Politique sur les minorités opprimées du Canada et relocalisation des Asiatiques de l'Ouganda, 1972-1973

par Jan Raska PhD, Historien
(Mise à jour le 16 octobre 2020)

Introduction

En janvier 1971, le gouvernement ougandais du président Milton Obote était renversé par un coup d'Etat de la part de l'armée ougandaise, sous la direction du général Idi Amin. La communauté asiatique ougandaise avait d'abord été épargnée par la prise du pouvoir d’Amin alors que le gouvernement socialiste de Obote avait prévu de prendre une participation de 60 pour cent dans les entreprises à capitaux asiatiques du pays.[1] Le 4 août 1972, le Président de l'Ouganda, Idi Amin, ordonnait l'expulsion de la population asiatique du pays. Affirmant qu'il avait reçu un ordre de Dieu, Amin donnait aux Asiatiques de l’Ouganda quatre-vingt-dix jours pour quitter le pays.

À l'époque, il y avait plus de 80 000 Asiatiques au pays, la plupart du temps indienne ou pakistanaise.[2] Craignant pour leur sécurité personnelle et celle de leurs parents, plus de 27 000 Asiatiques de l’Ouganda avaient fui vers la Grande-Bretagne et plus de 6 000 quittaient pour le Canada à la fin de 1972. Cette vague importante de réfugiés en provenance de l'Ouganda a été l'un des premiers programmes de relocalisation de non-Européens de l'après-guerre au Canada et ainsi, une étape importante dans l'histoire de la relocalisation de réfugiés au Canada.[3] Les premiers réfugiés non-européens sélectionnés à l'étranger et réinstallés au Canada avaient été 76 réfugiés palestiniens en 1956 et 100 familles chinoises de Hong Kong en 1962.[4] Sept ans après l'arrivée des réfugiés chinois, le Canada a finalement ratifié la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés en 1969. Un an plus tard, le cabinet fédéral ordonnait que la Convention sur les réfugiés soit utilisée pour sélectionner les réfugiés et simultanément adoptait une politique sur les « Minorités opprimées » qui avait permis la relocalisation d’individus opprimés qui ne correspondaient pas à la définition de la Convention des Nations Unies pour les réfugiés parce qu'ils n’avaient pas fui leur patrie. La politique s’était avérée utile dans la relocalisation de réfugiés au début des années 1970.[5] L’expulsion des Asiatiques de l'Ouganda en 1972, suivie un an plus tard par la crise chilienne de 1973, démontraient aux fonctionnaires canadiens combien les programmes de relocalisation de réfugiés demeuraient une nécessité au sein de la politique d'immigration canadienne. En conséquence, la sélection et la relocalisation de plus de 6 000 Asiatiques de l’Ouganda, au cours de 1972 et 1973, ouvraient la voie à des programmes de réfugiés à venir, y compris l'admission de plus de 77 000 « Boat People » Indochinois, entre 1975 et 1981.[6]

Les responsables canadiens réagissent à l’expulsion des Ougandais d’origine asiatique

La nouvelle de l'expulsion des Asiatiques de l'Ouganda a été accueillie avec beaucoup d'intérêt à travers le monde. Avec le Canada, la Grande-Bretagne, la Norvège, le Danemark, la Suède, l'Italie, l'Australie et les Etats-Unis étaient tous disposés à accorder l'asile aux Asiatiques de l’Ouganda.[7] Au Canada, le premier ministre Pierre Elliott Trudeau avait immédiatement établi un groupe de travail pour coordonner la réponse de son gouvernement à la crise. Bon nombre des Asiatiques de l'Ouganda portaient des passeports britanniques et cherchaient à commencer une nouvelle vie au Royaume-Uni. Alors que les fonctionnaires britanniques avaient travaillé rapidement pour traiter les demandes de relocalisation, des Asiatiques de l'Ouganda avaient été déçus par l'accueil qu'ils avaient reçu du personnel consulaire britannique. Par exemple, Jalal Jaffer, un réfugié Asiatique de l’Ouganda qui s’était réinstallé à Vancouver se rappelle que...

