire des politiques canadiennes en matière d’immigration (The Making of the Mosaic: A History of Canadian Immigration Policy) (Toronto : University of Toronto Press, 2010), 366-367.
  4. Freda Hawkins, Le Canada et l’immigration : politiques publiques et préoccupations politiques (Canada and Immigration: Public Policy and Public Concern) [Deuxième édition] (Kingston : McGill-Queen’s University Press, 1988), 451. Voir note 9 en bas de page.
  5. Hawkins, Le Canada et l’immigration, 341.
  6. Sandro Contenta, « Pour les réfugiés tibétains, le Canada était littéralement le Nouveau Monde » (“For Tibetan Refugees, Canada was Literally the New World”) Toronto Star, 23 octobre 2010, consulté le 4 avril 2013, http://www.thestar.com/news/world/2010/10/23.
  7. Brian J. Given, « Tibétains » (“Tibetans”), dans l’Encyclopédie des peuples du Canada (Encyclopedia of Canada’s Peoples), ed. Paul Robert Magocsi (Toronto : University of Toronto Press, 1999), 1268-1269.
  8. Dirks, Les politiques canadiennes pour les réfugiés (Canada’s Refugee Policy), 236.
  9. Given, « Tibétains » (“Tibetans”), 1268.
  10. Kelley et Trebilcock, La construction de la mosaïque (Making of the Mosaic), 366-367.
  11. Kelley et Trebilcock, La construction de la mosaïque (Making of the Mosaic), 583. Voir note de bas de page 62.
  12. Knowles, Étrangers à nos portes (Strangers at Our Gates), 212.
  13. Tibetan Cultural Society of British Columbia, « Notre fondement » (“Our Background”), consulté le 17 avril 2013, https://tibetdirectory.com/listing/tibetan-cultural-society-of-british-columbia-vancouver/
  14. Comité Canada-Tibet, « À propos du CCT » (“About CTC”), consulté le 17 avril 2013, http://www.tibet.ca/fr/about_ctc/.
  15. Statistique Canada, « Profil - Origine ethnique et minorités visibles, pour le Canada, les provinces et territoires, divisions et subdivisions du recensement, Recensement de 2006 », consulté le 4 avril 2013, http://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2006/index-fra.cfm; Comité Canada-Tibet, « Tibet: la question, les enjeux » (“Tibet: The Issue, the Stakes”), consulté le 4 avril 2013, http://www.tibet.ca/_media/PDF/tibet_theissues_thestakes_200710.pdf. Voir page 6 « Principaux faits et données » (“Key Facts and Figures”). Soixante-dix Tibétains, soit 1,6 % de la communauté totale, réside à Montréal. Quarante d’entre eux (1 %) déclarent Ottawa comme lieu de résidence et quinze résident à Winnipeg.
  16. Voir section Programmes/Services du site Web du Centre culturel tibétain du Canada (Programs/Services section of the Tibetan Canadian Cultural Centre website) http://www.tcccgc.org.
  17. Citoyenneté et Immigration Canada, « Politique d’intérêt public temporaire concernant les tibétains qui vivent dans l’état indien d’Arunachal Pradesh en Inde » (“ Temporary Public Policy Concerning Tibetans Living in the State of Arunachal Pradesh in India”) consulté le 17 avril 2013, http://www.cic.gc.ca/francais/ministere/lois-politiques/tibet.asp.
  18. Colleen McKown, « Le Canada accueillera 1 000 réfugiés tibétains de l’Inde » (“Canada to Welcome 1000 Tibetan Refugees from India”), Tibet Post International, 20 juillet 2011, consulté le 4 avril 2013, http://www.thetibetpost.com/en/news/international/1887-canada-to-welcome-1000-tibetan-refugees-from-india
Author(s)

Jan Raska, PhD

Un homme se tient devant des étagères de livres allant du sol au plafond.

Dr. Jan Raska est un historien au Musée canadien de l’immigration du Quai 21. Il est titulaire d’un doctorat en histoire canadienne de l’Université de Waterloo. Il est le conservateur d’anciennes expositions temporaires du Musée, dont Safe Haven : Le Canada et les réfugiés hongrois de 1956 et 1968 : le Canada et les réfugiés du printemps de Prague. Il est l’auteur de Czech Refugees in Cold War Canada: 1945-1989 (Presses de l’Université du Manitoba, 2018) et co-auteur de Quai 21 : Une histoire (Presses de l’Université d’Ottawa, 2020).