La déportation du Canada au cours de la Grande Dépression

Résumé

Les immigrants ont été particulièrement exposés au chômage pendant la Grande Dépression des années 1930, une période marquée par une montée du nativisme canadien. Le gouvernement canadien a mis en œuvre des politiques d’immigration visant à exclure, appliquant des restrictions sévères à l’entrée sur le territoire et augmentant considérablement les déportations. Les immigrants « inadaptés », tels que ceux qui se trouvaient en prison ou à l’hôpital, ou qui vivaient aux frais de l’État, sont devenus des cibles privilégiées pour l’exclusion et la déportation. Le taux de déportation annuel moyen a augmenté, atteignant six fois la normale, et les centres d’immigration étaient souvent débordés.

par Steve Schwinghamer, Historien
(Mise à jour le 20 juillet 2021)

« Il n’y a pas de loi d’exclusion dans la Confédération du Canada »

« Les portes qui étaient autrefois grandes ouvertes ne sont maintenant que légèrement entrouvertes. Les pays qui autrefois se vantaient de leur attitude libérale envers les nouveaux arrivants – et plus particulièrement les pays de l’hémisphère ouest – sont désormais beaucoup plus stricts relativement à leurs exigences lorsqu’un étranger souhaite traverser leurs frontières afin de venir s’établir de façon permanente. »
– Harold Fields, The American Journal of International Law, 1932.[1]

Introduction : La Grande Dépression et le nativisme canadien

Au cours des années 1930, les Canadiens ont connu une importante récession qui a été compliquée par une déflation et un effondrement économique : il s’agit de l’époque de la Grande Dépression. Puisque plusieurs immigrants étaient venus au Canada pour travailler comme fermiers ou ouvriers, ils se sont retrouvés dans une position particulièrement vulnérable lors de la crise économique. Par ailleurs, le débat public canadien qui se tenait à l’époque était bien souvent teinté d’un fort sentiment de nativisme, tel qu’exprimé par le révérend W.B. Williston de Cochrane, en Ontario :

« Le public a tout à fait le droit de demander que vous quittiez l’endroit, vous les Russes et autres personnes provenant de l’Europe qui ne sont au pays que depuis une courte période, et plus particulièrement les hommes de cette catégorie qui envoient tous leurs gains en Europe, ne devraient pas être autorisés à travailler pour la construction d’installations électriques et du chemin de fer, alors que des centaines de Canadiens font la file pour avoir du pain. »[2]

Des sentiments tels que ceux du révérend Williston ont été répandus à la grandeur du Canada au début des années 1930, alors que près d’un quart de la main-d’œuvre canadienne était sans emploi.[3] Cela a alors créé une pression énorme sur les gouvernements, qui ont dû trouver une solution pour remédier aux conditions de travail désastreuses en instaurant des politiques d’exclusion d’immigration.

Politiques d’immigration sévères

Au cours des années 1930-31, le gouvernement canadien a réagi à la Grande Dépression en instaurant une politique d’immigration très stricte. Les nouvelles règles limitaient l’accès aux sujets britanniques ou américains, ou encore aux riches agronomes, à certaines catégories d’ouvriers et à la famille immédiate de résidents canadiens. Le résultat s’est avéré dramatique. Dans les années 1930, le Canada accueillait en moyenne 16 000 immigrants par année, soit une énorme différence comparativement aux quelque 126 000 immigrants qui entraient au pays au cours des années 1920.[4] Clifford Sifton, un des précurseurs du boum de l’immigration survenu au tournant du siècle, au Canada, a déclaré en 1899 qu’ » il n’y a pas de loi d’exclusion dans la Confédération du Canada » et « que le gouvernement n’a pas comme tâche… de nommer des agents dans le simple but d’empêcher des gens de venir s’établir au Canada. »[5] Trente ans plus tard, les politiques relativement à l’immigration canadienne ont été modifiées avec ce seul et unique objectif en tête.

