La Réinstallation des enfants réfugiés : Le Canada et les orphelins arméniens, de 1923 à 1927

par Jan Raska PhD, Historien
(Mise à jour le 20 octobre 2020)

Introduction

Pendant des siècles, les enfants orphelins ont cherché à s'installer de façon permanente au Canada. Les orphelins réfugiés qui souhaitent entrer au Canada aujourd'hui doivent avoir de la documentation juridique et attester à un agent d'immigration qu'ils sont mineurs. Sinon, en vertu de la politique d'immigration canadienne, ils sont traités comme des réfugiés adultes. Avec l'assistance d'un avocat, d'un travailleur social ou d'un membre de confiance de la communauté, un fonctionnaire de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié doit interroger les orphelins réfugiés.[1]

Les Canadiens connaissent mal les réfugiés et orphelins arrivés par le passé au Canada. De nombreux Canadiens ont entendu parler des « petits immigrés », ces 100 000 migrants adolescents venus d'orphelinats et de milieux ouvriers en Grande-Bretagne pour s'installer au Canada entre 1869 et 1932. Mais peu a été dit au sujet d'une autre expérience, beaucoup plus petite, il y a près d'un siècle, qui a fait venir des orphelins arméniens de la Turquie ottomane au Canada. Une sensibilisation publique accrue du génocide arménien entre 1915 et 1923, combinée à du lobbying de la part de Canadiens connus, a poussé les agents d'immigration fédéraux à accueillir 109 garçons orphelins, à « titre expérimental ».[2]

Les Arméniens comme « Asiatiques » et la politique d'immigration canadienne

Avant la décision du gouvernement canadien d'accueillir un petit groupe d'enfants arméniens orphelins en 1923, la politique d'immigration fédérale empêchait les immigrants du Moyen-Orient ou du Caucase d'entrer au pays. La Loi sur l'immigration de 1910 a accordé au Cabinet fédéral des pouvoirs discrétionnaires pour contrôler encore davantage l'arrivée des immigrants au Canada. L'article 38 de la Loi interdisait l'entrée des personnes « ... appartenant à toute race considérée inapte au climat ou aux exigences du Canada. »[3] En plus de l'« inaptitude climatique », un Décret en conseil a passé en mars 1910, imposant une taxe de 200 $ par tête pour les immigrants d'origine « asiatique ». À l'époque, le gouvernement fédéral considérait les Arméniens comme des Asiatiques.[4] Par conséquent, les portes du Canada étaient essentiellement fermées à l'immigration arménienne.

En 1922, la Société des Nations, prédécesseur des Nations Unies, a établi le Passeport Nansen, qui fournissait aux réfugiés apatrides un document de voyage reconnu internationalement. Nommé d'après Fridtjof Nansen, le premier Haut Commissaire pour les réfugiés de la Société, le passeport servait de certificat de voyage qui établissait l'identité d'un réfugié. Il devait servir à plus de 1,5 million de personnes déplacées par la Première Guerre mondiale et la révolution russe. Bien que le certificat ait alors été reconnu par plus de 50 pays, Ottawa a d'abord hésité à le légitimer de peur qu'il s'agisse d'un document « aller seulement ».[5] Le gouvernement canadien s'est accroché à son droit souverain de déporter des personnes qu'il considérait comme inadmissibles et/ou « indésirables ». Bien que bon nombre d'orphelins arméniens étaient apatrides, donc admissibles à un Passeport Nansen, leur entrée au Canada restait interdite en vertu des lois d'immigration existantes.[6] En 1923, des fonctionnaires fédéraux ont voté l'Ordre en conseil 182, empêchant davantage l'entrée au pays de tout immigrant d'origine « asiatique ».[7]

En raison de l'existence d'une politique d'immigration aussi stricte, la presse canadienne, les organisations d'aide bénévole et les groupes d'immigrants ont continué à mettre de la pression sur le gouvernement fédéral pour aider à réinstaller les survivants du génocide arménien. Deux protecteurs du Armenian Relief Fund au Canada, Sir Henry Pellatt, un financier et soldat canadien, ainsi que le Gouverneur Général, Son Excellence Lord Julian Byng, étaient des personnes importantes qui ont fait du lobbying au nom de l'organisation.[8]