Vous pouviez attendre en ligne pendant cinq heures, alors que vous étiez tout près, ils vous disaient « Oh non, c’est fermé maintenant. Venez demain. » Alors, les gens avaient été vraiment, vraiment complètement crevés ... lorsque vous traitez les gens comme des animaux, ils commencent à se comporter comme des animaux.[8]

Le 18 août 1972, la Haute Commission britannique faisait appel aux pays occidentaux pour de l'aide afin de sortir la population asiatique de l’Ouganda hors du pays. Au cours des discussions, le gouvernement canadien s’attendait à ce que de nombreux Asiatiques de l’Ouganda répondent aux normes d'admission décret en conseil C.P. 1967-1616 (communément appelé le système de points de 1967), mais était conscient que ce ne serait pas suffisant, puisque le traitement des individus et des familles pourraient prendre une période de temps importante. En conséquence, le Canada annonçait qu'il allait envoyer une équipe d’immigration et une équipe médicale à Kampala pour traiter les demandeurs de relocalisation. À l'époque, Trudeau déclarait que « cette étape nous permettra de nous faire une impression plus claire des chiffres en cause et de l’ampleur des mesures exceptionnelles à prendre de toute urgence pour faire face à ceux qui ne seraient normalement pas admis. »[9]

Le Canada envoie une équipe d’immigration et une équipe médicale à Kampala afin de sélectionner de potentiels immigrants

Avec une élection fédérale imminente et l’inquiétude croissante du public face au chômage élevé, la ministre de la main-d’œuvre et de l'immigration, Bryce Mackasey, avait été limité quant au nombre de personnes que son ministère serait autorisé à relocaliser. Mackasey avait déjà plaidé pour une limite plus considérable que 8 000 Asiatiques de l’Ouganda. Un compromis de 6 000 personnes avait été finalement accepté par le cabinet fédéral. Le gouvernement canadien avait bougé lentement, sentant une « opposition publique marquée à l'exercice et craignant une réaction si les Asiatiques bénéficiaient de circonstances exceptionnelles. »[10] En l'absence d'installations en Ouganda, les agents d'immigration et les médecins du gouvernement étaient arrivés à sélectionner des immigrants éventuels. En six jours, le Canada avait établi un bureau rempli d'agents d'immigration, de spécialistes de visa et de médecins de Santé Canada pour examiner les candidats.[11] Le bureau canadien a ouvert ses portes le 6 septembre 1972 à une file de candidats qui s’étirait sur dix coins de rues. Jalal Jaffer se souvient que...

Le gouvernement canadien avait envoyé une petite équipe pour aider les Britanniques en prenant certains des réfugiés et l'expérience de ce bureau était nettement différente ... Ils fournissaient des chaises sur la rue, les gens qui faisaient la queue sous le soleil brûlant pouvaient s'asseoir et même, on leur servait de l’eau ...[12]

L’agent d'immigration, Mike Molloy notait qu’à la fin de septembre 1972 deux circonstances façonnaient le caractère du programme. Tout d'abord, les disciples du président déchu Milton Obote avaient organisé une invasion ratée qui a conduit à une effusion de sang et une détérioration générale de la discipline de l'armée. Deuxièmement, Amin avait ordonné aux Asiatiques avec une citoyenneté ougandaise de faire la démonstration de leur citoyenneté. Ce stratagème permettait à l'armée de saisir les documents de ceux qui avaient respecté les instructions.[13] En conséquence, des milliers d’Asiatiques de l’Ouganda s’étaient retrouvés apatrides. La communauté musulmane ismaélienne, qui représentait 30 pour cent de la communauté asiatique en Ouganda et qui avait opté pour la citoyenneté ougandaise, plutôt que de rester des citoyens britanniques après l'indépendance de l'Ouganda, étaie durement touchée par la perte de la citoyenneté.

On recommande aux fonctionnaires canadiens d’utiliser des « critères humanitaires » pour réinstaller les candidats désirables

Les fonctionnaires canadiens croyaient que les Asiatiques de l'Ouganda, bien instruits et multilingues, répondaient aux exigences du système de points, mais hésitaient à dépendre uniquement de ce projet de loi pour admettre les Asiatiques de l'Ouganda au Canada. En conséquence, les représentants canadiens à Kampala avaient été invités par Ottawa à utiliser des « considérations humanitaires » dans un effort pour relocaliser les candidats souhaitables qui ne pouvaient autrement être admis au Canada. Sept avions avaient été entièrement emplis de candidats sélectionnés et décollaient la semaine du 22 octobre. Dix autres avions nolisés quittaient Kampala pour le Canada, au cours de la semaine du 29 octobre. Comme le délai d'expulsion du 6 novembre approchait à grands pas, le Canada accordait 6 175 visas, à 2 116 familles. Au total, trente-et-un avions nolisés transportant 4 426 personnes quittaient l'Ouganda pour le Canada. Plus tard, 1 725 autres réfugiés asiatiques ougandais décidaient d’entrer au Canada par leur propre chemin sur des vols commerciaux venant du Royaume-Uni et d'autres pays dans lesquels ils avaient été bloqués après leur expulsion. Trois jours après la date limite d'expulsion ougandaise du 6 novembre 1972, les fonctionnaires canadiens vidaient leur bureau et retournaient à la maison.[14]