Avec le filtrage à l’étranger et le resserrement à la frontière, les agents de l’immigration ont intensifié leur travail dans une autre sphère de l’immigration exclusive : la déportation. Cette idée avait commencé à germer depuis un certain temps déjà. Après les amendements restrictifs apportés à la loi d’immigration passée en 1919, le secrétaire de l’immigration, F.C. Blair, a demandé au ministre de l’Immigration et de la colonisation de signer des ordonnances d’expulsion vierges en grand nombre. Afin de se faire rassurant, Blair a déclaré qu’il était « convaincu que cela empêcherait d’ouvrir la porte aux abus. »[6] En se pliant aux changements relatifs aux politiques et aux pratiques, le taux de déportation, au cours de la période de la Grande Dépression, a atteint un sommet six fois plus élevé que les taux précédents. Ce sont d’ailleurs près de 25 000 immigrants qui ont été déportés du Canada. Bien que les ouvriers sans emploi fussent dans la mire du gouvernement, la maladie, l’idéologie ou l’immoralité étaient également des raisons de déportation.

Pauvreté et exclusion

La pauvreté était l’une des raisons principales pour lesquelles une personne pouvait être exclue par les autorités de l’immigration canadienne. Il en a été question dans toutes les lois d’immigration de l’Histoire et elle a joué un rôle d’importance, particulièrement lors des périodes difficiles de la Grande Dépression. La loi d’immigration en 1869, a permis de distinguer les immigrants indigents, rendant alors les capitaines de navires responsables de leur entretien et de leur transport jusqu’à leur destination au Canada. La loi de 1906 a poussé cela encore plus loin, en refusant le droit d’asile à tout immigrant « indigent, destitué, mendiant professionnel, vagabond ou à risque de devenir un poids pour la société », ainsi qu’à tous ceux vivant « aux crochets de la société… ou tous les détenus ou toutes les personnes prises en charge par une œuvre caritative » après leur arrivée au pays.[7] En dépit de ces règlements, le commissaire de l’immigration a écrit, en 1930, que « … toute plainte relativement à un homme, sans mention d’une incapacité physique ou autre, et dans la mesure où celle-ci est négligeable, ne constitue pas un motif nécessaire pour que le ministère émette une ordonnance du ministre, à moins qu’il n’y ait de la documentation supplémentaire soumise pour venir appuyer cette plainte. »[8]

Trois jeunes hommes scient du bois. Il y a beaucoup de piles de buches en avant-plan.

« Des hommes sciant et cordant le bois pour la cantine. »
Crédit : Travail humanitaire, Whitemouth, Manitoba, août 1934. Bibliothèque et Archives Canada, PA-034947

Cette approche tolérante s’est affaiblie alors que le fardeau relatif aux charges sociales, en raison du taux de chômage, montait en flèche. Dans son étude portant sur la déportation, l’historienne Barbara Roberts présente l’exemple de la ville de Winnipeg, où les coûts relatifs à l’assistance publique avoisinaient les 31 000 $ en 1927-28. En 1930-31, les coûts relatifs à l’assistance publique étaient cinquante fois plus élevés, dépassant 1,6 million de dollars.[9] Cela a engendré plusieurs pétitions de la part des villes et des organismes de charité, demandant à ce que le ministère fédéral de l’immigration prenne la responsabilité – et déporte – des immigrants se retrouvant dans diverses situations. Une des pétitions portait sur la déportation d’une femme ayant des troubles mentaux, en dépit du fait que ses deux parents étaient résidents permanents du Canada. Une autre demandait le retour de jeunes garçons qui avaient immigré au Canada pour travailler sur des fermes.[10] Un agent de l’assistance publique municipale de Toronto s’est rendu à la presse et a déposé sa plainte, disant que « près de 50 pour cent des gens que je rapporte aux autorités de l’immigration n’auraient jamais dû avoir le droit d’entrer au pays », parue sous le titre « Plusieurs indésirables ont été admis au Canada. »[11] Le ministère de l’immigration a expliqué sa position au public en arguant qu’il a agi « à la demande des autorités provinciales » et a stipulé que « le Canada ne déporte pas les immigrants parce qu’ils sont sans emploi, mais plutôt parce qu’ils sont inaptes à l’emploi. »[12]