Avec la presse canadienne continuait à publier des articles sur la détresse des Arméniens, la pression publique a rapidement forcé le gouvernement canadien à agir. En créant une exception à l'Ordre en conseil, les agents d'immigration fédéraux ont mis en œuvre un plan spécial qu'on appellera plus tard la « Noble expérience du Canada », dans laquelle 109 garçons et 39 filles ont été invités au pays entre 1923 et 1927.[9]

L'Armenian Relief Association of Canada (ARAC)

Le 4 avril 1923, le ministère de l'Immigration et de la Colonisation a avisé le Dr A.J. Vining, secrétaire général de l'Armenian Relief Association of Canada (ARAC), que l'organisation aurait la permission de faire venir des orphelins arméniens au Canada, à sept conditions :

  • l'ARAC serait responsable des enfants jusqu'à leur majorité de dix-huit ans;
  • les enfants sélectionnés devraient être « sensés et en santé, sans prédisposition tangible à la maladie. Sans handicap physique ou défectuosité mentale »;
  • l'ARAC devrait organiser une maison de distribution appropriée pour les enfants avant leur départ vers des foyers d'accueil;
  • une supervision régulière de chaque enfant devrait être effectuée par l'ARAC, avec une documentation appropriée de chaque visite;
  • l'éducation des enfants devrait être conforme à toutes les lois provinciales;
  • chaque enfant devrait être placé dans un foyer d'accueil avec un parent qui serait légalement responsable de leur garde;
  • les enfants relèveraient de la responsabilité du bureau du Superviseur d'immigration juvénile. Des fonctionnaires du ministère de l'Immigration et de la Colonisation les visiteraient.[10]

L'ARAC était une organisation publique interethnique et interconfessionnelle établie un an plus tôt, avec une affiliation principalement protestante. L'organisation a été responsable de l'éducation des réfugiés adolescents, leur enseignant des techniques agricoles et leur fournissant de l'aide pour s'ajuster à la société canadienne. L'organisation a plus tard uni ses forces avec l'Église Unie du Canada pour commanditer des femmes adolescentes arméniennes qui travailleraient éventuellement comme domestiques dans le sud de l'Ontario.[11]/p>

Les garçons et filles de Georgetown

Dès le mois de mai 1923, le gouvernement canadien a avisé son Haut Commissaire au Royaume-Uni, l'Honorable Peter Charles Larkin, que le ministère de l'Immigration et de la Colonisation accueillerait des enfants arméniens réfugiés à condition qu'ils aient un bilan de santé positif. Les diplomates canadiens à Londres devaient aviser le Armenian Refugees Fund du Lord Mayor, un organisme cadre de soutien, du plan de réinstallation. Bien qu'il ait d'abord hésité à réinstaller les réfugiés arméniens au Canada, le gouvernement fédéral a par la suite accordé 25 000 $ au plan de réinstallation.[12]

Un groupe initial de 50 garçons a quitté un orphelinat de Corfou en Grèce et a navigué jusqu'à Marseille, en France, avant d'embarquer dans le SS Minnedosa pour un voyage transatlantique entre Cherbourg et Québec. Le premier groupe de garçons orphelins est arrivé le 29 juin 1923. Âgés d'entre huit et quatorze ans, les garçons ont ensuite été installés à la ferme Cedarvale à Georgetown, en Ontario, qui est devenue le foyer de l'Armenian Boys' Farm. La demeure était sous le contrôle du comité des fermes et foyers de l'ARAC. Une fois arrivés, les enfants arméniens ont appris les pratiques agricoles canadiennes. Un deuxième groupe d'orphelins de Corfou a navigué à bord du SS Brage, arrivant au Quai 2 à Halifax le 30 septembre 1924. Ces deux vagues ont fait venir 90 garçons arméniens, suivis éventuellement d'un troisième groupe de 29 garçons. En 1927, un groupe de 39 filles orphelines sont arrivées au Canada, amenées à la ferme de Georgetown.[13]

La canadianisation des orphelins arméniens

Un aspect intéressant de la réinstallation des enfants arméniens orphelins au Canada est la tentative du personnel de l'ARAC d'intégrer rapidement les jeunes dès leur arrivée. À l'insu des enfants, le Dr A.J. Vining, qui était responsable de la réinstallation des orphelins arméniens au Canada, avait communiqué avec des agents d'immigration fédéraux environ six mois avant leur arrivée afin de suggérer, dans l'esprit de l'idéalisme chrétien, « nous proposons de laisser tomber les noms arméniens de ces enfants à leur arrivée, pour leur donner des noms canadiens ». Afin d'accélérer l'intégration et la « canadianisation instantanée » des jeunes, Vining a créé une liste de noms canadianisés pour les aider à éviter « ... toute difficulté ils pourraient avoir en ce qui concerne la possession de propriété au moment où ils arrivent à majorité » en raison de leurs noms à sonorité étrangère.[14]