Réinstallation des réfugiés ougandais d’origine asiatique au Canada

Bon nombre des Asiatiques de l'Ouganda que le Canada avait choisis pour se relocaliser avaient des diplômes universitaires d'Angleterre. Ginette Leroux, une employée canadienne de visas, aidait à remettre plus de 2 600 demandes d'immigration au cours de ses quatre semaines à Kampala. Leroux se rappelle que « c’était des gens très agréables et bien instruits. Je pense que nous avons eu la chance de les avoir ... Je pense que en ce qui concerne les immigrants et l'immigration, nous avons eu la crème de la crème. »[15] La plupart des réfugiés Asiatiques de l’Ouganda étaient arrivés à Montréal et avaient été temporairement hébergés à la base des Forces canadiennes de Longue-Pointe où ils avaient été interviewés et nourris et où ils avaient reçu de l’information sur la relocalisation au Canada. D’autres Asiatiques de l'Ouganda avaient pris le vol vers Toronto où le lendemain matin, ils avaient été emmenés à la Maison de l'Ontario, un centre d'accueil où ils avaient reçu du café et des vêtements d'hiver.[16]

Les agents d'immigration envoyaient les réfugiés et les familles dans des villes à travers le pays. Dans de nombreux cas, les réfugiés étaient réinstallés dans des villes où ils avaient des amis, de la famille ou des contacts d'affaires. Onze comités, comprenant des représentants nationaux, provinciaux et municipaux avaient été créés pour aider les réfugiés pendant leur relocalisation initiale.[17] À la fin de 1973, plus de 7 000 réfugiés étaient relocalisés au Canada.[18] Les fonctionnaires à Ottawa avaient réagi promptement pour aider encore 2 000 Asiatiques de l’Ouganda qui étaient devenus apatrides durant la période d'éviction de 90 jours, dont beaucoup pensaient qu'ils avaient demandé avec succès la citoyenneté ougandaise, après l'indépendance de la Grande-Bretagne en 1962. En l'absence de passeports, le Haut-Commissariat aux Nations Unies pour les réfugiés avait abrité temporairement les réfugiés en Espagne et à Malte avant que les fonctionnaires canadiens les réinstallent de façon permanente.[19] Dans une entrevue de suivi une année après leur arrivée, 89 pour cent des répondants Asiatiques de l’Ouganda qui avaient souhaité un emploi avaient trouvé du travail et 90 pour cent des répondants avaient l'intention de rester en permanence au Canada.

Conclusion

En 1970, le cabinet fédéral ordonnait que la Convention des Nations Unies sur les réfugiés récemment signée soit utilisée pour sélectionner les réfugiés à être relocalisés au Canada. Le cabinet fédéral adoptait simultanément une politique sur les « Minorités opprimées » qui permettait la relocalisation des personnes qui ne répondaient pas à la définition d'un réfugié selon la convention de l'ONU parce qu'ils n’avaient pas fui leur patrie. La politique a été utilisée à l'automne 1972, lorsque plus de 80 000 Asiatiques de l’Ouganda avaient été expulsés par le président Idi Amin et s’étaient vus accorder 90 jours pour quitter le pays. En fin de compte, trente-et-un vols nolisés, transportant 4 426 personnes, avaient quitté l'Ouganda pour le Canada. Plus tard, une autre vague de 1 725 individus étaient montés à bord des vols commerciaux à destination du Canada. Le gouvernement fédéral relocalisait avec succès plus de 7 000 Asiatiques de l’Ouganda, en 1972-1973. L'expulsion de 1972 démontrait que les programmes de relocalisation des réfugiés restaient une nécessité dans la future politique d'immigration canadienne.