Déportation et inaptitude

Les avis de l’opinion publique au sujet de la déportation sont divisés, et bien évidents dans une lettre que le révérend Canon C.W. Vernon, un ministre anglican actif au sein de services sociaux, a écrit à W.J. Egan, le sous-ministre de l’immigration, en 1930 :

« J’ai vu, dans les journaux, les rapports émis par plusieurs villes de l’ouest relativement au mouvement voulant la déportation de tous ceux vivant au Canada depuis moins de cinq ans, et qui présentent maintenant une demande d’assistance. J’ai également remarqué avec plaisir que le ministre et le ministère réalisent pleinement l’aspect indésirable, c’est le moins qu’on puisse dire, de telles déportations de masse.

Je crois que la détresse économique actuelle, ainsi que le ralentissement du travail de migration, doivent être utilisés pour donner l’occasion, au ministère, d’orchestrer de façon graduelle et silencieuse la déportation de tous les nouveaux arrivants, qui ont déjà démontré qu’ils étaient physiquement, mentalement ou moralement inaptes pour s’établir au Canada. »[13]

Cette inadéquation a pris plusieurs formes. Les immigrants détenus avaient la conviction que cette raison pourrait être utilisée pour soutenir leur déportation, en plus des coûts qu’ils imposaient aux fonds publics. Le ministère de l’immigration a également poursuivi les immigrants qui se trouvaient dans les hôpitaux aux frais du public. Des directives répétées auprès des agents de l’immigration et de la déportation, ainsi qu’auprès des autorités des hôpitaux et autres institutions, ont semé un état de confusion qui a entouré la déportation des malheureux.[14] Une lettre d’avertissement rédigée en 1931 mentionnant « que la mauvaise personne avait été livrée à un agent de la déportation par le personnel de l’hôpital » reflète bien les difficultés afférentes au transfert des soins d’un immigrant entre les autorités.[15] Les rapports ministériels indiquent que le personnel médical jouait un rôle dans environ dix pour cent des déportations, mais cela est probablement une faible estimation. Les immigrants ayant engendré des dépenses publiques en raison de séjours à l’hôpital ont bien souvent été inscrits pour la déportation, car ils étaient perçus comme un fardeau, plutôt que considérés comme des patients traités pour des raisons médicales.[16] Peu importe s’ils étaient considérés comme indésirables en raison de crimes, de mauvais état de santé ou de pauvreté, le processus et le résultat étaient les mêmes.

Document d’archives avec texte dactylographié, texte manuscrit et une étampe au bas de la page.

« Le Canada semble en faire trop »
Crédit : éditorial, Toronto Star, 27 février 1931 (copié dans “Deportation of undesirables from Canada (lists)”, Bibliothèque et Archives Canada, RG 76 Volume 395 Dossier 563236 Section 14)

Conclusion : Déportation de masse

Tel qu’observé par le Toronto Star le 1er novembre 1930, la déportation a semblé « être une entreprise florissante pour les navires et les Chemins de fer canadiens, renvoyant des dizaines de milliers de personnes par année, pour les ramener par la suite. »[17] Il s’agit d’une exagération, mais le nombre total de déportations au cours de cette période est considérable : entre 1930 et 1937, 25 000 immigrants ont été déportés. Le taux annuel moyen de déportation était environ six fois plus élevé auparavant. Pour deux ou trois personnes admises au Canada, l’une d’elles était déportée. Le volume de déportations était tel qu’en 1931, les quartiers de l’immigration de Montréal débordaient de personnes devant retourner dans leur pays d’origine. À Halifax, les lieux de détention du Quai 21 étaient également surpeuplés à cette époque, et les locaux de la GRC ont également dû être utilisés. Les gouvernements étrangers ont pris note de ces sorties. Par exemple, le Consulat général des Pays-Bas a recueilli de l’information sur chaque déporté devant quitter le Canada pour retourner aux Pays-Bas, et ce, peu importe la nationalité. Même les sociétés maritimes ont commencé à se plaindre du fardeau administratif que cela représentait, demandant à ce que les agents de l’immigration fassent une copie supplémentaire de l’histoire de chaque personne afin de pouvoir effectuer les déportations rapidement plutôt que d’engendrer des retards causés par la copie des dossiers.[18]