À leur arrivée au foyer, les garçons détestaient leurs nouveaux noms canadiens. Avec la perte de leurs parents, leurs frères et sœurs et leur patrie, ils étaient nombreux à chercher à conserver leur nom arménien, une partie importante de leur patrimoine ethnoculturel. Au début de 1925, le rév. I.W. Pierce, qui a remplacé Vining comme secrétaire général de l'ARAC, a visité Georgetown une fois qu'il a entendu parler de l'opposition insistante des garçons face à leurs nouveaux noms. Pierce écrira plus tard au ministre adjoint par intérim F.C. Blair du ministère de l'Immigration et de la Colonisation, indiquant que le Comité de ferme et foyer n'approuvait pas de l'initiative de Vining, affirmant que, pendant sa visite à la ferme, les orphelins s'indignaient de leurs nouveaux noms. Par conséquent, les garçons ont fini par ne plus utiliser leurs noms canadianisés.[15]

Un exemple visuel marquant de la canadianisation des noms des garçons arméniens se trouve dans un document de l'ARAC qui énumère le contingent de 50 garçons. Sarkiss Tapandjian, âgé de 12 ans, est devenu Peter Tapandjian Robinson, alors que Hagop Abrahamian, âgé de 9 ans, est devenu James Abrahamian Gourlay. Dans la majorité des cas, les prénoms des garçons étaient phonétiquement semblables à leurs nouveaux noms canadiens. Par exemple, Tavit est devenu David. Tous les noms de famille des garçons ont été utilisés comme deuxièmes noms.[16] En 1928, les orphelins avaient acquis les compétences agricoles nécessaires. Ils ont été placés dans des familles de fermiers dans le sud de l'Ontario.[17] La majorité des garçons de Georgetown ont activement conservé leurs noms et leur patrimoine arméniens pendant leurs vies au Canada.

Conclusion

Au début des années 1920, l'ARAC a fait du lobbying auprès du gouvernement canadien pour réinstaller plus de 2 000 enfants réfugiés. Avec l'interdiction de l'immigration arménienne en vertu des politiques existantes d'immigration canadienne, les fonctionnaires fédéraux refusaient d'autoriser leur entrée au pays. La pression publique de la part des médias canadiens, des organismes d'aide bénévole, de groupes d'immigrants et de Canadiens d'importance, y compris le Gouverneur Général, a poussé les agents d'immigration fédéraux à autoriser une petite vague d'orphelins arméniens à entrer au Canada. La réinstallation des enfants arméniens réfugiés est importante à l'histoire de l'immigration canadienne. Le plan représente la première participation du gouvernement du Canada à de l'aide humanitaire internationale en offrant de l'aide à des réfugiés non-Britanniques et non-Commonwealth.[18]

Les 148 enfants orphelins arméniens qui se sont réinstallés au Canada dans le cadre de la « Noble expérience du Canada » ont survécu au génocide de leur communauté ethnoculturelle. Dans de nombreux cas, les enfants emmenés au Canada dans le cadre d'un effort public-privé concerté pour aider les survivants arméniens à commencer de nouvelles vies ailleurs se souvenaient de très peu concernant la Première Guerre mondiale et ses répercussions. L'historienne Isabel Kaprielian-Churchill, née de survivants du génocide arménien, remarque que les enfants arméniens n'ont conservé que « de minuscules bribes » de souvenirs, comme l'étreinte d'un proche, le goût de la cuisine de leur mère, le son constant des bombardements ou le stress de la disparition d'un proche.[19] Avec peu ou pas de souvenirs de leur histoire de famille, il n'est pas surprenant que de nombreux orphelins du foyer de la ferme de Georgetown souhaitaient conserver tout lien ou rapport avec un passé familial et un patrimoine ethnoculturel arménien partagé.

En tout, les enfants arméniens venus au Canada ont reçu une éducation en agriculture et ont appris à connaître les coutumes et traditions canadiennes. En quittant l'école agricole de Georgetown, de nombreux garçons et filles se sont mêlés à des communautés arméniennes existantes partout au pays et ont continué à façonner leurs vies au Canada.