Une grande pièce bondée de gens et de valises. Un drapeau canadien et le mot Bienvenue, en anglais et en français, sont visibles sur le mur du fond.
Accueil de réfugiés asiatiques de l’Ouganda à la base des forces armées canadiennes de Longue-Pointe, octobre 1972.
Crédit : Bibliothèque et Archives Canada, accès no. NPC, référence d’archive R112-5134-4-E, élément no. IM72-162

  1. Tara Carman, “‘We did it the Canadian Way’: A dedicated team of Canadians brought to safety almost 6,000 Asians kicked out by Idi Amin,” Vancouver Sun, 29 septembre 2012, E2.
  2. Mike Molloy, “Molloy: Reflecting on the Ugandan refugee movement,” Western News, http://news.westernu.ca/2012/10/molloy-reflecting. La communauté asiatique était composée de gujarati hindous (50 pour cent), de musulmans ismaéliens (30 pour cent), avec 20 pour cent restants répartis entre sikhs et hindous, Punjabi, Ithna Ashariyya, Boras, et quelques Parsis.
  3. Laura Madokoro, et Mike Molloy, “Remembering Uganda,” Active History, http://activehistory.ca/2012/03/remembering-uganda/.
  4. David Scott Fitzgerald, et David Cook-Martín, Culling the Masses: The Democratic Origins of Racist Immigration Policy in the Americas (Cambridge: Harvard University Press, 2014), 181; Jan Raska, “Forgotten Experiment: Canada’s Resettlement of Palestinian Refugees, 1955-1956,” Histoire sociale / Social History 48.97 (novembre 2015): 445-473.
  5. Molloy, “Molloy: Reflecting on the Ugandan refugee movement.”
  6. Madokoro et Molloy, “Remembering Uganda.”
  7. Mobina Jaffer, “Expression of Thanks,” http://mobinajaffer.ca/senate-chamber/senate-chamber-statements.
  8. Tara Carman, “Shamshad and Jalal Jaffer: Vancouver was third-time lucky for young couple,” Vancouver Sun, 29 septembre 2012, E6.
  9. Madokoro et Molloy, “Remembering Uganda.”
  10. Valerie Knowles, Forging Our Legacy: Canadian Citizenship and Immigration (Ottawa: Travaux publics et services gouvernementaux, 2000), 90; Valerie Knowles, Strangers At Our Gates: Canadian Immigration and Immigration Policy, 1540-2006 (Toronto: Dundurn Press, 2007), 213.
  11. Madokoro et Molloy, “Remembering Uganda.”
  12. Carman, “Shamshad and Jalal Jaffer.”
  13. Madokoro et Molloy, “Remembering Uganda.”
  14. Madokoro et Molloy, “Remembering Uganda;” Canada, Service du Secrétariat d’État, direction du multiculturalisme, The Canadian Family Tree: Canada’s Peoples (Don Mills: Corpus, 1979), 222; Ninette Kelley, et Michael Trebilcock, The Making of the Mosaic (Toronto: Presses de l’université de Toronto, 2010), 367.
  15. Marcus Guido, “Historic documents of 1972 immigration of Ugandans to Canada given to Carleton,” Carleton Now (août 2012), http://carletonnow.carleton.ca/august-2012/historic-documents.
  16. Carman, “Shamshad and Jalal Jaffer.”
  17. Canada, Service du Secrétariat d’État, direction du multiculturalisme, Canadian Family Tree, 222. Plus de 1 200 personnes avaient été envoyées en Colombie-Britannique, principalement à Vancouver. L'Ontario recevait 1 847 personnes dont plus de quarante pour cent relocalisées à Toronto. D’autres relocalisations comprenaient le Québec (625), l’Alberta (211), le Manitoba (200), la Nouvelle-Écosse (139), la Saskatchewan (73), le Nouveau-Brunswick (67), l’Île-du-Prince-Édouard (15), Terre-Neuve-et-Labrador (10).
  18. Natasha Fatah, “Escaping a dictator’s whim,” CBC News, 27 mai 2010, http://www.cbc.ca/news/canada/escaping-a-dictator.
  19. Gerald E. Dirks, Canada’s Refugee Policy: Indifference or Opportunism? (Montréal : Presse des universités McGill-Queen’s, 1977), 243.
Author(s)

Jan Raska, PhD

Un homme se tient devant des étagères de livres allant du sol au plafond.

Dr. Jan Raska est un historien au Musée canadien de l’immigration du Quai 21. Il est titulaire d’un doctorat en histoire canadienne de l’Université de Waterloo. Il est le conservateur d’anciennes expositions temporaires du Musée, dont Safe Haven : Le Canada et les réfugiés hongrois de 1956 et 1968 : le Canada et les réfugiés du printemps de Prague. Il est l’auteur de Czech Refugees in Cold War Canada: 1945-1989 (Presses de l’Université du Manitoba, 2018) et co-auteur de Quai 21 : Une histoire (Presses de l’Université d’Ottawa, 2020).