Les autorités canadiennes ont réagi face à la Grande Dépression en instaurant des politiques d’immigration exclusive sévères. La baisse significative d’arrivée d’immigrants causée par la sélection effectuée à l’étranger et à la frontière est venue s’ajouter aux efforts importants de déportation des immigrants jugés indésirables. La pratique et la politique de l’immigration au Canada au cours des années 1930 ont permis de mettre en vigueur « la Loi d’exclusion » que Sifton avait préalablement écartée.


  1. Harold Fields, “Closing Immigration Throughout The World”, The American Journal of International Law, 26:4 (October 1932), 671.
  2. W.B. Williston to G. Robertson, Cochrane, 14 July 1931, in Department of Immigration, “Deportation of undesirables from Canada (lists)”, Library and Archives Canada RG 76 Volume 395 File 563236 (hereafter File 563234) Pt 14.
  3. Valerie Knowles, Strangers at Our Gates: Canadian Immigration and Immigration Policy, 1540-1997 (Toronto: Dundurn Press, 1997), 115.
  4. Lindsay Van Dyk, “Order-in-Council PC 1931-695”, web log entry, accessed at https://quai21.ca/recherche/histoire-d-immigration/decret-du-conseil-cp-1931-695-1931 on 16 December 2014; Dominion Bureau of Statistics, The Canada Year Book, 1945 (Ottawa: Edmond Cloutier, 1945), 168; Dominion Bureau of Statistics, The Canada Year Book, 1946 (Ottawa: Edmond Cloutier, 1946), 185.
  5. House of Commons Debates, 26 July 1899, 8567-88, quoted Ninette Kelley and Michael Trebilcock, The Making of the Mosaic: A History of Canadian Immigration Policy (Toronto: University of Toronto Press, 2000, 121.
  6. F.C. Blair to Calder, Ottawa, 6 December 1920, File 563236 Pt 8.
  7. Canada. Immigration Act, 1906, Section 28. Accessed at https://quai21.ca/recherche/histoire-d-immigration/acte-de-l-immigration-1906 on 16 December 2014.
  8. A.L. Jolliffe to T. Gelley, Ottawa, 27 May 1930, File 563236 Pt 14.
  9. Barbara Roberts, Whence They Came: Deportation from Canada, 1900-1935 (Ottawa: University of Ottawa Press, 1988), 162.
  10. Jolliffe to Fraser (on behalf of Brantford), Ottawa, 9 October 1930, 563236 Pt 14; G. Clare to W. Egan, Quebec City, 11 October 1930, File 563236 Pt 14.
  11. Unknown. “Many Undesirables Admitted to Canada: Relief Officer Would Like to Know How Some Got In”, Toronto Star, 4 November 1930.
  12. Unknown. “Protest Impends in British House Over Deportations”, Montreal Star, 29 October 1930, 1; unknown, “Deportations from Canada”, Manitoba Free Press (Winnipeg ), 12 February 1931.
  13. C.W. Vernon to W.J. Egan, Toronto, 3 December 1930, File 563236 Pt 14
  14. See, for instance, Jolliffe to Gelley, 1 May 1931, File 563236 Pt 14, for comments on both the prevalence of errors and attempts to address the problems through process.
  15. A.L. Jolliffe to A.E. Skinner, 26 August 1931, File 563236 Pt 14.
  16. Roberts, Whence They Came, 46; continuing correspondence in File 563236.
  17. Unknown. “Those Deportations”, Toronto Star, 1 November 1930
  18. Kelley and Trebilcock, Making the Mosaic, 217, 227; J.S. Fraser to J.M Langlais, Ottawa, 18 August 1931, File 563236 Pt 14; Roberts, Whence They Came, 129; J.A. Schuuman to O.D. Skelton, 8 January 1931, File 563236 Pt 14; A.R. Hughes to A.L. Jolliffe, 13 February 1931, File 563236 Pt 14.