Une affiche sur laquelle se trouve un dessin de deux femmes tristes indique la date et l'heure prévues pour la célébration de la journée des Arméniens.
Affiche créée par Louis Raemaekers pour la Journée de l'Arménie, à l'appui du Armenian Refugees Fund de Lord Mayor, 13 juin 1917.
Crédit : Bibliothèque et Archives Canada, no de compte 1983-28-291.
Sept jeunes garçons en salopettes. Ils sont dans un champ et des arbres se trouvent derrière eux.
Ferme des garçons arméniens à Georgetown, en Ontario : groupe de sept jeunes garçons, 1925
Crédit : Canada. Branche de l'immigration / Bibliothèque et Archives Canada/PA-147570

  1. Fram Dinshaw, « Immigration Minister Explains Why Canada Can’t Accept Syrian Orphans », National Observer, 24 décembre 2015, http://www.nationalobserver.com/2015/12/24/immigration-minister-explains-why-canada-cant-accept-syrian-orphans.
  2. Jack Apramian, The Georgetown Boys (Zoryan Institute of Canada, 2009), 73-77; Armenian Genocide Centennial Committee of Canada (ci-après AGCCC), “Georgetown Boys,” https://www.cbc.ca/news/canada/canadian-parliament-recognizes-armenian-genocide-1.509866. La monographie d'Apramian a été modifiée et révisée de façon posthume par Lorne Shirinian, qui a également écrit une introduction. En avril 2004, la Chambre des communes a adopté une résolution (motion 380) reconnaissant le génocide arménien de 1915 et condamnant cet acte en tant que crime contre l’humanité.
  3. Bibliothèque et Archives Canada, Statuts du Canada. Loi concernant l'immigration au Canada, 1910 (Ottawa : SC 9-10 Edward VII, chapitre 27). Voir la page 14.
  4. Apramian, xvii.
  5. Apramian, xxxv.
  6. Apramian, xxxv-xxxvi.
  7. Bibliothèque et Archives Canada, dossier du Conseil privés, RG 2, vol. 1322, numéro d'article 400139. Ce règlement excluait les agriculteurs, les ouvriers agricoles, les femmes domestiques et « l’épouse et l’enfant de moins de 18 ans de toute personne légalement admise et résidant au Canada, en mesure d’accueillir et de prendre soin de ses personnes à charge ».
  8. Apramian, xxxv-xxxvi.
  9. Apramian, xvii; Isabel Kaprielian-Churchill, Like Our Mountains: A History of Armenians in Canada (Montréal: McGill-Queen’s University Press, 2005), 161-163.
  10. Apramian, 73-77; AGCCC, “Georgetown Boys”.
  11. Isabel Kaprielian-Churchill, “Armenians,” dans Encyclopedia of Canada’s Peoples, éd. Paul Robert Magocsi, 215-231 (Toronto: University of Toronto Press, 1999), 218.
  12. Apramian, 25-26.
  13. Apramian, xxxvi, 73-77; AGCCC, “Georgetown Boys”.
  14. Apramian, 73-77; AGCCC, “Canada and the Armenian Genocide,” http://genocidecentennial.ca/canada-and-the-armenian-genocide/.
  15. Apramian, 73-77; AGCCC, "Georgetown Boys."
  16. Apramian, 73-77.
  17. AGCCC, "Georgetown Boys."
  18. Ontario Heritage Trust, “Armenian Boys’ Farm Home, Georgetown,” 5. See https://www.heritagetrust.on.ca/fr/plaques/the-armenian-boys-farm-home-georgetown.
  19. Kaprielian-Churchill, Like Our Mountains, 200-204.
Author(s)

Jan Raska, PhD

Un homme se tient devant des étagères de livres allant du sol au plafond.

Dr. Jan Raska est un historien au Musée canadien de l’immigration du Quai 21. Il est titulaire d’un doctorat en histoire canadienne de l’Université de Waterloo. Il est le conservateur d’anciennes expositions temporaires du Musée, dont Safe Haven : Le Canada et les réfugiés hongrois de 1956 et 1968 : le Canada et les réfugiés du printemps de Prague. Il est l’auteur de Czech Refugees in Cold War Canada: 1945-1989 (Presses de l’Université du Manitoba, 2018) et co-auteur de Quai 21 : Une histoire (Presses de l’Université d’Ottawa, 2020).